"Je n'ai pas eu de véritable enfance". Ces mots terribles sont ceux du Rav Tsvi Tauski, qui fut déporté à Bergen-Belsen à l'âge de 9 ans. A la sortie du camp, le Rav Tsvi est retourné à Budapest avec ses parents, puis les a quittés pour aller étudier en Angleterre. Deux ans plus tard, il a émigré en Erets Israël. Très jeune déjà, il a "adopté" le Rav de Poniowitz comme figure paternelle, puis est devenu membre de la communauté du Rav Wozner après son mariage. Cet homme exceptionnel a eu une vie incroyable. Il a bien voulu partager avec un journaliste de Yated Ne'eman ses souvenirs du Rav Wozner, son Rav pendant plus de cinquante ans.

Le journaliste témoigne : "J'étais complètement bouleversé en entendant Rav Tsvi, un homme agréable de près de 80 ans, raconter les terribles pérégrinations qu'il a traversées dans sa vie. Rav Tsvi est un pur "produit" de la Yéchiva Poniowitz, un Talmid Mouvhak (NdT : élève particulièrement proche) du Rav de Poniowitz et disciple des Raché Yéchiva et du Rav Yé'hezkiel Levinstein. De plus, et ce n'est pas rien, il est l'un des rares privilégiés à avoir été étroitement liés au Rav Chmouel Halévi Wozner depuis plus de cinquante ans. Pourtant, le Rav Tsvi ne se définit pas comme étant son élève, son Talmid.

Quand le journaliste lui a demandé de se définir par rapport au Rav Wozner, il a répondu : "Je n'étais qu'un fidèle qui priait dans sa synagogue. Je n'ai pas étudié dans sa Yéchiva. Rappelons que Rav Wozner remplissait deux fonctions : il était Rav du quartier Zikhrone Méir et Roch Yéchiva de la Yéchiva ‘Hokhmé Lublin. J'étais reçu chez lui dans le cadre de la première seulement."

Né à Budapest, la capitale de la Hongrie, le jeune Tsvi Tauski a été déporté à Bergen-Belsen à l'âge de 9 ans, avec ses parents, ses deux sœurs, et un groupe d'autres Juifs incluant le Rav de Satmar. Il se souvient des premières persécutions antisémites à Budapest : tout d'abord les Juifs ont été interdits d'employer des Aryens. Puis leurs commerces leur ont été confisqués. Rav Tsvi se rappelle son père prenant son courage à deux mains et entrant par effraction dans son propre magasin pour y prendre quelque argent et objets de valeur. Le jeune Tsvi et sa maman l'attendaient à l'extérieur, en tremblant de peur.

Toutefois, à Budapest, les choses restaient plus vivables et "mesurées" que dans les petites villes environnantes comme Satmar ou Grosswardein. "On sentait que l'atmosphère était lourde, mais on ne nous envoyait pas à Auschwitz", dit le Rav Tauski. Aussi, beaucoup, y compris le Rav de Satmar, ont-ils rejoint la capitale en espérant sauver leur vie.

La famille Tauski, très honorable, faisait partie des proches du Rav de Satmar pendant sa captivité à Bergen-Belsen. "Nous étions à ses côtés en déportation, et même en Suisse après notre libération". Le Rav Tsvi se souvient très bien de ces mois là. Sa sœur a miraculeusement donné naissance à un petit garçon au lendemain de leur sortie du camp. Immédiatement après son Brit, le bébé a été placé en quarantaine dans un hôpital suisse, les autorités helvétiques craignant qu'il ne soit porteur de maladies contagieuses répandues dans les camps. Pleine de courage et d'adresse, la maman de Rav Tsvi a réussi à enlever son petit-fils dans un panier d'osier.

Après la Suisse, retour en Hongrie où le jeune Tsvi a étudié dans un Talmud Torah appelé Torath Emeth. Puis il a été invité à étudier en Angleterre par le Rav Smititski, gendre du fameux Rav Schneider. Avant même sa Bar Mitsva, le jeune Tauski est donc parti en Angleterre avec quatre autres Ba’hourim (jeunes hommes) de son Talmud Torah. Il étudiera deux ans au sein de la Yéchiva de Rav Schneider. Puis, une rumeur a circulé, indiquant que tout Ba’hour qui émigrerait en Israël pourrait faire sortir sa famille de Hongrie. C'est ainsi qu'en 1950, un certain nombre de Ba’hourim ont mis le cap vers Israël. Le Rav Tautski raconte que l'un d'entre eux, particulièrement intelligent et énergique, s'est soucié que le mouvement Agoudat Israël soit prévenu de leur arrivée afin qu'ils ne soient pas envoyés dans un Kibboutz non-religieux : ce Ba’hour n'était autre que le futur Rav Sternbukh…

Arrivés au port de Haïfa, les jeunes gens n'ont accepté de débarquer que lorsqu'un monsieur barbu et coiffé d'une Kippa les a accueillis ; il s'agissait de Rav Ya'acov Katz, qui était alors maire adjoint de Haïfa et membre du parti Po’alé Agoudat Israël. Ils ont d'abord été envoyés dans un centre d'intégration, puis M. Deutsch, le légendaire directeur de la Yechiva de Poniowitz, les a pris sous son aile.

"Ce n'est qu'à partir de cet instant que je me suis réellement senti vivant, affirme le Rav Tautski. Privé d'enfance, je suis arrivé à l'âge de 16 ans à Bné Brak et j'ai étudié à la Yéchiva de Poniowitz. N'ayant rien d'autre au monde que la Yéchiva et mes Rabbanim, il est logique que le Rav de Poniowitz soit devenu mon père spirituel".

Les parents de Rav Tsvi l'ont bien rejoint en Erets Israël un an et demi plus tard. Mais son papa est tombé gravement malade et a dû partir se faire soigner en Autriche, car le système médical local n'était encore qu'embryonnaire. Malheureusement, le traitement n'a pas réussi et Rav Tautski père s'est éteint à Vienne à Roch Hachana de l'année 5717. Son fils était à son chevet. Comme cette année-là, Roch Hachana était immédiatement suivi de Chabbath, le jeune Tsvi, tout juste âgé de 20 ans, a transporté le corps de son papa défunt sur une chaise jusqu'au cimetière juif, en plein Yom Tov, par crainte que le Kavod Hamèt (NdT : le respect dû aux morts) ne soit bafoué à l'hôpital. Depuis lors, pendant des dizaines d'années, Rav Tsvi officie comme 'Hazan pour l'office de Min'ha de Roch Hachana à la Yéchiva de Poniowitz.

Après le décès de son papa, Rav Tsvi est retourné à la Yéchiva de Poniowitz, souhaitant étudier pour maintenir le flambeau familial. Il s'est séparé de sa maman qui le bénit à travers ses larmes pour qu'il réussisse dans son étude de la Torah et qu'il fonde une belle famille. Grâce à D.ieu, ses prières ont été exaucées. Plus tard Madame Tautski ira s'installer auprès de ses deux filles aux Etats-Unis.

Près de soixante ans plus tard, nous voici en présence du Rav Tautski, deux jours après que son Rav, le Rav Wozner, se soit éteint. Dès son arrivée à Bné Brak, encore jeune homme, Rav Tsvi voyait Rav Wozner comme une personne avec qui il était à la fois possible et très enrichissant d'être en relation. Sept ans plus tard, après son mariage, il est devenu membre de la communauté du Rav Wozner et priait donc régulièrement dans sa synagogue. Quiconque connait Bné Brak sait que le domicile du Rav Wozner, ainsi que sa synagogue mitoyenne, sont situés entre la rue 'Hazon Ich et le site de la Yéchiva de Poniowitz. C'était le "point de chute" idéal pour un Avrekh qui vit rue 'Hazon Ich et étudie à la Yéchiva Poniowitz, surtout s'il a des origines hongroises.

"Ma relation avec Rav Wozner s'est installée très naturellement, explique le Rav Tautski. Mon père, qui voyageait beaucoup pour ses affaires, l'avait une fois rencontré dans le train dans les années 30. Il m'avait dit que c'était "un très jeune Rav très sympathique". Et puis quand mes parents ont habité en Israël, Papa est devenu le Gabay (intendant) de la synagogue du Rav Wozner, comme il l'avait été dans notre communauté a Budapest".

A partir du mariage de Rav Tautski, le Rav Wozner est devenu son Rav. Un titre que Rav Tsvi tient à distinguer de celui de Maguid Chi'our (NdT : charge de cours) ou de Roch Yéchiva. Il rapporte que même le Rav de Poniowitz refusait de répondre à des questions d'ordre halakhiques à Bné Brak, alors qu'il avait été Mara Déatra (NdT : décisionnaire officiel) dans la ville de Poniowitz. "J'ai vu de mes propres yeux une dame lui apporter un poulet sur lequel elle avait une question, et il lui a dit qu'il ne pouvait y répondre".

Un jour, Rav Tsvi s'était rendu chez Rav Wozner pour lui poser une question, mais il a été éconduit par son Gabay qui l'a informé que le Rav étudiait et ne pouvait être dérangé. Mais le Rav Wozner aperçut son visiteur et lui fit signe d'entrer. Puis, il reprocha à son Gabay : "Comment ne laisses-tu pas entrer le Rav Tsvi Tautski de Budapest ?!"

Le mariage de Rav Tsvi ayant eu lieu à Copenhague, au Danemark, le Rav Wozner n'a pas pu être Messadèr Kidouchine. Rav Tsvi a invité Rav Wozner à être Sandak pour le Brit de son cadet (il avait donné cet honneur au Rav de Poniowitz pour le Brit de son fils ainé). Mais Rav Wozner a préféré que le beau-père de Rav Tsvi soit Sandak, car il était venu spécialement du Danemark pour le Brit.

La naissance du fils aîné de Rav Tsvi a d'ailleurs été un moment fort dans sa relation avec Rav Wozner. Le bébé était né avec une importante malformation cardiaque et le jeune père était effondré par cette nouvelle. Il était donc allé chercher bénédictions et réconfort auprès de Rav Wozner. Or celui-ci le trouva avec la tête posée sur un lutrin, car il se reposait un peu de tant d'émotions. "Souvent, je sentis une main sur mon épaule, se souvient Rav Tautski. C'était celle du Rav Wozner, qui s'inquiétait de me voir ainsi découragé. Il m'a alors dit quelques mots pouvant se résumer ainsi : "Ne t'inquiète pas. Ce sont des choses qui arrivent dans la vie, et ce n'est pas une raison pour perdre ta joie de vivre.""

Beaucoup plus tard, quand ce même fils sera marié et même père de famille, lui-même et Rav Tsvi poseront une importante question halakhique au Rav Wozner. Ils demanderont au décisionnaire de la génération s'il était autorisé de bénéficier d'une transplantation cardiaque. A l'époque, le fils n'était pas encore inscrit sur la liste des demandeurs de greffe, car il était trop faible pour subir une telle opération. Néanmoins, les deux hommes voulaient savoir ce que la Halakha dicterait si l'occasion se présentait. Rav Tsvi savait que Rav Wozner avait déjà écrit sur le sujet plusieurs années auparavant. Rav Wozner avait répondu à la question de savoir s'il était permis de recevoir une greffe de cœur en Israël, ce qui impliquait que le donneur soit certainement un Juif. Rav Wozner avait tranché que cela était interdit à titre de meurtre. Nos Sages ont en effet précisé que l'on "ne sait pas quel sang est le plus rouge", c'est-à-dire que l'on ne peut déterminer lequel des deux individus a le plus le droit de vivre. "Mon fils, que sa mémoire soit bénie, cita ses propos et entra dans une discussion halakhique avec le Rav, qui souligna alors un autre point : comment pourrait-il autoriser un Avrekh à porter le cœur d'un non-Juif ? Selon lui, le cœur n'est pas un organe comme un autre, et qu'il lui paraissait impossible qu'une personne qui étudie la Torah ait le cœur d'un Goy". Finalement, mon fils est décédé sans même avoir la force physique de subir une transplantation. Il s'est éteint peu de temps après le Rav Chakh, lequel nous avait assurés de prier pour lui chaque jour."

Rav Tsvi poursuit : "En fait, je ne posais que très rarement des questions au Rav Wozner. La situation d'alors était très différente de celle d'aujourd'hui où chacun court poser des questions aux Rabbanim. A l'époque, le Rav était seul décisionnaire, et nous étions embarrassés de le déranger pour des choses que nous pouvions trancher nous-mêmes en recherchant les réponses dans les livres."

A la demande insistante du journaliste, le Rav Tautski évoque un sujet ayant donné lieu à une question soumise au Rav Wozner : "Il y a plusieurs années de cela, je voulais aller rendre visite à ma sœur aux Etats-Unis. Elle était malade et deux dames vivaient chez elle pour s'occuper d'elle. J'avais donc un souci concernant les règles de Yi'houd (NdT : isolement d'un homme avec une ou plusieurs femmes). Après m'avoir posé diverses questions sur la situation, le Rav Wozner m'autorisa à séjourner chez ma sœur en me donnant plusieurs instructions précises."

"Il me revient aussi en mémoire une veille de Pessa’h, lors de laquelle j'étais venu vendre mon 'Hamets chez le Rav. Un autre monsieur était là, qui s'épanchait sur le fait que sa fille, déjà avancée en âgé, ne trouvait pas de Chiddoukh convenable car les noms des prétendants ne correspondaient pas à son Mazal. Contre toute attente, j'entendis le Rav Wozner répondre que ce genre de pratique pouvait avoir une certaine validité, mais qu'il ne pensait pas que de nos jours quiconque soit compétent en la matière."

Rav Tsvi a beau rester modeste sur le sujet, il était très proche du Rav Wozner. Il pouvait voir la Yéchiva 'Hokhmé Lublin depuis son balcon, et donc apercevoir le Rav Wozner y arriver chaque matin. De même qu'il pouvait aussi voir le Rav Lefkowitz quitter son domicile pour rejoindre la Yéchiva de Poniowitz. Aujourd'hui, ces deux Grands de la Torah nous ont quittés.

Un jour, Rav Tsvi a été témoin d'une discussion entre Rav Wozner et le Rav de Poniowitz. "Cela portait sur la construction de la Yéchiva. Il était prévu que le Beth Hamidrach (maison d'étude) se trouve à l'étage supérieur, en marque de respect, et que les dormoirs, la salle à manger et les salles de cours soient au rez-de-chaussée. Mais le Rav de Poniowitz, qui avait déjà supervisé la construction de plusieurs Yéchivot, déclara qu'il fallait que le Beth Hamidrach soit justement en bas. Rav Wozner s'en étonna. Alors le Rav de Poniowitz expliqua : "Un Machguia'h (Ndt : guide spirituel) ou un Maguid Chi'our ne pourra pas monter les escaliers sans cesse. Or il sait pertinemment que certains étudiants ont souvent besoin de son aide. Si le Beth Hamidrach se trouve au rez-de-chaussée, alors cela lui sera plus facile d'aller les rejoindre". Immédiatement, le Rav Wozner adapta les plans en conséquence."

Ces 50 dernières années, Rav Tsvi a écouté chaque cours de Chabbath Hagadol et de Chabbath Téchouva de la bouche du Rav Wozner. Sans vouloir définir un style particulier dans les cours du Rav, il témoigne néanmoins que le Rav Wozner était extrêmement constant dans son attitude envers tout ce qui concerne la Tsniout (pudeur). Le sujet était abordé dans presque tous les cours, et le Rav insistait toujours fortement sur ce sujet.

Précisons que les cours du Rav Wozner sur Chabbath Téchouva et Chabbath Hagadol portaient sur des sujets de la Guémara qui avaient été étudiés par les Ba’hourim et les fidèles qui assistaient à son cours hebdomadaire. Celle de Chabbath Hagadol parlait bien sûr des sujets liés à Pessa’h, tandis que celle du Chabbath Téchouva était axée sur les lois de Yom Kippour ou de Souccot. Il passait environ une heure sur une analyse détaillée du sujet, puis passait à une discussion sur la Haggada pendant environ une demi-heure. Il mentionnait également toujours les Halakhot principales se rapportant à cette période de l'année, telles que les lois de vente du 'Hamets, et s'il y avait eu des innovations dans la Cacheroute, il présentait ses propres points de vue sur ce qui avait été autorisé et ce qui devait être évité. Au cours des dernières années, Rav Wozner parlait souvent de la période pré-messianique. Il citait divers versets des Prophètes avant de les expliquer. Sa connaissance du Tanakh était extraordinaire ; il était capable de citer par cœur des versets entiers tirés des Prophètes.

Rav Wozner avait adopté un certain nombre de vues de la 'Hassidout Satmar concernant l'État d'Israël, désignant parfois les dirigeants politiques de l'Etat comme des mécréants. Le Rav Wozner votait-il pour les élections à la Knesset ? "Non, il avait opté pour une approche particulière. Il avait conservé sa nationalité autrichienne, de sorte qu'il ne pouvait pas voter en Israël. Et il faisait en sorte de quitter la ville au moment de Yom Ha’atsmaout."

Quand le journaliste lui demande si le Rav Wozner répondait rapidement aux questions qu'on lui posait, Rav Tsvi est catégorique : "Il avait des connaissances extrêmement étendues ; il était versé dans toute la Torah. Une fois j'avais essayé de discuter avec lui d'un certain sujet, mais il a clos rapidement le débat en déclarant : "Il n'y a rien à contester ici. Tels sont les faits, et donc ceci est la Halakha !""

Du balcon de Rav Tsvi, il y avait une vue imprenable sur l'immense enterrement du Rav Wozner qui a eu lieu à 'Hol Hamo’èd. Un certain nombre de photographes ont demandé la permission de se tenir sur le balcon afin de photographier l'évènement sous le meilleur angle. Rav Tsvi les a autorisés à entrer chez lui, mais lui-même est descendu dans la rue et a marché avec la foule, pleurant à chaudes larmes sur le foyer qui avait été pour lui plus que la maison d'un père.