16 août 2007

PUISQU'IL LE FAUT......JEAN MARIE LUSTIGER

PUISQU'IL LE FAUT....JEAN MARIE LUSTIGER

Puisqu’il le faut... Jean-Marie Lustiger -
Yediot Aharonot Janv 1982
Par webmaster, vendredi 10 août 2007 à 13:13

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Sur le Blog de :www.terredisrael.com

Le quotidien israélien Yediot Haharonot a publié une longue interview de Mgr J.-M. Lustiger, archevêque de Paris (ici désigné par les lettres M.L.), accordée à MM. Y. Ben Porat, journaliste (ici Q.), et D. Judkowski, rédacteur en chef du journal (ici Q.I.) Destinée à un public israélien, elle va au cœur d’un des problèmes les plus sensibles de l’histoire contemporaine, les rapports du judaïsme et du christianisme. Aucun lecteur ne pourra rester indifférent à la volonté d’aller au fond des choses, à l’autorité et la probité avec lesquelles cette question entre toutes difficile et douloureuse est ici traitée.

Q. - Je voudrais d’abord vous demander : Comment voyez-vous la différence actuelle entre le peuple juif et le peuple d’Israël ? Y a-t-il, à vos yeux, une différence entre les deux ?

M.L. - Il m’est difficile de répondre parce qu’il y a là des questions théoriques. Sur le rapport entre l’identité israélienne et l’identité du peuple juif, des réponses diverses sont données à l’intérieur même du peuple juif. Je ne peux donc pas prétendre avoir une opinion déterminante sur cette question-là. Mais je peux donner un sentiment personnel. Pour moi, l’un ne s’identifie pas à l’autre, mais l’un fait partie de l’autre. La notion de peuple juif est une notion qui a des aspects multiples, je veux dire qu’elle signifie ou bien une appartenance religieuse, ou bien une appartenance historique. Pour les juifs, le sentiment d’appartenance à un peuple est quelque chose d’à la fois très fort et très fluide, et il revêt des degrés divers. Historiquement, si l’on prend l’état actuel de la conscience juive, je ne vois pas comment on pourrait définir aujourd’hui l’appartenance au peuple juif (je ne dis pas au « judaïsme »), sans y inclure de quelque façon la référence à l’État d’Israël. Et je ne vois pas comment l’État d’Israël lui-même pourrait se définir sans inclure la notion plus vaste du peuple juif. Je sais qu’en disant cela je prends une distance par rapport à certaines opinions. Ainsi il a existé dans le passé, parmi les intellectuels israéliens, un courant « cananéen » (1), je ne sais pas s’il existe encore.

Q. - Oui, il existe toujours.

M.L. - À l’opposé, je sais qu’il y a des juifs en Israël, comme dans la Diaspora, qui ne s’estiment pas liés par Israël. La réponse ne peut donc être absolue. Mais pour moi ce lien existe.

Q. - Selon vous alors, Monseigneur, l’État d’Israël n’est pas un État comme les autres ?

M.L. - Je conçois très bien que les autres États, en présence de cet État particulier qui s’appelle l’État d’Israël, aient avec lui des relations identiques à celles qu’ils ont avec n’importe quel autre État. Je conçois fort bien que les hommes politiques de l’État d’Israël, ayant à gérer les problèmes politiques de leur État, en traitent logiquement comme les autres États, c’est-à-dire comme ceux-ci se comportent ou devraient se comporter s’ils étaient honnêtes et respectueux de leur propre finalité et de leurs propres idéaux. Mais cet État est quand même singulier. Sa naissance, son identité ne sont pas comparables à celles des autres États. Il porte en soi une extraordinaire utopie qui est devenue une réalité historique. Et cette utopie, mise au jour par les rêves du XIXe siècle européen, a été portée par une conscience collective pendant plusieurs millénaires. Je ne vois pas qu’il y ait dans toute l’Histoire un cas comparable.

Cependant, il est nécessaire et légitime de dire : « Israël est un État comme les autres », sinon on le met dans une singularité insupportable pour les nations. Sinon, l’on risque aussi de lui imposer une conscience faussement messianique, perverse moralement et pernicieuse politiquement. Des « États messianiques », il en a existé au cours de l’Histoire et cela a toujours très mal fini. Il faut qu’un État soit un État.

Mais cependant, qui, en Israël ou ailleurs, entendant cette phrase : « Nous voulons être un peuple comme les autres », n’en vient pas à se demander si cette volonté ne comporte pas aussi une tentation secrète, n’est pas aussi le moyen pour un juif d’échapper à sa vocation ? Donc il y a là une espèce de contradiction interne. Vous avez reconnu le texte du premier livre de Samuel (8, 20) où cette contradiction est déjà posée.

Q. - Je voudrais prendre cela sur un plan pratique, presque personnel. Vous avez en face de vous deux journalistes israéliens, qui sont en même temps des juifs. Est-ce que vous, Monseigneur, vous faites une différence ? Est-ce que vous considérez que vous avez devant vous deux juifs ou deux Israéliens, c’est-à-dire deux hommes qui ont des passeports d’un autre État, et qui ne sont pas français ?

M.L. - J’ai du mal à faire cette différence. Mais je peux dire ceci. J’ai eu l’occasion d’aller souvent au Proche-Orient et en Israël. Depuis 1950, presque chaque année, durant tout mon temps d’étudiant, puis d’aumônier d’étudiants. Et il me semble que les Israéliens ne sont pas des Juifs comme les autres.

Q. - C’est un bien, ou c’est un mal ?

M.L. - Je ne sais pas. Je peux seulement évoquer deux souvenirs. C’était entre 1950 et 1960, à peu près dans ces années-là. J’avais rencontré un juif belge, un médecin devenu instituteur dans un kibboutz, quelque part en Galilée. Il avait perdu toute sa famille pendant la guerre. Resté seul, il avait fait son alyah en Israël. Comme il y avait trop de médecins, il était devenu instituteur. Il me faisait l’éloge des sabras (2). Et soudain, il me dit : « Ils n’ont plus l’intelligence juive. Ils sont lents, calmes, gentils. » (Rires.) C’était absolument extraordinaire, cette description faite par un homme très cultivé. Je me souviens aussi d’avoir eu à la même époque une discussion passionnée qui a duré toute une nuit, avec le directeur de l’école d’agriculture, vous savez, en Galilée, cette école qui a une forme ronde. Je crois que Moshé Dayan en a été élève un certain temps.

Q. - Ygal Allon y a été.

M.L. - Ygal Allon aussi ? Le directeur dont je vous parle était un vieil homme extraordinaire, d’origine russe. Je lui avais fait part de mes interrogations : « Vous forgez ici une conscience nationale. Et c’est une bonne chose. Je vois bien le passif de la condition juive de l’Europe, par rapport à laquelle vous vous situez. Vous développez une utopie qui devient ici une réalité. Mais que va-t-il se passer dans une génération ? Vous, vous êtes enraciné dans une conscience historique précise. Mais, la génération d’après la vôtre, quelle sera sa ressource ? Le nationalisme apportera-t-il à lui seul une suffisante volonté de vivre ? Où sera, la cohérence interne du peuple ? Pourquoi voudra-t-on se sacrifier ? Est-ce que la force qui vous permet d’être "un peuple comme les autres" ne réside pas justement dans le fait que vous n’étiez pas un peuple comme les autres ? Le jour où vous ne serez plus qu’un peuple comme les autres, où vous ne serez plus que des Israéliens, comment maintiendrez-vous votre volonté de vivre autrement ? Et quel point commun aurez-vous encore avec les Juifs du monde entier ? »

Q. - C’est effectivement le problème que je vous pose. Mais comment voyez-vous les juifs ? Leur attribuez-vous un caractère spécial ?

M.L. - Que voulez-vous dire ?

Q.I. - Ont-ils la réputation d’être très intelligents ?

M.L - Il ne faut pas s’y fier puisque ce sont les autres qui le disent. (Rires.) J’aurais plutôt envie de donner une définition théologique, enfin, je veux dire, « religieuse ».

Q. - Donnez-la.

M.L. - C’est la Bible qui la donne : « Un ramassis de gens dont Dieu a fait un peuple. » Dieu en fait un peuple, en raison même du don qu’il lui fait, et pas pour ce peuple lui-même, mais pour le monde entier. Maintenant, quelle conséquence cette vocation a-t-elle eue sur la conscience historique du peuple juif ? De là est née aussi une culture, car la culture, pour la conscience juive, n’est pas accidentelle. Elle fait partie du commandement. Le commandement de transmettre les commandements à ses enfants et d’assurer l’avenir dans ses enfants fait partie à la fois de la promesse et des commandements. Donc, ce n’est pas par hasard que le judaïsme dure. C’est pourquoi, perdurant dans l’Histoire, il engendre une culture et façonne une attitude, une manière d’être originale. Ceci aussi est donc constitutif. Le peuple juif a conscience d’être un peuple historique et d’avoir un avenir dont il est responsable, non seulement pour lui-même, mais en raison de ce qu’il a reçu comme don initial. C’est là le fondement de l’attitude du peuple juif devant l’Histoire, une attitude qui lui a même permis, au cours des millénaires, bien avant l’apparition du christianisme, de faire face à sa condition diasporique. Ce qui est quand même quelque chose de tout à fait singulier. Il n’y a pas d’exemple comparable dans l’Histoire ! Les Tziganes ? Ce sont des « errants ». Mais ce n’est pas ainsi que les juifs se sont définis au cours des siècles.

Q. - Et la notion du « peuple élu » ? Est-ce que c’est une notion acceptable pour les chrétiens ? Est-ce que les chrétiens considèrent toujours, et vous est-ce que vous considérez toujours le peuple juif comme le « peuple élu » ?

M.L. - Je pense que, du point de vue de la foi, c’est une notion capitale. Sans cette notion il n’y a aucune compréhension possible ni du judaïsme, ni du christianisme. Mais si on sort de cette notion de la foi, si on la sécularise, cela donne Gott mit uns sur les ceinturons de la Wehrmacht. Ce qui est intolérable.

Q.I. - Est-ce que vous êtes d’accord avec la phrase du général de Gaulle : « Peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ? Est-ce qu’il avait raison de dire cela ?

M.L. - Sur le moment, j’avais trouvé ce mot plein d’humour, parce que l’image du juif dans la portion d’Histoire dont je suis le témoin est celle du juif persécuté et qui se fait massacrer. Voilà les juifs désignés comme un « peuple d’élite ». Tant mieux si c’est la nouvelle image que les gens se font des juifs. (Rires.) Cela liquidait définitivement une caricature pluriséculaire. Mais il est vrai aussi que le général de Gaulle s’est exprimé avec une note de hauteur, non nécessairement péjorative dans sa bouche. Et c’est ce qui est resté de ce trait d’esprit. Il fut sans doute calculé.

Q.I. - Croyez-vous qu’il ait été antisémite ? Sans le savoir peut-être... ?

M.L. - Non, je ne le pense pas. Il me semble que de Gaulle appartenait par sa formation à cette fraction de la droite qu’on pourrait caractériser comme républicaine et sociale. C’est après lui que l’antisémitisme a tenté de refaire surface en France. Au temps du général de Gaulle, il ne le pouvait pas.

Q. - Monseigneur, la question que tout le monde se pose en Israël depuis votre nomination, et depuis le jour où vous êtes passé à la télévision israélienne^ où l’on a beaucoup apprécié ce que vous avez dit, la question est celle-ci : selon vous, quelle est la différence entre le judaïsme et le christianisme ? Je sais que c’est une question assez complexe.

M.L. - Très complexe.

Q. - Mais c’est pour vous poser cette question-là que je suis venu à Paris.

M.L. - Pour y répondre, je dois surmonter une grande difficulté : je ne vous parle pas seulement à vous deux, je dois parler pour vos lecteurs dont je ne sais pas qui ils sont ni où ils se situent. Et il peut y avoir toutes les incompréhensions possibles et imaginables. J’ai le respect des juifs et je suis parfaitement conscient de l’indignation ou des sentiments contradictoires qu’ils peuvent éprouver en face de ma position personnelle ainsi que des légitimes susceptibilités que je risque de heurter en tentant de vous répondre. Je ne suis pas complètement ignorant de ce que l’on peut penser d’un juif qui est devenu chrétien. Je n’ai envie ni de provoquer, ni de blesser. Quand j’ai dû donner quelques explications, ce fut à mon corps défendant.

Mais il y a un point que je veux préciser au préalable : j’ai revendiqué ma qualité de juif, mais ce n’était pas du tout pour entrer dans une querelle théologique. Je n’ai jamais prétendu que j’allais être simultanément un bon juif, selon la définition des rabbins, et un bon chrétien, selon la définition de l’Église. Mais vous comprendrez que je ne puisse pas, sans perdre ma propre dignité et la dignité que je dois à mes parents et celle que je dois à tous ceux dont je suis irrévocablement solidaire, ne pas revendiquer ma condition de juif. Dans les temps de persécution comme dans les temps de paix. Je l’ai fait, non pour blesser, mais par respect pour la vérité et pour ce qui lui est dû.

Je savais que j’allais au-devant d’un certain nombre de malentendus ou d’incompréhensions. Et si je dis que c’est par respect pour la dignité de la condition juive et pour la mienne, comment voudriez-vous que je cesse d’être juif ? Je ne suis évidemment pas « juif religieux » au sens où l’entendent ceux qui définissent l’orthodoxie juive. Mais ce que je puis dire, c’est qu’en devenant chrétien, je n’ai pas voulu cesser d’être le juif que j’étais alors. Je n’ai pas voulu fuir la condition de juif. Je la tiens d’une façon inaliénable de mes parents. Je la tiens donc d’une façon inaliénable de Dieu lui-même.

Q. - Mais enfin, c’est tout de même pour passer à quelque chose d’autre, même si c’est avec tout le respect que vous avez pour les juifs ?

M.L. - Oui.

Q. - C’est donc tout de même pour passer à quelque chose qui vous paraissait plus juste, meilleur, plus divin. Je ne sais pas quel mot il faut employer.

M.L. - Oui. Je pensais : une meilleure manière d’être juif, à la mesure de ce que je savais alors du judaïsme.

Q. - Enfin, vous êtes passé d’un état à un autre et vous avez choisi l’autre état ?

M.L. - Oui. Mais non de l’état de juif à l’état de non-juif. C’est impossible.

Q. - L’autre religion, parce qu’elle vous semblait vraie ?

M.L. - Oui. Mais comme portée dans le sein de la première.

Q.I. - Est-ce que je peux vous demander quelques détails personnels ? J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Vous êtes passé au christianisme à l’âge de quatorze ans ?

M.L. - Oui.

Q.I. - Est-ce que vous vous souvenez comment c’est arrivé ? À la suite d’une révélation ou d’une évolution ? Vous souvenez-vous des sentiments qui étaient les vôtres à cette époque ?

M.L. - J’ai toujours refusé de répondre à ces questions par pudeur. Je n’ai pas du tout le goût de l’exhibitionnisme. Mais évidemment, quand on ne dit rien, on laisse courir les imaginations. La seconde raison qui fait que je ne voulais pas trop parler est la suivante. On pourrait après coup accuser mes parents en disant : « Voilà, c’étaient de mauvaises gens. S’ils avaient donné à leurs enfants une éducation juive, ça ne se serait pas passé ainsi. » Je sais bien qu’il doit y avoir des réactions de ce genre. Mais puisque vous me posez la question, je vais y répondre. Étant enfant, ma conscience d’être juif était rigoureusement identique à celle de n’importe quel fils d’immigré juif en France. Je ne suis vraiment pas un cas original. Je ne m’appelle ni Durand, ni Dupont. Je m’appelle Aaron, du nom de mon grand-père paternel. C’est mon prénom. Je le portais à l’école. Ma mère est venue tout enfant en France. Mon père est venu à l’âge de dix-huit ans, il parle mal le français. Nous étions pauvres. Je n’étais pas habillé comme les autres enfants. Mais j’étais assez souvent le premier en classe et c’était une raison de plus pour me faire remarquer. À la porte du lycée Montaigne, je me suis fait casser la figure parce que juif. Quand je m’approchais des garçons qui discutaient entre eux, ils me disaient : « Ça ne te regarde pas, tu es un sale juif. » Tout cela, je le sais. Et je savais aussi qu’être juif, cela a un contenu propre. Mes parents n’étaient pas croyants ; je me souviens encore des phrases dites par mes parents : « Les rabbins, les curés, ils racontent tous les mêmes bêtises... » Mais j’avais reçu le sens de Dieu et je m’en souviens bien. Il suffit d’un presque rien pour que le sens de Dieu s’éveille dans l’esprit d’un enfant. Je me souviens de la manière dont ma mère récitait la bénédiction sur les fruits nouveaux. C’est tout. Ça m’a suffi. Et il se trouve que, à dix ans, j’ai lu la Bible tout entière en cachette...

Q.I. - À l’âge de dix ans ?

M.L. - Oui. J’étais censé jouer du piano ou faire mes devoirs. Mes parents tenaient leur magasin, ils n’étaient pas là pour nous surveiller.

Q.I. - C’était avant la guerre alors ?

M.L. - C’était en 1936 ou 1937... Il y avait chez mes parents une bibliothèque fermée à clef, où j’étais censé ne rien lire. Il y avait dedans toutes sortes de livres que mes parents avaient achetés, parce qu’ils avaient un très grand respect pour les livres. Ils achetaient un peu n’importe quoi. La clef était au-dessus de la bibliothèque. Ce n’était pas compliqué. En montant sur une chaise, j’ai trouvé la clef. J’ai ouvert. J’ai lu toutes sortes de choses. J’ai lu Zola. J’ai lu Abel Her-mant. J’ai lu toute la collection des romans insipides de l’entre-deux-guerres, vous savez, la collection Flammarion, une collection verte reliée. Mais il y avait la Bible. Une Bible protestante que j’ai lue en entier.

Q.I. - L’Ancien Testament...

M.L. - L’Ancien Testament et aussi le Nouveau Testament. J’ai lu la Bible avec passion et je n’en ai rien dit à personne. Je ne sais plus si j’étais en sixième ou en cinquième, mais dès ce moment-là j’ai commencé à penser à ces questions et à y réfléchir. Tout au long de mon éducation, j’étais dans une école publique, je n’étais pas dans une école catholique. Les professeurs que j’ai eus étaient des hommes parfaitement respectueux de la laïcité. En sixième, j’ai eu un professeur de latin : j’ai su après la guerre qu’il était juif. Je me souviens aussi de l’enseignement de l’Histoire en sixième : quand on m’a enseigné « les Hébreux », j’ai trouvé que c’était bien peu à côté de ce que je savais. Et la littérature ; tout cela a fait un chemin à partir duquel j’ai réfléchi. Je me souviens aussi, en quatrième, de vacances à Berck. Enfant, je me suis trouvé devant la souffrance des enfants, le problème du mal palpable, la mort. J’ai reçu là, en mon intelligence, comme une confirmation absolue de l’existence de Dieu, seul juste devant l’injustice faite à l’homme.

Mais auparavant il y avait eu la découverte concrète du nazisme : mes parents ont eu l’audace ou l’inconscience, quand j’étais en sixième et en cinquième, de m’expédier, à deux reprises, un mois en Allemagne, l’été, tout seul, dans une famille, pour que j’apprenne l’allemand. Avec mon vrai nom sur le passeport de mon père. C’était chez des antinazis. Mais la seconde année, en 1937, je me trouvai dans une famille d’instituteurs dont les enfants étaient un peu plus âgés que moi et qui, eux, étaient - obligatoirement - de la Hitlerjugend. Et j’ai vu, de mes yeux, à l’âge de onze ans, le nazisme. Le nazisme, vu au ras de l’oeil d’un enfant de onze ans discutant avec un gamin de treize ans qui était dans les Hitlerjugend et qui lui expliquait en montrant son couteau : « Au solstice d’été, on va tuer tous les juifs », etc. J’ai entendu cela. J’ai lu les feuilles antisémites du Sturmer placardées dans les rues. Je savais qui était Hitler. Et rien ne m’a étonné de la suite du nazisme. Dès 1937, pour un gamin juif français de onze ans, parlant avec des enfants allemands de douze ou treize ans, tout était clair. Je voyais ce que les juifs français, les adultes, ne voyaient peut-être pas encore. Et pas même les juifs allemands. C’est vous dire que toutes ces choses-là m’ont fortement marqué. Rien ne m’a surpris de ce qui a suivi. Je veux dire que je ne pouvais pas être surpris devant quelque chose qu’enfant j’avais intuitivement compris d’emblée. C’est en Allemagne que pour la première fois j’ai vu de près des adultes chrétiens : ils étaient antinazis. C’est la seule chose que j’aie alors apprise sur leur compte. C’est là aussi que j’ai deviné pourquoi Dieu s’est lié aux juifs : à cause du Messie. À l’inverse du Gott mit uns sur les ceinturons.

C’est dans ces années-là qu’en fait je me suis approché du christianisme. En réfléchissant. En lisant. Je n’ai subi aucune autre influence que ces lectures et la culture qui m’était dispensée au lycée par des professeurs divers, dont certains, je l’ai su par la suite, étaient juifs, d’autres très catholiques, d’autres incroyants, d’autres agnostiques. Mais il y a eu tout un chemin intérieur et, au fond, c’est la figure du Christ comme Messie et figure du peuple juif qui fut la clef de ma réflexion. À ce même moment, je savais aussi qu’il y avait un poids de persécution historique, qui était le lot des juifs, et qui était en même temps leur dignité.

À cette époque, je voulais être médecin. Parce que c’était la meilleure manière de servir les hommes. Mes parents m’avaient appris que si nous étions considérés comme différents des autres, c’est parce que nous devions être meilleurs et plus justes, que nous devions servir tous les hommes, défendre les pauvres et les malheureux. Et pour « servir les hommes », je ne voyais pas de meilleure manière que d’être médecin. C’était... enfin, c’était l’hypothèse du moment. Ou alors grand écrivain, comme Zola, pour défendre les opprimés.

Q.I. - Mais vous dites que vous avez été influencé par la Bible.

M.L. - Oui.

Q.I. - Dans la Bible, est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a choqué ? Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?

M.L. - Je ne sais plus. Tout m’a surpris. Rien ne m’a choqué.

Q.I. - Vous vous êtes ouvert de vos conceptions à vos parents ?

M.L. - Non. Pas du tout.

Q. - Alors, ce fut la conversion proprement dite ?

M.L. - Plutôt une cristallisation. Les circonstances ont fait que quand, pour la première fois, je me suis trouvé réellement face à des chrétiens, je savais mieux qu’eux ce qu’ils croyaient. Quand j’ai relu à ce moment-là les Évangiles, je les connaissais déjà. Je dis : à ce moment-là, car à ce moment-là mes parents n’ont absolument pas accepté ma conviction qui leur a paru révoltante. Je leur ai dit : « Je ne vous quitte pas. Je ne passe pas dans le camp de l’ennemi. Je deviens ce que je suis. Je ne cesse pas d’être juif, bien au contraire. Je découvre une manière de l’être. » Je sais que c’est scandaleux pour des juifs d’entendre cela. Mais c’est cela que j’ai vécu. Les prénoms chrétiens que j’ai choisis alors : Aaron-Jean-Ma-rie. Trois noms juifs. En hébreu, c’est évident. J’ai gardé le nom que j’ai reçu à ma naissance.Q.I. - Vous avez parlé de la permanence des valeurs du judaïsme dans le christianisme et puis vous dites : « Je découvrais les valeurs du judaïsme en embrassant le christianisme. » Que voulez-vous dire ? Quelles sont ces valeurs ?

M.L. - Je veux dire l’appel de Dieu à un peuple, pour le connaître, l’aimer et le servir. La promesse d’un salut universel, destiné à tous les hommes. La joie d’être avec Dieu et d’être aimé de lui. Toute l’Histoire sainte comme Histoire du salut, alors que la guerre mettait sous mes yeux une perdition de l’Histoire. Et en même temps, la valeur de cette appartenance historique, qui n’est pas simplement un fait de hasard, mais comme le déploiement d’un amour de Dieu, d’un amour pour Dieu, d’un amour que Dieu porte aux hommes.

Q. - Vous vous êtes converti à l’âge de quatorze ans, je crois. À Orléans ?

M.L. - Oui, à Orléans.

Q. - Est-ce que, à ce moment-là, vous vouliez devenir homme d’Église ?

M.L. - Oui.

Q. - Dès le premier instant, vous avez perçu que vous deviendriez prêtre ?

M.L. - Oui. Pour moi, c’était évident dès le même moment. Je ne l’ai dit à personne.

Q. - C’était, au fond, cette idée de servir. Comme vous vouliez être médecin auparavant ?

M.L. - Oui.

Q. - Il ne vous a pas semblé que vous pouviez servir à l’intérieur du judaïsme ?

M.L. - Le judaïsme n’avait alors pour moi pas d’autre contenu que celui que je découvrais dans le christianisme. Le judaïsme pour moi à l’époque était une condition historique persécu- tée, qu’il n’était pas question un instant de quitter, mais qui ne trouvait son achèvement et ne trouvait sa signification que dans l’accueil et la reconnaissance de la figure de Jésus, messie d’Israël.

Q. - Est-ce que vous aviez l’idée de la persécution d’Israël comme un châtiment ?

M.L. - Non.

Q. - L’idée que Dieu avait puni le peuple juif parce qu’il n’avait pas reconnu Jésus ?

M.L. - Non, jamais une telle idée ne m’est venue.

Q. - Je crois vous avoir dit que, pendant la guerre, j’étais moi-même caché chez un prêtre. Je ne vous dirai pas son nom, parce qu’il doit être toujours vivant. J’ai servi la messe chez lui, pendant trois mois, c’était dans le sud de la France. J’avais quinze ans à l’époque. J’étais caché chez lui, il a sauvé beaucoup d’enfants. Il n’a pas essayé de nous convertir,, pas du tout. Mais il a essayé de nous dire : « Tu vois, mon enfant, tu es persécuté parce que ton peuple n’a pas reconnu le Messie. » N’est-ce pas la doctrine chrétienne ?

M.L. - Cela a été dit. Cela a été l’une des thématisations du sort d’Israël dans les pays chrétiens. C’est sûr. Mais je n’y ai jamais adhéré.

Q. - Le Vatican ne vous en voudra-t-il pas d’avoir dit cela dans une interview ?

M.L. - De vous avoir dit quoi ?

Q. - Que la phrase : « Les juifs sont persécutés parce qu’ils ont refusé Jésus » n’est pas une espèce de credo. M.L. - Non, car cela ne fait pas partie de la foi catholique.

Q. - Donc, si un prêtre m’a dit cela, c’était son interprétation à lui ?

M.L. - C’était son interprétation à lui. Interprétation reçue, répandue, mais qui ne fait pas partie de la foi. En vous disant que je n’admets pas cette opinion, je ne suis donc pas suspect de professer une opinion déviante.

Q. - Ce que vous dites ne va-t-il pas contre les idées reçues ?

M.L. - Ce que je dis surprendra sans doute les gens qui s’en tiennent aux idées reçues, aux préjugés. Car la réflexion chrétienne sur le sort d’Israël, sur la condition juive, sur la place du judaïsme dans l’histoire du salut, en est encore à ses débuts dans l’époque moderne.

Q. - Mais vous devriez tout de même nous dire : « Écoutez, si vous voulez être de bons juifs, si vous voulez vraiment le salut, vous devriez devenir chrétiens. » Vous ne le dites et je ne vous incite pas à le dire. Mais, enfin, je crois que ce serait logique !

M.L. - Pas nécessairement, et pour la raison suivante : il n’appartient pas à l’homme de décider ce qu’il doit être. Mais d’abord à Dieu, C’est à Dieu de décider qui je dois être, et ce que je dois faire. À Dieu d’abord et à moi ensuite. D’autre part, votre question renvoie à un problème plus fondamental - et je reviendrai ensuite à la question telle que vous l’avez posée -, un problème que j’aborde sur la pointe des pieds, en tremblant : qu’est-ce que cela signifie être juif aujourd’hui ? Comment faut-il être juif pour être fidèle au judaïsme ? Cela ne me paraît pas si évident. De même, il n’est pas évident d’être chrétien et il y a différentes façons d’être chrétien.

Il me semble que la condition diasporique actuelle est devenue très différente de la condition diasporique antécédente à la ruine du Temple. Le judaïsme a fait une expérience spirituelle singulière. Il y a eu, tout au long des deux millénaires, une expérience spirituelle singulière, celle du rabbinisme. Celui-ci a permis une chose fantastique, la sauvegarde de l’identité juive. Il a fait pour cela des choix particuliers. Mais il y a beaucoup d’autres aspirations, d’autres questions, d’autres courants intérieurs au judaïsme, qui n’ont pas été identifiés ni reconnus par la majorité officielle. De plus, depuis l’avènement de la modernité, depuis le XVIIIe siècle, depuis le début de l’émancipation, sont nés des problèmes nouveaux. Le problème de l’identité juive n’est pas seulement celui de l’identité juive au point de vue juridique, mais celui de la fidélité juive. Cette question ne m’est pas indifférente.

Et elle n’est pas indifférente à la question que vous me posiez. Car le contentieux historique entre le judaïsme et le christianisme est un contentieux bilatéral. Comment le judaïsme lui-même se situe-t-il par rapport à ses propres affirmations et à sa propre tradition ? Comment les milieux chrétiens, disons plutôt les milieux de culture chrétienne, identifient-ils et reconnaissent-ils le patrimoine propre du judaïsme, dans sa richesse et sa diversité présentes ?

Le rapport entre judaïsme et christianisme est dans la théologie chrétienne moderne une question encore à peine abordée. Toutes les données du problème sont là, elles sont posées, et parfois de façon très profonde. Mais l’Histoire a fait que cette question a été jusqu’ici laissée de côté, occultée. Notamment, la question de la naissance du christianisme, de son rapport au judaïsme et de la réaction du judaïsme à son égard. Quand le Nouveau Testament fut écrit, les positions étaient déjà en partie fixées, mais en partie seulement. La divergence s’est aggravée ensuite. La question est d’abord celle du rapport entre Israël et les nations ; il y a là un premier point capital : la révélation faite à Israël est aussi pour les Nations. Il y a dans la tradition la succession des alliances, l’alliance noachique, etc. Or précisément, l’alliance noachique est-elle la seule qui soit offerte aux Nations ? N’y a-t-il pas dans les Prophètes d’autres réponses ? L’alliance noachique, c’est déjà beaucoup, c’est déjà tout puisque cela représente la droiture morale. Mais les Nations n’étaient-elles pas appelées à recevoir quelque chose du judaïsme lui-même ? La Bible n’annonce-t-elle pas davantage ? Que dit la tradition de la promesse faite à Abraham ? Qu’en est-il de la révélation du Sinaï ?

Q. - Oui, dans la tradition, il y a d’autres réponses.

M.L. - Il y a d’autres réponses ? Eh bien, c’est précisément autour de cette question de l’accès des païens, d’hommes pris parmi les goyim, à l’Alliance que se noue la crise des années 70 à 140, au cours du premier siècle, et à la naissance du christianisme. Et la deuxième question est : dans quelle mesure y a-t-il eu, à ce moment, un certain accomplissement des promesses et desquelles ?

Quand les titres messianiques furent appliqués à Jésus, que devint, pour les juifs, la figure messianique ? Et quelle fut et quelle est la figure du Messie à laquelle adhèrent les chrétiens ? Ce sont là des questions qu’ils se renvoient fatalement les uns aux autres. Mais les chrétiens furent en majorité des pa-gano-chrétiens au moment de leur entrée dans l’Alliance et ils ont oublié qu’ils étaient nés païens. Vous savez que le mot Église est la traduction du mot hébreu « Kahal ».

Q. - Comme l’Ecclésiaste, c’est Kohelet ?

M.L. - Oui. Bon. Donc l’Église c’est un rassemblement opéré par Dieu.

Q.I. - C’est ça.

M.L. - Quand on dit que l’Église est « catholique », cela vient d’un mot grec : kat’holon, « selon la totalité », ce qui veut dire : « selon la totalité des juifs et des Nations ». Ce qui est différent du mot « universel » qui évoque simplement la totalité des Nations. Dans les traductions, on traduit facilement un mot pour l’autre. Notamment dans la traduction du Credo, les protestants ont parfois gommé le mot « catholique » pour ne garder que le mot « universel ». L’universalité signifierait alors simplement l’universalité horizontale, comme les Nations Unies.

Q. - C’est ça.

M.L. - Alors que « kat’holon », « selon la totalité » en grec, signifie : le Kahal formé « des juifs qui ont reçu l’élection » et « des nations païennes qui ont accès désormais à l’élection ». La « totalité » de l’humanité selon Dieu, c’est Israël et les nations qui doivent finalement être réunis dans l’unique Alliance. Alors, si on dit cela, il est clair que les temps eschatologiques n’ont pas encore achevé d’arriver. Vous me direz : « Mais où voyez-vous que les promesses du Messie sont déjà accomplies ? » Certes, c’est la question entre nous. Elles ne le sont pas. L’Histoire a continué. La condition présente de l’Histoire est que cet accomplissement reste caché : telle est la foi chrétienne. La figure du Messie est une figure cachée. Les chrétiens ont parfois perdu de vue qu’ils attendent, dans la plénitude des temps, la venue en gloire du Messie dont ils sont les disciples. Israël, comme tel, tant que les temps ne sont pas accomplis, doit demeurer dans la fidélité, aimé de Dieu en raison de l’élection, à cause des Pères. Car les dons et l’appel de Dieu son irrévocables. C’est évidemment une question très difficile. Pour le judaïsme, le christianisme est une anticipation, une hâte. Et c’est vrai. Le judaïsme garde ainsi un droit de regard sur le christianisme. Il a un avis pertinent. Mais il n’est pas vrai de dire, comme pour les marxistes, que le christianisme s’est réfugié dans le spirituel, dans l’au-delà. Il est très réaliste, au contraire. Dès qu’on aborde ce point, on heurte beaucoup de préjugés et de conceptions. Il faudrait, probablement, pour m’expliquer, plus de pages que votre journal n’est prêt à m’en consacrer.

Q. - Selon vous, alors, le christianisme est un judaïsme « ouvert », qui a été ouvert au monde, aux païens. Le christianisme, c’est de faire participer les païens au judaïsme. Cela a donné le christianisme ?

M.L. - Oui. Si vous voulez, mais d’une façon déconcertante pour Israël comme pour les païens.

Q. - Et on a dit aux païens : « Vous pouvez y participer » ?

M.L. - Oui, c’est ce que la première communauté chrétienne de Jérusalem composée exclusivement de juifs de naissance a fini par accepter, non sans débat. Et la figure de Jésus, reconnu comme Messie, a fait apparaître un contenu spirituel propre, lié à tout un faisceau d’espérances juives, qui ont été vécues à ce moment-là comme réalisées dans l’expérience chrétienne.

Q.I. - Donc, étant enfant, si vous vous en souvenez, vous considériez Jésus le Christ comme un Messie juif ?

M.L. - Oui.

Q.I. - Et vous avez gardé cette notion ?

M.L. - Oui, sûrement. Mais pas moi seulement. Les Écritures chrétiennes disent de Jésus qu’il est le Messie juif. Les traductions nous font oublier que « Jésus-Christ » signifie « Jésus le Messie ».

Q. - Alors, si je vous comprends bien, vous dites en quelque sorte : « D’un côté, il faut être chrétien, c’est normal ; mais, d’autre part, rester juif, parce que nous avons besoin des juifs en tant que juifs, c’est normal aussi. »

M.L. - Oui, selon ce que Dieu dispose.

Q. - Pour que se réalise cette vision de l’avenir ?

M.L. - Oui. Vous me conduisez sur un terrain théologique, spirituel.

Q. - Mais c’est notre sujet.

M.L. - Il faut alors que l’interlocuteur accepte certaines prémisses, sinon le discours devient insensé, délirant. C’est pour cela que vous me voyez toujours au frein. Sinon, on est devant un langage fou, insensé. Nous sommes dans le temps de l’Histoire où Dieu accomplit la promesse faite à Israël « jusqu’à ce que soit achevée la plénitude des temps ». Et l’Église est aux prises aussi avec une question historique. Dans la primitive Église, celle des deux premiers siècles, il y avait une « église de Jérusalem », c’est-à-dire une église chrétienne de juifs. Elle existait dans tout l’Empire romain. Et l’un des problèmes constants de l’Église primitive fut la cohabitation entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens à l’intérieur de la nouvelle Église, du nouveau Kahal, du Kahal du Messie. Pour la coexistence des juifs et des païens, la question des prescriptions rituelles a été le gros problème : fallait-il que les païens, en devenant disciples du Christ, soient obligés à toutes les prescriptions du judaïsme ? Fallait-il les circoncire ? Fallait-il leur imposer des obligations alimentaires ? Quelles obligations devait-on leur imposer ? C’étaient là des questions que les chrétiens se posaient au sujet des païens, comme les juifs se les posaient eux-mêmes au sujet des prosélytes. Ce n’étaient pas des mises en cause du judaïsme.

Q. - Lorsque vous manifestez ce respect du judaïsme et des juifs, est-ce que tout de même ce n’est pas parce que vous êtes « Aaron », parce que vous êtes juif ? Beaucoup d’autres chrétiens, même des prêtres, même des gens de l’Église, ne parlent pas avec ce respect du judaïsme.

M.L. - C’est possible. Mais c’est triste pour eux. C’est triste pour eux, parce que les chrétiens qui, de par leur origine, sont, en quasi-totalité, des « païens », ne devraient pas avoir gardé cette mentalité de « païens ». Jésus ne s’est jamais appelé « Roi des Juifs », c’est un païen, Pilate, un Romain, qui a dit cela, parce que dans les milieux juifs d’Israël à cette époque les juifs ne se désignaient pas communément eux-mêmes comme « juifs ». Ils disaient « le peuple d’Israël ». Ce sont les gens de l’extérieur qui disaient « les juifs ». L’Évangile de Matthieu, élaboré dans des milieux juifs, a là-dessus un vocabulaire extrêmement précis.

Si les chrétiens étaient fidèles au don que Dieu leur a fait, en devenant à leur tour « enfants de Dieu », « fils de Dieu », comme le sont les enfants d’Israël, mais d’une autre façon, en la personne du Messie qui les accueille, ils comprendraient qu’ils sont entrés d’une manière sur-éminente dans le don qui est fait à Israël, un don dont Israël lui-même ne mesure peut-être pas toujours la grandeur. Ce que je souhaite au fond de moi-même, c’est ceci : une double reconnaissance. Je souhaite que les chrétiens n’oublient pas - je suis en train de commenter saint Paul en ce moment -qu’ils ont été greffés sur une racine unique. Et la racine, c’est Israël. Et la racine demeure.

Q. - C’est une image.

M.L. - Oui, et l’image est étrange, parce qu’elle dit : « Le greffon sauvage a été greffé sur l’olivier franc. » Alors que le jardinier fait toujours l’inverse. On prend un plant sauvage et le greffon est pris d’une plante cultivée. Pour expliquer le rapport des pagano-chrétiens avec les juifs, saint Paul dit : <• Vous - les païens - êtes un greffon sauvage et vous avez été greffés sur l’olivier franc - les juifs - », et « vous êtes devenus des branches de l’arbre conformément à votre nature », ajoute Paul.

Il est un autre point que je considère comme une grande espérance. Grâce à la liberté spirituelle et culturelle suscitée par la nationalité israélienne, qui déplace les problèmes, et grâce à la modification de l’attitude des chrétiens, le judaïsme pourra peut-être reconnaître dans le christianisme une filiation donnée par Dieu. Après tout, le judaïsme en restant lui-même fidèle à l’appel de Dieu pourra-t-il un jour admettre que les nations devenues chrétiennes sont aussi des enfants inattendus qui ont été donnés au peuple juif. Ce don serait celui d’une descendance inattendue et non encore reconnue. Si les chrétiens n’ont pas reconnu les juifs comme leurs frères aînés, et la racine sur laquelle ils ont été greffés, il faudrait peut-être que les juifs eux-mêmes reconnaissent les nations païennes devenues chrétiennes comme leur frère cadet. Mais pour cela il faudrait que le pardon intervienne car il y a eu persécution, guerre fratricide. À cause même de l’identité, il y a eu une guerre de légitimité. On veut toujours tuer le frère pour avoir l’héritage en entier. La raison de la persécution ce fut la jalousie, au sens spirituel du mot. Elle peut être changée en émulation et source de bénédiction.

Q. - Vous avez étudié le judaïsme ?

M.L. - J’ai lu, par intérêt personnel. Je n’ai pas fait d’études talmudiques au sens strict du mot. Il faut se spécialiser à outrance. Mais j’ai lu un certain nombre de choses.

Q. - Vous avez appris l’hébreu ?

M.L. - À peine. Je lis l’hébreu biblique, mais je n’ai pas appris l’hébreu moderne. J’avais commencé et puis j’ai dû arrêter.

Q.I. - Ressentiez-vous une attitude particulière qui s’exprime à votre endroit du fait de votre origine juive ?

M.L. - Vous voulez dire de la part des chrétiens ?

Q.I. - De la part des chrétiens, de la part de vos confrères, etc.

M.L. - C’est assez difficile à dire parce que je me soucie assez peu de l’opinion que l’on a de moi. Il est malsain de se demander l’effet que l’on produit. Si on faisait un sondage pour savoir ce que les gens pensent de moi en ce qui concerne le judaïsme, je serais très mécontent. Cela me paraîtrait une question indiscrète et malsaine. Ceci dit, il se peut qu’il y ait de-ci de-là des relents d’antisémitisme mal maîtrisés, je ne vois pas comment il en serait autrement. Et il se peut aussi que, dans des périodes de crises, on veuille faire de moi une cible, un bouc émissaire. Mais ce que je constate, c’est que je suis porteur de beaucoup plus de significations que ma personne elle-même. Ce n’est pas seulement l’individu que je suis qui est en jeu, c’est tout ce dont je suis chargé historiquement. Je vois bien que, pour beaucoup de chrétiens, le geste qui a consisté à me donner des responsabilités aussi voyantes est pour eux un rappel de cette réalité historique et spirituelle que j’ai appelée : « les racines ». Un rappel vivant de la part d’Histoire qu’ils ont souvent été tentés de se cacher à eux-mêmes. Ce que j’évoque ici est un problème propre aux chrétiens. Si la foi chrétienne reconnaît en Jésus le Messie, le Fils de Dieu au sens où la Bible le dit du Messie-Roi et aussi au sens de la Sagesse éternelle (en grec, il faut dire métaphysique), c’est sur la base de certains critères, qui ne peuvent venir que du judaïsme. C’est cela seulement qui peut la préserver de la tentation de s’emparer de Jésus comme d’un personnage mythique et de l’approprier à toutes les situations et à toutes les cultures. Telle est la condition pour que la foi chrétienne demeure réelle et authentique. Tout au long de l’histoire du christianisme, et actuellement en particulier, a existé la tentation d’accueillir la figure du Christ comme une figure divine que l’on investit de ce dont une culture est porteuse. Mais c’est la Bible qui nous dit ce qu’est l’élection et c’est cela qui empêche de confondre le Christ avec Apollon ou Dionysos. De cette élection unique, le judaïsme est le témoin. Pour les chrétiens, les juifs sont les témoins vivants de la réalité historique, unique de la foi chrétienne. On ne peut rien comprendre à la foi chrétienne si l’on n’accepte pas l’élection du Messie et on ne peut rien compren- dre à l’élection du Messie si on n’accepte pas et si l’on ne respecte pas l’élection d’Israël. Et quand on a envie de se défaire de ce fondement du christianisme, on commence à persécuter les juifs et à vouloir les faire disparaître. Cette attitude négative à l’égard du judaïsme est connue dans l’histoire du christianisme et elle a été condamnée : il s’agit de l’hérésie de Marcion, qui voulut corriger les Évangiles en leur ôtant toute trace de la Bible. Cette hérésie condamnée a eu des reviviscences à l’époque contemporaine. Vous savez que des historiens protestants allemands, s’appuyant sur le fait que Jésus était gali-léen, l’ont présenté comme aryen. Mais les chrétiens d’Occident peuvent être tentés aussi de passer sous silence l’appartenance juive de Jésus quand ils s’adressent aux hommes d’Afrique ou d’Asie. Ils disent seulement : « L’Évangile est un certain idéal de vie. » De là découle le risque que des Africains devenus chrétiens disent : « Notre Ancien Testament à nous, peuples africains, c’est la culture africaine », et des Asiatiques : « Notre Ancien Testament à nous, ce sont les écritures sacrées de l’Asie ». Ont-ils raison, ont-ils tort ? Où est l’équilibre de la foi chrétienne ? Le cardinal Marty, lors du synode des Évêques à Rome en 1974, avait vigoureusement rappelé la nécessité de recevoir toute l’Écriture : on ne peut faire l’économie de l’Ancien Testament pour être fidèle au Nouveau dans sa confrontation aux cultures païennes, son « inculturation » comme nous disons.

Q. - Parce que les Dix Commandements, c’est tout de même dans l’Ancien Testament.

M.L. - Les Dix Commandements et leur double résumé traditionnel dans le judaïsme : « Écoute, Israël : tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc. » (Dt. 6, 5) et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lév. 19, 18) sont au centre de la prière et de l’enseignement de Jésus et de la fidélité chrétienne (Luc 10, 25-28). Ce n’est pas par hasard que toute la réflexion anthropologique du christianisme, telle qu’elle est notamment développée aujourd’hui par Jean Paul II, se réfère expressément et avec une extraordinaire insistance au début de la Thora, aux premiers chapitres de la Genèse. Cependant il faut reconnaître qu’il y a un risque non illusoire de déformer de l’intérieur la foi chrétienne en la paganisant. Bien des époques et des cultures ont été tentées de basculer dans une paganisation du christianisme. Le christianisme vit à coup sûr ici dans une certaine tension selon sa vocation d’être « lumière pour les nations ». Mais dans l’état actuel des choses, il ne peut être fidèle à lui-même que s’il continue d’accueillir lui-même le don fait à Israël. Il est vrai qu’il y a eu quelque part une double rupture. Un moment donné où les autorités juives ont dit : « On ne peut pas être fidèle à la synagogue, en étant disciple de Jésus. » Et où les chrétiens ont dit : « On ne peut être chrétien en continuant de faire partie de l’institution juive. » Il y a eu une sorte de clivage profond, un partage des eaux.

Q. - Alors on pourrait presque dire... Vous, vous ne pouvez peut-être pas le dire, mais moi, en vous écoutant, j’ose le dire : ne vous sentez-vous pas quelque part plus juif que non-juif ?

M.L. - Je ne sais pas. Je me sens très juif en tout cas.

Q. - En passant au domaine non spirituel, non religieux, éprouvez-vous un sentiment de solidarité avec les juifs dans le monde ? Qu’éprouvez-vous quand vous lisez dans le journal qu’en Russie soviétique par exemple les juifs sont persécutés en tant que juifs ?

M.L. - Quand Votre père, votre mère, votre cousin, votre cousine est malade ou persécuté, comment ne vous sentiriez-vous pas solidaire ? Comment voulez-vous que je réponde autrement ?

Q. - Est-ce que...

M.L. - Ce sont mes frères.

Q.I. - Est-ce que ce serait très indiscret de notre part si on vous demandait de retracer les étapes importantes de votre vie ? Vous avez raconté ce qui s’est passé à l’âge de quatorze ans, et puis ensuite ? En 1940, en 1942 ?

M.L. - J’ai une grande répugnance à me raconter en public...

Q.I. - Nous nous adressons à un public très compréhensif...

M.L. - Non, je ne souhaite pas...

Q.I. - Qui a beaucoup de sympathie pour vous...

M.L. - Je n’en doute pas un instant, mais ce que je vous dirai ira ailleurs. Fatalement, tôt ou tard.

Q.I. - Pas forcément.

Q. - Ce sera en hébreu.

M.L. - Puisqu’il le faut, je vais essayer de vous dire quelques souvenirs. C’était la guerre J’ai été obligé de quitter la ville où j’étais, pour me cacher parce que je risquais d’être l’objet d’une dénonciation. Il y a eu des menaces précises dont j’ai été averti. Vous savez, c’était le moment où il fallait s’inscrire à la préfecture. Mes parents, au début, ne s’étaient pas déclarés. Et puis, ils se sont finalement déclarés. Alors.

Q.I. - C’était à Orléans ?

M.L. - Oui, mais mes parents étaient restés à Paris. Pour le baptême, mes parents m’avaient donné l’autorisation, en 1940, mais avec un violent dissentiment intérieur. C’est moi qui l’avais demandé. Pour eux, ils se sont résignés à ma demande obstinée. Je pense qu’ils se sont imaginé que cela représenterait quelque peu une protection en face des persécutions qui s’annonçaient dès l’été 1940. Pour moi, non : c’était autre chose. Alors le port de l’étoile fut rendu obligatoire. On a tout essayé, les faux papiers, etc., je passe sur les détails. Mon père est parti en zone libre pour se cacher, en avant-garde. Ma mère est restée pour garder un moyen de vivre, pour tenir le commerce. Il fallait bien manger. Et puis elle a été arrêtée. Le magasin, « surveillé » par un administrateur « aryen », comme tous les magasins appartenant à des juifs, a été confisqué, l’appartement, pillé et occupé par des « aryens ». Ma mère a été arrêtée parce que dénoncée comme ne portant pas l’étoile jaune. Elle a été internée à Drancy. On a fait tout ce que l’on pouvait pour essayer de la sauver, d’une manière ou d’une autre. Et puis elle a été emmenée, elle a fini par partir. J’ai appris que c’était pour Auschwitz en lisant le mémorial des juifs de France édité par S. Klarsfeld. On n’a plus jamais eu de nouvelles. Elle savait que tous les juifs allaient être tués. Cela se savait à Drancy. Elle nous l’a écrit dans des lettres passées clandestinement par les gardiens de Drancy, moyennant finance. J’avais quitté Orléans. J’étais dans un collège où j’ai achevé mes études secondaires et passé mon baccalauréat. Je suis passé clandestinement en zone libre rejoindre mon père. J’ai travaillé pendant un an en usine, tout en commençant à préparer une licence de chimie. J’ai participé à des mouvements clandestins, à la diffusion des brochures du Témoignage chrétien. Enfin, j’ai fait ce qu’un certain nombre de jeunes gens qui avaient dix-sept, dix-huit ans à cette époque-là en France ont fait. Et puis, là-dessus, la Libération. Je voulais être prêtre. C’était mon idée fixe. Mon père était tout à fait hostile. Alors, pendant deux ans, j’ai fait des études supérieures de Lettres. Je me suis mêlé de syndicalisme étudiant.

Q.I. - À Paris ?

M.L. - À Paris. En 1946, je suis entré au séminaire universitaire à Paris. En 1954, j’ai été ordonné. J’ai été aumônier des étudiants jusqu’en 1969. Responsable de l’aumônerie de la Sorbonne et d’autres universités parisiennes, j’ai connu beaucoup de monde dans le milieu intellectuel parisien à ce moment-là. Ensuite, pendant dix ans, j’ai été curé d’une paroisse au bout de Paris, près de Boulogne. Et puis, j’ai été nommé par le Pape, à ma grande surprise, évêque d’Orléans et, à ma plus grande surprise encore, archevêque de Paris. Voilà.

Q.I. - Comment se prennent ces décisions ? Savez-vous par quel processus vous avez été nommé archevêque de Paris ? Vous connaissiez le Pape personnellement ?

M.L. - Je l’ai connu seulement après avoir été nommé évêque. C’est lui qui a pris la décision. Le nonce du Pape présente des candidatures. Il dit : on pense à un tel, un tel. Et il prend des renseignements.

Q. - Alors il s’est dit : « Ce monsieur-là est d’origine juive » ?

M.L. - Oui, certainement.

Q.I. - Et c’est pour cette raison que vous avez été choisi ?

M.L. - Je n’en sais rien ; comment voulez-vous que je sache ?

Q.I. - Vous n’en avez jamais discuté avec le Pape ?

M.L. - Non, jamais. Mais quand j’ai été nommé, je lui ai écrit une lettre en lui expliquant que mes parents étaient de Bendzyn, que la majorité de ma famille était morte à Ausch-witz ou ailleurs en Pologne. Il le savait parfaitement au moment où il a décidé de me confier cette charge.

Q. - C’est une question vraiment très importante pour nous.

M.L. - Oui.

Q. - En quoi consiste votre travail comme archevêque ? Nous ne le savons pas.

M.L. - Si je le savais moi-même ! Je me bats contre une nuée de problèmes. Je dois aider les chrétiens qui se trouvent dans le département de la Seine, à Paris, à vivre dans la foi chrétienne, à vivre leur foi. Il y a aussi d’autres aspects. Comme la France est assez organisée et que Paris a un rôle important et que l’archevêque de Paris est un personnage, en un sens, officiel, il a fatalement un rôle de contacts avec toutes sortes de gens - cela, c’est ce qui paraît... c’est l’aspect le plus connu, c’est pourquoi je le mentionne en premier pour ne pas l’omettre. Les ambassadeurs des pays étrangers ont voulu me rendre des visites de courtoisie, mais je n’ai pas encore accepté ces visites parce que je n’ai pas eu le temps. Si je n’y prenais pas garde, je passerais tout mon temps à ces fonctions officielles. Car je dois le faire. Par exemple, il n’y a pas d’évêque étranger passant à Paris qui ne souhaite par courtoisie me rencontrer. Et ainsi de suite. Tout cela tient à la place qu’occupe Paris dans le monde actuel. Il y a par ailleurs le travail demandé à l’ensemble des évêques de France et parfois du monde entier en vue de certaines décisions. Les discussions sont très démocratiques, contrairement à ce qu’on croit peut-être. Beaucoup de gens se représentent le fonctionnement de l’Église comme celui du Comité central du parti communiste. (Rires.)

Q. - Vous possédez un appareil administratif ?

M.L. - Peu important et pas à la mesure des nécessités. Mais je reviens à ce que je considère comme la tâche principale. Être fidèle à la mission de prêtre et d’homme de Dieu pour ceux que je rencontre, des croyants pour la plupart, mais aussi des incroyants. Aider les communautés, les paroisses, les mouvements, les groupements à vivre de la foi, à vivre la vie chrétienne. En effet, les fidèles sont affrontés à des problèmes extrêmement difficiles étant donné le changement très rapide qui s’est opéré dans les moeurs, dans les conditions de vie et dans la situation de la foi. Il y a eu une évolution énorme en quelques dizaines d’années. Il est vrai que je pourrais très facilement me laisser enfermer dans un rôle officiel. Tout s’y prête. Je veux dire : toute la tradition française s’y prête. Et je souhaite ne pas le faire. Mais je dois lutter contre le courant pour y arriver.

Q. - Est-ce que vous avez le temps pour méditer ?

M.L. - Je le prends de force.

Q. - Et ça fait partie d’un emploi du temps ? Entre telle et telle heure, pas de rendez-vous...

M.L. - Oui, c’est ce que je fais. C’est la seule manière possible. Je prends une journée complète par semaine et chaque jour, je prends au moins une heure en plus des prières quotidiennes. Mais c’est la seule liberté que j’ai.

Q. - Maintenant, permettez-moi cette question : est-ce qu’un archevêque lit des livres non religieux ? Est-ce qu’il voit des projections de films ? Est-ce qu’il a la télévision ? Est-ce qu’il lit France-Soir ?

M.L. - Lorsque j’étais curé d’une paroisse, je considérais comme une nécessité de consacrer disons un tiers de mon temps à un travail personnel de lecture, de réflexion. Depuis que j’ai été projeté dans mes nouvelles responsabilités d’évê-que, j’ai été dévoré par les urgences. Je suis donc en grand danger de devenir abruti. (Rires.) Je ne plaisante pas. Je suis très conscient du danger. Je rentre très tard. Je n’ai plus le temps de regarder la télévision, je ne l’ai d’ailleurs jamais beaucoup regardée. Je n’ai plus le temps d’écouter la radio. Je ne vais plus au cinéma et je ne lis plus. Je considère que c’est une situation anormale.

Q. - Vous lisez les journaux ?

M.L. - Je les parcours. Je lis en vitesse les hebdomadaires. Mais ça ne peut pas durer comme ça.

Q. - Ça n’a pas l’air d’être très amusant votre situation ?

M.L. - Vous savez, je fais ce qui est demandé par ma responsabilité. Je ne le fais pas parce que je l’ai choisi, ni parce que ça m’amuse, mais parce que Dieu me le demande. C’est d’ailleurs ce qui rend cette vie possible dans la paix du cœur et de l’esprit.

Q. - Il est préférable d’être curé alors ?

M.L. - Oui.

Q. - En contact direct.

M.L. - Oui, de prêcher, de célébrer, de discuter avec des gens qui se posent les problèmes de la foi, d’aider les gens à vivre, d’annoncer l’amour que Dieu porte aux hommes.

Q. - Est-ce que vous remplissez aussi une fonction publique ?

M.L. - Pas directement. Que voulez-vous dire exactement ?

Q. - Un rapport avec le gouvernement ?

M.L. - Oui, je pense que c’est de mon devoir. La mission que j’ai reçue implique que je puisse, au moment venu, dire les exigences de la conscience morale, humaine et chrétienne. Pas d’abord et seulement en faisant une déclaration à la près- se. Car, souvent, l’appel à l’opinion publique est le signe qu’on en est arrivé aux derniers outrages. (Rires.) Si l’on veut dire quelque chose d’utile à un responsable politique, il faut le lui dire personnellement. Je pense donc qu’il est de mon devoir de connaître les principaux représentants des forces sociales, politiques et économiques de façon à ce que, nous connaissant, ils sachent à qui ils ont affaire, et que moi je sache à qui j’ai affaire. Homme de Dieu, je souhaite que mes interlocuteurs comprennent bien mon point de vue de croyant, au nom de quoi je parle en cherchant à être témoin de la justice, de la paix et de la vérité. Je dois avoir donné la preuve que je ne suis pas un partenaire intéressé qui va défendre des intérêts partisans ou faire pression dans le jeu politique. J’estime donc que j’ai le devoir d’avoir des relations aussi bien avec l’Elysée et avec le chef du gouvernement qu’avec les représentants de l’opposition et avec les représentants des principaux organismes de la vie publique.

Q. - Est-ce que la politique du Vatican est aussi discutée au niveau de l’Archevêché ?

M.L. - Plus ou moins. Je veux dire : ce qui se discute, ce sont les intérêts propres de l’Église. Par exemple, savoir ce que le Vatican va dire ou faire en Amérique du Sud n’est pas directement de notre ressort. Mais nous pouvons exprimer notre avis.

Q.I. - Est-ce que vous avez des rapports assidus avec le Vatican ? Est-ce que vous envoyez des rapports très souvent ?

M.L. - Non. Mais vraiment, je suis neuf, moi, là-dedans. Il y a des rapports institutionnels prévus : les évêques viennent tous les cinq ans rendre visite au Pape.

Q.I. - Une fois tous les cinq ans ?

M.L. - Une fois tous les cinq ans, les épisco-pats se déplacent et font une espèce de point de la situation dans leur pays. Mais Jean Paul II, lui, a inauguré un autre mode de rapports : c’est lui qui se déplace et qui, du coup, provoque le rassemblement des responsables d’une population. Mais sur les problèmes particuliers, il y a des groupes de travail, les organisations nationales des Églises délèguent quelqu’un. Il y a à Rome des traditions multiséculaires concernant la conduite des affaires de l’Église. Un des problèmes de l’après-concile fut précisément de les rénover et de faire en sorte que l’ensemble des Églises nationales puisse y participer. C’est actuellement l’un des soucis majeurs du Pape d’éviter que l’administration vaticane ne devienne une administration centrale pesante. Il veut, selon les orientations du second concile du Vatican, faire en sorte que l’ensemble des évêques du monde entier puisse participer, apporter leur concours pour le gouvernement de l’Église entière. Je prends un exemple. Le Droit interne à l’Église est très important. Il a été plusieurs fois réformé au cours des siècles. La dernière rédaction date du début du siècle. Une refonte du Droit est en cours. Elle a été élaborée par une commission composée d’experts internationaux, d’évêques et cardinaux, au travail depuis plus de dix ans. Avant de la promulguer, le Pape a fait un dernier appel à des évêques du monde entier pour qu’ils viennent critiquer ce texte et le soumettre à une nouvelle et dernière élaboration.

Q. - Vous savez sans doute que nous avons en Israël des partis politiques qui sont des partis religieux.

M.L. - Oui.

Q. - Au moins trois, sinon plus actuellement.

M.L. - Oui...

Q. - Comment considérez-vous ce mariage entre la politique proprement dite et la religion ?

M.L. - Vous me posez une question piégée. Je ne peux pas me prononcer sur une question de politique intérieure à l’État d’Israël...

Q. - Est-ce que, automatiquement, pour vous, un parti religieux chrétien serait un parti de droite ? M.L. - Non. Il pourrait aussi bien être de gauche. On peut très bien avoir un parti d’inspiration chrétienne qui serait progressiste. Mais votre question est de savoir s’il est légitime de transformer un État démocratique en théocratie ?

Q. - Notre question concerne Israël.

M.L. - Pour Israël, c’est une autre affaire, encore plus grave en raison de la signification religieuse héritée de la Bible au sujet de la Royauté en Israël.

Q. - Nous avons des partis politiques que nous appelons d’extrême droite et qui veulent imposer leur loi à l’État. Vous aviez suivi l’histoire des fouilles à Jérusalem... ?

M.L. - Oui.

Q. - Notre « Église », excusez-moi du terme, la Rabbanout a été à ce propos en conflit déclaré avec le gouvernement.

M.L. - Comment puis-je répondre sans porter un jugement...

Q. - Alors, quel est votre dernier avis sur cette question ?

M.L. - Il ne faut pas que vous vous serviez de moi pour régler vos comptes ! (Rires.)

Q. - Pourrait-il être interdit par le chef des chrétiens de faire des fouilles à l’endroit où l’on suppose qu’il peut y avoir eu, il y a deux mille ans, un cimetière ?

M.L. - Certainement pas.

Q. - Pour lui, ces fouilles ne sont pas un manque de respect ?

M.L. - Certainement pas...

Q. - Nos partis religieux ont essayé de nous dire le contraire. Quand nous les avons attaqués dans les journaux, ils nous ont dit : mais dans toutes les autres communautés religieuses, par exemple chez les chrétiens, c’est la même chose. On n’a pas le droit de faire des fouilles à l’endroit où l’on suppose qu’il y a eu des ossements.

M.L. - Au contraire ! À Rome, c’est Pie XII et ses successeurs qui ont voulu les fouilles au Vatican sur un cimetière. Il n’y aurait profanation sacrilège que s’il y avait volonté d’insulter ou s’il y avait un manque de respect à l’égard de ce qu’un homme peut penser ou à l’égard de ce qui lui paraît vénérable. Mais ce n’est pas le cas, j’imagine ? Je sais que ces fouilles ont soulevé des réactions véhémentes aussi bien du côté musulman que du côté des juifs orthodoxes. Mais ces fouilles ont un intérêt inappréciable pour la connaissance de l’histoire du judaïsme et du christianisme.

Ql. - Quand êtes-vous allé pour la dernière fois à Jérusalem ?

M.L. - En 1977.

Q.I. - Quand vous y allez, quel genre de gens rencontrez-vous ?

M.L. - Le plus de gens possible. N’importe qui.

Q. - Pas seulement les gens d’Église ?

M.L. - Non. J’y suis allé dans des conditions différentes. Pendant dix ou quinze ans, j’y suis allé presque tous les étés avec des groupes d’étudiants.

Q. - Dans un but d’enseignement ?

M.L. - En pèlerinage. Pour la découverte des lieux saints. Et puis, nous avions des rencontres organisées systématiquement aussi bien avec des musulmans et des chrétiens palestiniens qu’avec des Israéliens. Nous avons eu des rencontres régulières à l’université de Jérusalem. Nous visitions toujours un kibboutz. Bref, ce qu’il est convenu de faire habituellement quand on fait un voyage de quinze jours ou de trois semaines et qu’on veut montrer différentes réalités. Ces voyages répétés m’ont permis de nombreux contacts, bien que, conducteur de groupe, j’eusse alors peu de temps personnel, je ne pouvais pas m’échapper pour faire des visites. Mais, chaque fois que je le pouvais, je tâchais de rencontrer des gens, dans la vie... au hasard des rencontres.

Q.I. - Est-ce que vous avez connu des hommes d’État israéliens ?

M.L. - Pratiquement pas. J’ai rencontré Ben Gourion dans son kibboutz.

Q.I. - À Sdé-Boker ?

M.L. - À Sdé-Boker. Mais je ne peux pas dire du tout que je l’aie bien connu.

Q. - Et Israël vous a plu ?

M.L. - Ah oui ! (Rires.) Qu’est-ce que ça veut dire, cette question : « Ça vous a plu » ?

Q.I. - Eh bien, la solution israélienne pour Jérusalem ?

M.L. - Ce qui me semble être la position minimale, c’est que les lieux saints soient accessibles à tous, soient sortis du champ d’appropriation nationale, d’une manière ou d’une autre. Qu’ils soient accessibles aux hommes de différentes religions qui y sont effectivement représentés, musulmans, juifs ou chrétiens, avec une garantie internationale.

Q. - Est-ce que vous avez des rapports avec la communauté juive en France ? Est-ce que vous avez vu le Grand Rabbin Sirat ?

M.L. - J’ai rencontré le Grand Rabbin Sirat. Et le Grand Rabbin de Paris, Alain Goldmann, également. Ainsi que le Grand Rabbin Chouchena. Mais disons que je débute seulement dans mes fonctions d’archevêque de Paris...

Q. - Il n’y a pas de méfiance mutuelle, entre vous et le chef de la communauté juive ?

M.L. - Je sais que certains de mes propos ont été vivement relevés par le Grand Rabbin Sirat dans des articles que vous connaissez bien. Dans les rencontres ultérieures que nous avons eues, il m’a témoigné amitié et cordialité. Il avait pris mes paroles adressées aux journalistes en un sens différent de celui où je les avais employées. Je ne parlais pas juridiquement ; j’employais le langage de tout le monde et j’exprimais un attachement, une conviction personnelle. Donc je pense que les choses sont claires. Je l’espère, en tout cas. Quant à la communauté juive, je n’ai pas encore eu l’occasion de la rencontrer vraiment. Pour vous dire la vérité, je ne suis pas sépharade. J’ai des amis sépharades, mais je connais mieux les juifs d’Europe que ceux d’Afrique du Nord.

(...)

Q. - J’ai une autre question. Puisque vous avez vécu à l’époque de l’holocauste, vous en avez souffert. Comment est-ce que l’holocauste s’inscrit dans la logique de l’Histoire ? Qu’est-ce qui s’est produit pour qu’une telle chose puisse arriver... ? Et comment un homme religieux comme vous peut-il expliquer cela ?

M.L. - Dans ce monde, l’homme est aux prises avec le pire. Il est aux prises avec sa propre négation. Dans ce monde, l’absolu pour lequel l’homme est fait, qui est sa condition divine, s’inverse en une condition infernale, insondable, vraiment insoutenable. Dans le cas de la Shoa (je préfère dire la Shoa plutôt que l’holocauste, parce que l’holocauste cela veut dire autre chose, c’est l’offrande apportée volontairement pour rendre gloire à Dieu), il y a eu une volonté d’extermination. Et ce qui est le plus intolérable, ce n’est pas seulement que des hommes aient été ainsi massacrés, exterminés, comme le sont encore aujourd’hui quantité de gens de par le monde pour une raison ou pour une autre ; mais que ces hommes l’aient été sans autre raison que le fait qu’ils étaient juifs. Les nazis ont eu d’autres ennemis, d’autres adversaires, et ils n’ont pas subi le même sort pour la même raison infernale. La seule raison, c’était qu’ils étaient juifs. C’est donc un crime qui va au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. La négation même d’autrui. Au début, vous m’avez demandé : « Qu’est-ce que c’est qu’un juif ? » J’ai dit un homme porteur d’une élection pour autrui. Et voici que pour cette raison-là, il est rejeté et tué. On arrive là à une limite de la haine homicide. Cette haine projette une lumière extrême et insoutenable sur le destin du peuple juif et le destin de l’humanité. Car cette lumière dévoile en fait un abîme d’obscurité dans l’homme. Je pense que la seule réponse possible c’est le silence. On ne peut pas en parler. Même quand on veut en parler, on ne peut pas en parler, parce que c’est insoutenable. La seule chose que je pense au fond de moi-même, c’est que, d’un mal qui est absolu, Dieu cependant peut tirer un bien absolu. De quelle façon ? Je ne sais, mais je crois que tous ceux qui ont été victimes ainsi sont sûrement bien-aimés de Dieu.

Q. - Il faut la foi, pour parler ainsi.

M.L. - Oui, je sais... Je vous parle comme je peux. Deuxièmement, je pense que, quelque part, ceux-là appartiennent à la souffrance du Messie. Mais seul Dieu peut le dire, pas moi. Et que, un jour, ceux qui les ont persécutés reconnaîtront que c’est grâce à eux que nous sommes sauvés. Je ne sais pas... Il ne faut sans doute pas dire des choses pareilles. Et pourtant, c’est ce que je pense, mais ce n’est pas une justification. En tout cas, Israël joue un rôle de révélateur par rapport à quelque chose qui est dans l’Histoire et à ce qui est dans le cœur des hommes.

Q. - Mais cela peut se reproduire.

M.L. - Cela peut se reproduire et cela se reproduit. On frémit à la pensée qu’un pareil malheur pourrait arriver à nouveau. Car ce qui est arrivé ne fut pas simplement un accident. Ce qui est arrivé met à nu la condition humaine. Il faut donc demeurer constamment vigilant. Nous savons maintenant ce qui peut exister au cœur des sociétés. Les hommes qui veulent le bien, qui veulent la dignité, qui ont la foi, doivent donc demeurer vigilants. Car le pire dans cette affaire, ce n’est pas seulement que des crimes aient été commis, mais que des hommes aient voulu se justifier de les avoir commis. Il y a donc deux crimes. Il y a celui qui a été commis. Mais on savait déjà que les hommes sont cruels. Et il y a celui, plus grave encore peut-être, et qui s’étale sur notre temps, de vouloir justifier le crime, de chercher des raisons aux actes de ceux qui l’ont accompli, de lui trouver une raison d’être au lieu de le dénoncer. Voyez, ces jours derniers encore, on a cherché à expliquer l’assassinat du président Sadate. On cherche les raisons du criminel. Le courage des victimes, des innocents, lui, ne peut se dire ni s’expliquer. On veut aujourd’hui justifier la violence. Cela révèle un obscurcissement de l’esprit. Une espèce de voile sur le jugement. Et la Shoa ne s’est pas produite dans des temps barbares, au temps des Huns, je ne sais où. Elle s’est produite dans l’Europe, après le XVIIIe siècle, après le Siècle des Lumières.

Q. - J’ai lu dans le journal une phrase de vous qui m’a frappé et que je trouve très belle. J’aurais voulu que vous la répétiez pour nous et que vous l’expliquiez. Vous avez dit : « Ma nomination, pour moi, ce fut comme si tout à coup les crucifix s’étaient mis à porter l’étoile jaune. »

M.L. - Oui, je vous la redis, mais je peux difficilement ajouter quelque chose.

Q. - C’est une phrase qui rend justice aux juifs qui ont été persécutés et qui ont été obligés de porter l’étoile jaune.

M.L. - Oui. Malgré eux, sans qu’ils l’aient voulu, ils ont été la figure de l’innocence dans ce monde. Malgré eux : oh ne choisit pas d’être un héros. Je sais bien que tous ceux qui sont morts là-bas n’étaient pas des héros. Mais, injustement persécutés, ils ont porté la figure de l’innocence et du droit. Des gens veulent nier la réalité des faits, les camps de concentration, etc. Par là, se révèle non seulement leur mauvaise conscience mais aussi leur vouloir secret de nier l’innocence, d’écarter le regard de l’innocence. Dans ce monde, on accepte que l’innocence soit bafouée. Et ensuite on ne supporte plus que l’innocence soit reconnue. Prendre sur soi la figure de l’innocence, voilà qui est au cœur de la foi d’Israël : c’est la figure du Serviteur, dans Isaïe.

Q.I. - En tant que l’un des grands prélats de l’Église catholique, vous sentez-vous une obligation morale envers le peuple juif ?

M.L. - Bien sûr. Mais j’ai ce sentiment depuis le début. Et j’estime que tout homme doit l’avoir. Ma fonction ne change rien à ce sentiment et à cette obligation. J’ajouterais seulement que, chaque fois qu’il y a eu persécution des juifs, il y a eu reniement du christianisme. Les chrétiens qui ont persécuté les juifs, que ce soient des hommes politiques, que ce soient des hommes d’Église ont péché gravement contre Dieu et contre les juifs. Ces actes furent autant de reniements de leur fidélité chrétienne. Ce n’est pas un contentieux national ou ethnique. Cela touche à la foi elle-même. Et la preuve, c’est que leur attitude fut souvent habillée par eux de raisons religieuses.

Q. - Avez-vous des intentions de visite en Israël ?

M.L. - Je le voudrais. Je ne sais pas encore.

(...)

Q. - J’aurais encore une question. Je voudrais savoir si vous croyez que l’Église aurait pu faire plus pendant la guerre pour sauver des juifs ?

M.L. - Des études historiques sont encore en cours. Le jugement que l’on porte après les événements est toujours différent de celui que l’on porte sur le moment. Rappelez-vous l’attitude des dirigeants alliés à cet égard pendant la guerre... Il y a sur ce sujet les recherches de Saul Friedlander, de Léon Papeleux. Il faudra qu’elles se poursuivent. Il y a eu de véritables réseaux de chrétiens qui se constituèrent pour sauver les juifs. De toutes les institutions morales et sociales, l’Église est sans doute celle qui a. sauvé le plus de juifs. Elle pouvait, elle devait le faire. Certains reprochent qu’elle s’y soit mise assez tard pour dénoncer l’antisémitisme. Pie XI déjà l’avait fait...

Q.I. - Est-ce que vous connaissez l’attitude du Pape présent envers Israël et les juifs ?

M.L. - Il est sûrement le Pape qui, dans l’Histoire, est le mieux placé pour comprendre ce qu’a été la condition juive. Parce qu’il l’a vue à travers l’expérience de l’Europe de l’Est et avec sympathie. Ce qui est tout différent que de le voir à travers celle de l’Europe occidentale. Un Italien n’a qu’une idée très partielle de ce qu’est la condition juive. Étant donné ce qu’était la Pologne comme pivot de la condition juive d’Europe centrale, il est au courant de façon tout à fait singulière, parce que directe, y compris des préjugés, y compris de l’antisémitisme, dans ce qu’il a de plus irrationnel et antichrétien. On ne connaît cela nulle part aussi bien qu’en Pologne et en Lituanie. Si l’on veut comprendre les origines du nationalisme juif, du sentiment national juif, avant la naissance de l’État d’Israël, il faut se rappeler que c’est en Pologne, ou en Europe centrale, qu’il s’est formé. Et d’autre part, il y a de sa part certainement une très grande estime, un très grand respect spirituel à l’égard du judaïsme.

Q.I. - Une dernière question : comment expliquez-vous la séduction qu’a exercée l’État d’Israël sur l’opinion publique chrétienne au moment de sa fondation ?

M.L. - Dans son origine, l’État d’Israël fut une utopie, il s’est bâti comme devant être une réalisation d’équité et de justice. Je me rappelle les premières phrases que j’ai entendues en Israël en 1950 : « Ici, la police est honnête... Ici, personne ne triche... »

Q.I. - On a évolué... (Rires.)

M.L. - Il y avait une espèce de sentiment d’innocence. En Israël, il n’y avait pas de voleurs. Il y avait quand même des prisons, mais enfin, pas de mauvais brigands. Héritier du patrimoine juif, cet État devait être une réalisation exemplaire. Mais après cela, il y a eu le même écart visible qu’entre une nation qui se dit chrétienne et sa politique.

Q. - Cependant, lorsque vous lisez dans le journal qu’Israël a fait telle ou telle chose en tant qu’État, dans son comportement envers les Palestiniens par exemple, il est toujours jugé très durement.

M.L. - Oui, tout se passe comme si le reproche était redoublé.

Q. - On attend donc plus d’Israël que d’un autre pays ?

M.L. - Oui. Parce que l’on a souvent d’Israël une vision idéale et chimérique. On garde l’idée qu’en avaient les fondateurs, nourrie de toute l’exigence biblique de justice et de vérité.

Q. - Mais c’est un malheur pour nous, si l’on attend trop d’Israël ?

M.L. - Oui, je sais. Car, en fait, c’est un pays qui, comme tout autre, ne peut pas ne pas faire des erreurs !

Q.I. - Et pécher, bien sûr ! (Rires.)

M.L. - Et pécher. À condition de ne pas oublier que ce sont les Prophètes d’Israël qui ont appelé les hommes au repentir.


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(1) Courant de pensée qui s’est manifesté en Israël parmi les pionniers et qui préconisait l’abandon de toute qualification juive. Par la suite, le mouvement appela les juifs d’Israël à fusionner avec les non-juifs dans un système politique et culturel local.

(2) 3. Nom de la figue de Barbarie, coriace à l’extérieur mais douce à l’intérieur. Nom donné aux juifs nés dans le pays d’Israël.