La Paracha de Balak aurait pu rester parmi les passages les plus emblématiques de la Torah, dans la mesure où les Sages ont envisagé un temps d’en faire figurer un morceau dans le texte du Chéma Israël. En effet, il faut mesurer l’enjeu déterminant de cette Paracha qui fait peser une menace très forte sur les Bné Israël : une menace de malédiction, d’être chassé de la terre, voire d’être chassé du monde, D.ieu nous en préserve.

Toutefois, en lieu et la place de la malédiction promise par Balak et Bilam au peuple juif, nous assistons à une bénédiction et à une glorification de la grandeur et de la beauté du peuple d’Israël, selon la formule bien connue : « Qu’elles sont belles tes tentes Jacob, tes petits sanctuaires, Israël » sortie de la bouche de Bilam lui-même. Il s’agit d’un sauvetage miraculeux, une nouvelle fois, des enfants d’Israël, et nos Sages souhaitaient que l’on garde cela en tête en permanence.

Il faut dire que Bilam était un personnage très particulier dans la mesure où D.ieu l’avait doté d’un pouvoir prophétique très fort, comparable, nous disent nos Sages, à celui de Moché Rabbénou lui-même. Cependant, comme nous le voyons dans notre texte, Bilam n’exploitera pas ses capacités extraordinaires conformément à la volonté de D.ieu, mais il les mettra au service de la matérialité et de l’impureté.

Cette volonté perverse de Bilam l’emportera lui et ses facultés prodigieuses, elle mettra une limite infranchissable à sa capacité prophétique dont il a sous-estimé le fait qu’elle ne venait que de D.ieu.

Ces déconvenues nous sont exposées dans notre Paracha à la faveur d’un passage où se mêlent le fantastique et le burlesque, et qui nous présente une ânesse dotée de la parole et d’une vision pénétrante. En effet, alors que Bilam s’achemine vers Moav, chevauchant son ânesse, cette dernière interrompt brusquement sa marche par trois fois, manquant de faire tomber Bilam.

Le texte nous précise alors que l’animal est effrayé par la vision d’un ange qui barre la route armé d’une épée. Bilam ne perçoit pas cette scène et s’en prend à son animal dont il ne comprend pas la réaction, puis il lui donne trois séries de coups de bâton. C’est alors que l’ânesse se met à parler, en ces termes (Bamidbar, chap. 22, verset 28) : « Alors le Seigneur ouvrit la bouche de l'ânesse, qui dit à Bilam: "Que t'ai-je fait, pour que tu m'aies frappée ainsi à trois reprises?" »

Rachi s’intéresse alors à l’expression « à trois reprises » et la commente de la manière suivante :

A trois reprises (Régalim) : [Hachem] lui a transmis l’allusion suivante : « Comment peux-tu vouloir anéantir un peuple qui célèbre tous les ans trois fêtes de pèlerinage (appelées aussi Régalim) ? » (Midrach Tan‘houma)

Cet épisode témoigne des limites fondamentales des facultés dont dispose Bilam. Il est confronté à une situation inédite où il n’a pas vu ce que son ânesse a vu. Lui, le grand prophète qui se targue de ses capacités extraordinaires à plusieurs reprises (Bamidbar, chap. 24, versets 3-4 et 15-16) : « Il proféra son oracle en ces termes : « Parole de Bilam, fils de Béor, parole de l'homme au clairvoyant regard, de celui qui entend le verbe divin, qui perçoit la vision du Tout-Puissant il fléchit, mais son œil reste ouvert », échoue à voir ce qu’un animal voit.

Le commentaire de Rachi peut nous permettre de mieux saisir la portée de cet évènement.

Rachi relève un jeu de mots très significatif entre les coups de bâton donnés à trois reprises (Chaloch Régalim) et les trois fêtes de pèlerinage désignées également sous cette appellation. Or, l’une des spécificités de ces fêtes était précisément de monter à Jérusalem afin d’accomplir la Mitsva de « Réiya », c’est-à-dire voir le Temple et y être vu par la Chékhina, la Présence divine. Cette double vision qui s’accomplissait conférait au pèlerin un supplément d’âme, un supplément de sainteté et le rapprochait de D.ieu.

Nos Sages nous enseignent précisément que la vision à ceci de spécifique qu’elle transmet à l’homme un flux de sainteté lorsqu’il observe des choses ou des êtres élevés spirituellement. Inversement, D.ieu nous en préserve, l’homme peut également perdre de sa sainteté s’il observe des choses ou des êtres mauvais ou impurs. Certaines choses ont même une sainteté si forte que l’homme doit s’abstenir de les voir, car il ne peut les supporter.

En rappelant de manière allusive à Bilam que le peuple juif a le privilège extraordinaire de voir et d’être vu par la Chékhina trois fois par an, notre texte lui indique que les enfants d’Israël possèdent une sainteté et une proximité avec Hachem toutes particulières contre lesquelles Bilam ne peut rien. Lui qui n’est même pas capable de voir un ange, contrairement à son ânesse, comment peut-il espérer atteindre les Bné Israël ?

Cet épisode  nous rappelle ainsi que l’homme n’a de force et de réussite que lorsqu’il suit la volonté de D.ieu, mais dès qu’il s’en éloigne, ses facultés l’abandonnent, le trahissent et l’égarent, à un point tel qu’il peut même tomber à un niveau plus bas que celui des animaux.

L’orgueil et la vanité dont fait preuve Bilam lorsqu’il évoque ses « pouvoirs » n’en paraissent que plus dérisoires. Ils soulignent à quel point ces traits de caractère éloignent l’homme de D.ieu et le font sombrer dans une démesure et une ivresse de lui-même mortifère.

La tradition juive enseigne en contrepoint à l’homme que le chemin d’or que chacun doit suivre dans sa vie est celui du juste milieu, de l’humilité et de la recherche authentique de la bonté et de la justice, sans céder aux mirages de la gloire.

On ne trouverait de meilleure conclusion que celle de notre Haftara à travers les mots du prophète Mikha (chap. 6, verset 8) : « Homme, on t'a dit ce qui est bien, ce que le Seigneur demande de toi : rien que de pratiquer la justice, d'aimer la bonté et de marcher humblement avec ton D.ieu ! »