Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précédent : Nous avions laissé nos héroïnes à la Méarat Hamakhpéla. Contre toute attente et malgré de nombreuses réticences, Tamara avait prié avec Kavana pour son propre rétablissement. Ce qui lui avait permis de passer cet appel qu’elle redoutait tant : mettre son mari au courant de son état de santé plus que précaire…

“Tamara, viens t’asseoir tout de suite et dis-moi ce qu’il se passe !

– Je n’y arriverai pas… Je n’y arrive plus. C’est trop ! Je savais que je n’aurais pas dû l’appeler. Mais qu’est-ce qui m’a pris ?

– Qu’a dit ton mari ? Calme-toi et bois un peu d’eau Mami, tu es toute pâlotte.”

Je lui tendis ma gourde et après deux bonnes gorgées, elle me raconta ce qu’il s’était passé entre Avi et elle.

“Merci. Le truc, c’est que je ne m’attendais pas du tout à ce type de réaction de sa part.

– C’est à dire…

– Il a osé me dire qu’il ne comprenait pas pourquoi dès que je l’ai su, je ne l’ai pas tout de suite mis au courant. Selon lui, j’ai préféré prendre la fuite plutôt que de lui en parler. Il a aussi prétendu que si j’avais agi de cette manière, c’était qu’au fond, je ne lui faisais pas assez confiance. Il considère que je lui ai menti par omission et que si pour quelque chose d’aussi grave j’ai pu agir comme ça, il ne veut même pas imaginer sur quoi d’autre j’ai pu ne pas lui dire la vérité.

– Mais enfin c’est absurde !

– Je ne te le fais pas dire ! Il a même eu le culot d’affirmer que MOI je l’ai blessé ! Non, mais tu te rends compte, j’ai blessé Monsieur Avi, attention ! Comme si j’avais besoin de ça en ce moment !”

Après tout ce que j’avais dû faire pour la convaincre de prier, en lui répétant inlassablement que tout allait s’arranger, j’étais très en colère contre la réaction d’Avi. Elle était tellement injuste que j’en avais le souffle coupé. Sa femme lui annonçait qu’elle était atteinte d’une maladie dont personne ne savait si elle allait s’en sortir (‘Has Véchalom, je ne souhaitais même pas penser à cette hypothèse, tout allait bien se passer !) et mon beau-frère ne trouvait rien de mieux que de lui faire la morale !

On était en plein délire. Je me faisais la remarque que décidément les hommes étaient vraiment trop différents de nous, les femmes. De son point de vue à lui, il pouvait paraître assez difficile de comprendre pourquoi Tamara avait voulu prendre son temps. Moi je savais que c’était pour amasser assez de courage pour tout lui avouer, car le lui avouer, c’était l’admettre elle-même avant tout. Cependant, il semblait évident que son rôle à lui, son mari, dans un tel moment, était de la soutenir avant tout, un point c’est tout !

Par souci de ne pas envenimer la situation qui virait au drame conjugal, je m’étais empêchée d’exprimer à voix haute le fond de ma pensée. Je m’étais plutôt renseignée pour savoir de quelle manière tous les deux avaient raccroché :

“Penses-tu ! Il m’a carrément raccroché au nez le vilain, il a tout de même pris le temps de me demander le nom du docteur qui m’a diagnostiqué la maladie et le nom de l’hôpital dans lequel celui-ci exerce.”

Ne sachant pas quoi répondre, j’avais simplement répondu :

“Tov.”

Soudain, brusquement, Tamara avait séché ses larmes pour ensuite me demander d’un air complètement étonné :

“Tov, quoi ?

– Rien. Tov, c’est tout.

– Tov ne veut pas dire “bo” en hébreu ?

– Bah oui, et alors ?

– Je ne vois pas ce qui est “bon” dans ce que je viens de te raconter. Il n’y a rien de bon dans tout ce que je vis en ce moment ! Parfois Orlane tu manques de tact, je te jure.

– Mais calme-toi à la fin ! En Israël, une conversation est souvent conclue par le mot Tov qui ne veut pas forcément dire bon, mais plutôt “ok”.

– Je vois, et depuis quand tu es devenue assez israélienne pour dire Tov au lieu de “ok” ? Oh et puis, ne me réponds pas, je m’en fiche. Je ne sais même pas ce que je fais ici, au milieu de nulle part !

– Tu ne peux pas dire ça après la Téfila que tu viens de faire !

– Je souhaitais simplement imiter les autres, en m’imprégnant de l’ambiance des lieux.

– À d’autres, oui ! Écoute ma sœur, essaye de ne pas penser à ton mari et à la dispute que vous venez d’avoir. Je suis certaine qu’à l’heure actuelle, il est train de téléphoner à ton médecin et va te rappeler juste après. Tu sais, les hommes sont parfois comme ça, à réagir à l’instinct. On ne peut jamais vraiment anticiper leur réaction.”

Sa tête contre le dossier du siège, elle avait croisé les bras :

“Tu sais, depuis que nous sommes mariés, jamais il ne m’a parlé sur ce ton et pourtant tu me connais, tu sais que je ne suis pas facile à vivre tous les jours.

– Oh oui… je te connais.

– Ça va, tu pouvais me contredire ! Après tout je suis malade….

– Non mais entendez moi celle-là !”

Sa remarque avait au moins eu le mérite de nous faire rire et de détendre l’atmosphère, ce qui m’avait donné la possibilité de lui annoncer la bonne nouvelle du jour tel un rayon de soleil en pleine obscurité :

“Tu vas être trop contente : Rav Elnathan a réussi à nous avoir un rendez-vous pour après-demain avec le grand rabbin Grossman !

– Le Rav qui ?

– Le Rav Grossman.

– Nop, désolée jamais entendu parler. Remarque à part Rav Sitruk zal, je ne suis trés au fait de ce qui se fait de mieux en ce moment, en termes de grand rabbin.

– Bah tu devrais ! Même Wikipédia sait qui est le Rabbin Grossman.

– Alors si même Wiki le sait…

– Le Rav Grossman est l’un des plus grands rabbins d’Israël. Son prénom c’est David, mais il est plus connu sous le nom de “Rabbin Disco”.

– Tu veux sûrement dire dico.

– Non, justement c’est disco parce que dans les années 80, il allait dans les boîtes de nuit pour ramener tous les Juifs qui fréquentaient ces établissements vers la Torah.

– Mais c’est incroyable !

– Oui, sa grande force c’est que c’est un homme bon, qui aime tout le monde quelque soit ton niveau de religion, il t’accepte, telle que tu es. Pour que tu comprennes un peu qui il est, je te raconte rapidement son histoire. Il est né à Jérusalem dans le quartier de Méa Chéarim. Juste après qu’il ait vécu la guerre des Six jours, il a expliqué dans une interview qu’il a vu pendant cette période tant de miracles qu’il a voulu en faire plus, beaucoup plus. Une fois marié et avec un bébé, il a décidé de quitter la Yéchiva de son père (Rabbi Israël Grossman) pour aller s’installer au nord d’Israël, à Migdal Haémek, une ville sous-développée où le taux de criminalité était le plus haut de tout le pays. Il est allé à la rencontre des jeunes désœuvrés qui allaient en boite comme je te l’ai dit, d’où son surnom. Il a su établir un dialogue et organiser des activités avec ses propres moyens. Pour sauver une âme juive, il est prêt à tout… Même à vendre son propre appartement, ce qu’il a fait dans le but de donner l’argent à un proxénète de la région pour qu’il arrête ses activités.

– Arrête mais ce n’est pas possible, c’est plus qu’un ange !

– Un vrai Tsadik ! Viens je te raconte ce qu’il a fait un jour : il a revêtu un jean et une perruque en guise de déguisement pour aller sortir un jeune juif d’un convent de missionnaires. En plus de tout ce qu’il a déjà accompli, il se rend régulièrement en prison pour réconforter nos frères juifs. C’est ainsi qu’il y a plus de quarante ans, en 1972, il a fondé une structure pour les enfants défavorisés. Il a démarré avec dix-huit enfants, en s’assurant que chacun reçoive tous les soins dentaires dont il avait besoin. Aujourd’hui, ils sont plus de quinze mille !”

Plus je racontais qui était Rav Grossman, plus le visage de ma sœur s’éclairait, ce qui m’avait beaucoup encouragée à poursuivre le récit de ce que j’avais appris durant mes années de séminaire. Je savais tout cela car régulièrement dans les journaux étaient publiés des articles sur lui pour relater le travail phénoménal qu’il avait accompli jusque-là.

“Rav Grossman a reçu plusieurs récompenses, dont l’honorable prix d’Israël en 2004. Il a même renoncé au titre de grand-rabbin d’Israël pour rester auprès de tous ces enfants. Le Rav a l’habitude de dire qu’en chacun d’entre nous, il y a du bon et il y a du mauvais, il prie tous les jours pour ne voir en nous que le bon. Grâce à son amour hors du commun pour chaque Juif, il a sauvé et sauve encore des milliers de vies physiquement et spirituellement. C’est quasiment un miracle que l’on puisse lui parler toi et moi.

– Je vois bien que c’est une personne fabuleuse, voire hors du commun, que l’on va aller voir mais je ne vois pas en quoi cela va changer ce qui m’arrive.

– MAIS TOUT, VOYONS ! Arrête un peu ! Avec tout ce que je viens de te raconter sur lui, ne vois-tu pas que ce n’est pas n’importe qui et qu’une seule Brakha de sa part peut faire la différence ?!”

Vu les quelques regards que je sentais en notre direction, je m’étais rendue compte que j’avais parlé avec un peu trop de passion. J’avais abaissé de quelques octaves le son de ma voix pour faire comprendre à ma sœur à quel point cet entretien allait nous donner la direction à suivre pour la suite. Ce qui me faisait sortir de mes gonds, c’était que le scepticisme de Tamara était revenu au galop. D’ailleurs, à son tour, elle s’était insurgée en m’expliquant que pour elle, la suite était très claire : dès qu’elle rentrerait d’Israël, elle irait se faire soigner et Hachem accomplirait ce qu’Il devait accomplir.

“Je ne suis pas d’accord ! Avec la prière, rien n’est figé dans le ciel. En redoublant d’efforts pour accomplir la Torah et les Mitsvot, nous pouvons changer notre destin. Tu ne te souviens pas de la femme de Rabbi Akiva qui devait mourir par une morsure de serpent le soir de son mariage ? Comme elle avait donné la Tsédaka juste avant, elle a été sauvée ! Elle a planté dans un des murs de chez elle sa broche à cheveux, ce qui a tué le serpent qui devait la mordre mortellement. Il faut que tu gardes l’esprit ouvert et surtout ta Emouna !”

Pendant que nous discutions, j’avais regardé le chauffeur qui avait tourné sa clef pour mettre le moteur en marche et nous ramener à la maison. Tamara m’avait répondu sur un ton doux que je ne lui connaissais pas : “Tu vois bien que j’ai la Emouna au fond sinon…

– Sinon ?

– Sinon, je me serais enfermée chez moi et ne serais même pas venue te voir. Mais tu vois Orlane, j’ai peur… Ai-je le droit d’avoir peur ? Ou bien tu vas me sortir que c’est un manque cruel de Emouna ça aussi ?”

Sans réfléchir, je pris sa main dans la mienne pour la serrer très fort. Ses grands yeux encore humides par les larmes qu’elle avait versées me regardaient d’un air à la fois interrogateur et implorant, semblant demander des réponses à même de chasser sa peur. Étant moi-même terrifiée, je n’avais pas su quoi lui dire mais j’avais saisi cet instant chargé d’émotion pour prier D.ieu une nouvelle fois de toutes mes forces afin qu’Il nous en donne assez pour surmonter cette dramatique épreuve.

Après cet échange, ni elle ni moi n’avions eu envie de parler, si bien qu’au bout d’un moment, Tamara s’était endormie profondément sur mon épaule. Ce qui m’avait permis de consulter mon téléphone qui n’avait cessé de clignoter depuis que j’avais lu le texto de Rav Elnathan. Je m’étais assurée que ce n’était ni l’école ni Liel qui cherchaient à me joindre, avant de le mettre au fond de mon sac. Je fus donc très surprise de découvrir une cinquantaine de messages provenant de femmes que je connaissais et d’autres que je ne connaissais pas. Toutes disaient la même chose :

“Bonjour c’est Mora Sterna de l’école, j’ai appris qu’un membre de votre famille était malade. Pouvez-vous me donner son âge, son nom hébraïque et le nom de sa maman ? Je prends sur moi de faire le Perek Chira tous les jours à la même heure.” Ou encore : “Je suis Madame Fellous, je m’occupe de distribuer des repas à des femmes qui en ont besoin pour alléger leur quotidien. J’ai entendu que vous vous occupiez de votre sœur qui est chez vous en ce moment car elle a un problème de santé. Dites-moi si vous avez besoin que je vous livre des plats pour la semaine. Pour Chabbath je m’en occupe, ce n’est pas discutable.” Ou bien : “Chalom, nous ne nous connaissons pas mais j’organise une Hafrachat ‘Hala pour la Réfoua de votre cousine (si j’ai bien compris), pouvez-vous me donner son nom ? Merci, que de bonnes nouvelles.” Et ainsi de suite…

Plus je lisais, plus mon cœur inquiet arrivait à prendre un peu de recul et à être plus sereine. Avec autant de Brakhot reçues sans même que Tamara ne soit au courant, il était évident que tout irait bien.

Quand j’avais dû descendre les marches du taxi, me voyant à bout de souffle, Tamara avait proposé de récupérer Simon et David et de les emmener manger des pizzas dehors. En précisant que si elle me les ramenait tard, je ne devais pas m’inquiéter.

Dès que j’avais passé la porte de chez moi, je réalisais que j’étais épuisée du voyage et étais partie directement m’allonger sur mon lit. Avec la sensation qu’une simple seconde était passée, alors que plusieurs heures avaient dû probablement s’écouler, j’avais été réveillée par la sonnerie de la porte. Péniblement, j’avais roulé sur moi-même pour m’extraire du lit en pestant qu’une loi devait être votée pour que l’on pose l’interdiction absolue de réveiller les mamans qui dorment... Une fois debout et en entendant l’insistance que la personne mettait à appuyer en continu sur la sonnette, pensant que ça me ferait arriver plus vite, je répétais à voix haute : “J’arrive, j’arrive voilà ! Deux secondes !”

Lorsque j’ouvris la porte, l’expression complètement étonnée n’était pas assez forte pour décrire ma mine :

“Avi, alors là, ça…”

Suite à la semaine prochaine…