A l’approche de Yom Kippour, des souvenirs se bousculent se bousculent chaque année dans mon esprit. Je vois mon révéré père, le Rav et Gaon Avraham Halévi Jungreis, je vois son apparence de sainteté, son beau visage, sur lequel reposait la Chékhina, la Présence Divine. J’entends sa voix - une voix qui pénétrait le cœur, une voix inoubliable.

Dans le passé, j’envoyais nos enfants chez mes parents pour Yom Kippour, pour qu’ils soient à leurs côtés, sachant que cette expérience serait pour toujours gravée dans leur âme. Lorsque mon père arrivait à la prière des ‘Assara Harougué Malkhout, les Dix Martyrs, ses pleurs étaient si forts que même les murs tremblaient.

Un Yom Kippour, mon fils demanda à mon père : « Pourquoi papi a-t-il tant pleuré ? ».

Mon père lui répondit que lorsqu’il prononce la prière des Dix saints martyrs, il voit toujours son propre père, le Rav et Gaon Israël Halévi Jungreis, conduit dans les chambres à gaz en portant son petit-fils d’un an dans les bras. De nombreuses années se sont écoulées depuis lors, mes propres enfants sont devenus grands-parents, mais le souvenir des larmes de leur grand-père reste pour toujours gravé dans leur cœur.

Il y a aussi les souvenirs de mon révéré époux, le Rav Méchoulem Halévi Jungreis, que notre premier petit-fils a surnommé « Abba Zeide, papa papi », qui est resté son nom pour toute la vie. Lorsque mon mari conduisait les fidèles dans la prière de Né’ila, il n’était pas seulement le rabbin, mais il plaidait en tant qu’Abba Zeide pour tout le monde. C’est en tant que tel qu’il implorait le Tout-Puissant et déposait les prières devant les portes du Ciel avant qu’elles ne soient scellées.

Je vois ma mère bien-aimée, la Rabbanite Miriam Jungreis, je vois son visage rayonnant et le beau foulard blanc ornant sa tête. Etrangement, personne ne se référait à ma mère en la nommant « Rabbanite »… tout le monde l’appelait « Maman », car, oui, elle était une maman pour tout le monde. A la clôture du jeûne, tous les fidèles de la synagogue se servaient sur la table préparée avec amour par maman… Non seulement pour ses enfants et petits-enfants, mais pour tout le monde. Et elle se chargea de cette tâche tous les ans, même à un grand âge.

Comment ? Comment a-t-elle trouvé les forces ? La réponse est simple : c’était une maman.

Je me souviens des paroles de mon père lorsqu’il regardait ses fidèles le soir de Kol Nidré. Mon père s’exprimait en Yiddish et chaque année, il commençait par le même message : « Tiere Yiddishe kinderlach....mes chers enfants juifs, certains parmi nous, tragiquement, ne parlent pas à leurs parents, ou certains parents ne parlent pas à leurs enfants… certains frères et sœurs ne communiquent pas… ». Et, tout en parlant, il pleurait. « Après avoir vécu une Shoah aussi catastrophique, des tortures barbares, des massacres sauvages, comment se peut-il qu’après cela, un Juif se retourne contre son prochain avec animosité et haine ? Comment est-il possible que cette haine soit dirigée contre un frère, une sœur, une mère, un père ? »

« C’est le soir de Kol Nidré, poursuivait mon père. Que chacun prenne la résolution dans son cœur d’embrasser ses frères et sœurs, et de renouer des relations avec ses parents. »

Une fois ces propos prononcés, mon père commençait l’office de Kol Nidré.

Jeune fille, j’avais toujours eu du mal à comprendre ce message. Se pouvait-il, me demandai-je, que des enfants n’adressent pas la parole à leurs parents et que des frères et sœurs ne communiquent pas ensemble ? Est-ce possible ? Élevée dans une famille de survivants dans laquelle la majorité de la famille avait péri dans les chambres à gaz et les flammes du crématorium, je vis mes parents chercher désespérément des survivants de leur famille, le cousin le plus éloigné devenait un « cousin au premier degré », et ceux qui venaient du même village ou de la même ville devenaient soudain de proches parents.

Quant aux parents et aux frères et sœurs, c’était des trésors que seuls quelques-uns possédaient. Vu ce contexte, j’avais du mal à m’identifier avec le message de mon révéré père.

J’étais jeune et naïve. J’assumai automatiquement que tous les parents ressemblaient aux miens… que toutes les familles étaient comme la nôtre. Malheureusement, aujourd’hui, je vois les choses différemment. A de maintes reprises, j’ai rencontré des murs de haine qui divisent les familles, des familles où la communication a virtuellement cessé.

Je pourrais vous livrer de nombreuses histoires horribles relatées par des victimes venues me consulter, recherchant un réconfort et des conseils dans leur malheur. Il y avait une mamie veuve qu’on n’avait pas autorisé à assister à la Bar-Mitsva de son petit-fils. Elle rassembla son courage pour s’y rendre quand même, au moins pour embrasser et souhaiter Mazal Tov à son petit-fils. Mais ses enfants avaient prévu ce scénario et loué les services de gardes pour lui barrer l’accès à la salle. Et puis ces histoires de frères et sœurs qui se font des procès après le décès de leurs parents, et, ce, toujours pour des histoires d’argent. Au bout du compte, il ne reste pas grand-chose des biens… tout l’argent a été gaspillé en frais d’avocats, et surtout, tragiquement, le conflit qui s’ensuit crée des murs de haine qui empêche les cousins de se fréquenter.

Je peux malheureusement citer des milliers d’exemples, l’un plus tragique que l’autre, des témoignages expliquant notre long, sombre et douloureux exil, et les menaces qui se profilent de nos jours, alors que la vie de notre peuple est une nouvelle fois en danger.

Le message de mon père touche une corde sensible, et nous en avons besoin plus que jamais, mais ceux qui devraient l’entendre n’écoutent pas. Ils se sont enfermés dans des murailles de haine, qui les empêchent d’entendre ou de voir.

Quand allons-nous sortir de notre torpeur ? Quand ?

Qu’Hachem ait pitié de nous et nous envoie une bonne année.