L’histoire suivante s’est déroulée dans un séminaire de Kirouv (pour Juifs qui se rapprochent du judaïsme) aux États-Unis. Le séminaire débutait le jeudi et devait durer plusieurs jours. Le vendredi matin, un jeune homme s’approcha de moi et me dit : « Kvod Harav, je suis obligé de rentrer chez moi ! »

- Qui a décidé que tu étais obligé ?!, demandai-je sur un ton sec.

- Kvod Harav, s’exclama le garçon, je vais vous raconter mon histoire et vous allez décider si je suis obligé ou non de rentrer !

Je suis arrivé aux États-Unis il y a onze mois. Mes amis m’avaient raconté que les billets verts se ramassaient à la pelle dans les rues. Je pris l’avion pour les États-Unis et non seulement ne trouvais-je pas les billets verts, mais lorsque mes amis ont réalisé que j’étais venu sans un sou, ils avaient disparu. Je me suis retrouvé seul, sans argent pour l’hôtel ou pour louer un appartement, et sans avoir la moindre idée d’où aller. Pendant plusieurs jours, j’ai tourné comme un somnambule, errant dans les rues sans but, sans toit pour m’abriter.

À un moment donné, j’ai compris qu’il était possible de s’infiltrer dans le métro sans payer un sou. Il y a une très bonne climatisation dans le métro ! En été, il fait frais et en hiver, chaud. Le métro souterrain, avec ses différentes stations, est devenu ma maison. Le métro s’arrête à chaque station, et toutes les quelques minutes, une autre rame arrive. Je m’arrêtais aux stations situées dans les quartiers chics, fouillai dans les poubelles, repérai des sachets nylon et collectai des restes de nourriture que les passants jetaient au fur et à mesure de la journée. Lorsque je voulais respirer un peu d’air pur, je montai, arpentai les rues quelque peu, puis redescendais dans mon abri, dans les couloirs du métro. Inutile de préciser que, pendant toute cette période, je gardai les mêmes vêtements que je portais sur moi, je ne me coupai pas les cheveux ni ne pris de douche. Je vécus comme un vagabond pendant 9 mois, jusqu’à ce que je rencontre un jeune homme qui m’aborda et me demanda : « Tu n’es pas israélien ? »

« Oui, je suis israélien ! », répondis-je, légèrement embarrassé. Le jeune homme lança un regard étonné à mes cheveux longs et mon visage crasseux. « Que fais-tu là ? Tu ressembles à un Noir ! »

Je racontai mes mésaventures au jeune homme qui me dit soudain : « Ta délivrance est arrivée ! Viens, suis-moi, à partir d’aujourd’hui, tu travailles avec moi ! ».

Le jeune homme m’emmena chez lui. Je dus me doucher dix fois pour me débarrasser de la saleté que j’avais accumulée pendant neuf mois. L’eau de la douche était noire comme la suie !

Le jeune homme, prénommé Michaël, m’offrit des habits propres, et me trouva un petit appartement sympathique de deux pièces avec des plaques de cuisson, un frigo et un téléphone. Il me donna quelques jours pour m’adapter, puis nous commençâmes tous deux à travailler activement. Il possède un immense camion semi-remorque, plein de marchandises. De temps en temps, nous prenons la route et vendons nos produits, et le travail se concentre principalement le Chabbath et le dimanche ! »

Le jeune homme avait fini son récit et me demanda : « Kvod Harav, si je ne rentre pas chez moi pour Chabbath et dimanche, dès lundi je serai contraint de retourner errer dans le métro. Que dites-vous ? Que dois-je faire ?! »

Je pris chaleureusement les mains du jeune homme, le regardai avec émotion, ignorant les larmes qui coulaient de mes yeux.

« Kvod Harav, pourquoi pleurez-vous ? », s’étonna le jeune homme.

« Je suis tellement jaloux de toi », lui répondis-je avec émotion, et lui expliquai l’objet de ma jalousie :

« Après que le Saint béni soit-Il a frappé les Égyptiens de dix plaies miraculeuses, en leur montrant qui était le Maître du monde, Il fit passer au peuple juif une épreuve difficile : "L’Éternel parla à Moché et Aharon (…) Parlez à toute la communauté d’Israël en ces termes. Le dixième jour de ce mois, que chacun se procure un agneau pour sa famille paternelle, un agneau par maison (…) Vous le tiendrez en réserve jusqu’au quatorzième jour de ce mois, alors toute la communauté d’Israël l’immolera." Le Saint béni soit-Il a ordonné aux Bné Israël de prendre un agneau et de l’attacher au pied du lit, de le garder pendant quatre jours, et ensuite, la veille de Pessa’h, de l’offrir en sacrifice.

Où se trouve l’épreuve ? Justement sur ce point : l’agneau était l’objet du culte des Égyptiens !

Or, sur le plan intellectuel, ils n’avaient déjà plus de raison de redouter les Égyptiens. Neuf plaies avaient prouvé à tous que le Saint béni soit-Il dirige le monde, et qu’Il protège Son peuple. Mais d’un point de vue émotionnel, la difficulté était encore immense. L’Égypte dominait ses esclaves d’une manière sans précédent. Les Sages affirment qu’un esclave n’avait aucune chance de quitter l’Égypte ; la Russie du KGB était un jeu d’enfants par rapport à eux… Les enfants d’Israël vivaient dans une peur terrible des Égyptiens, au point que même après les grands miracles auxquels ils assistèrent par les neuf plaies, ils craignaient encore de commettre un acte à même de susciter la colère du peuple égyptien.

Le Saint béni soit-Il te met à l’épreuve tout comme Il l’a fait pour les Juifs qui sont sortis d’Égypte, expliquai-je au jeune homme. Comprends-tu pourquoi je suis jaloux de toi ? Qui sait quelle grande âme tu possèdes pour être ainsi exposé à une telle épreuve… Du point de vue émotionnel, tu te sens asservi à Michaël, ce qui est naturel pour quelqu’un qui a vécu neuf mois d’enfer, suivis par deux mois de paradis. Mais faisons fonctionner notre cerveau, car là est tout l’enjeu. Tu sais, au CP, on passe des tests du niveau du CP, en 4ème, de 4ème, à l’université, on passe des examens en vue de l’obtention d’un doctorat… Cette épreuve est immense, tu décides qui, de ton point de vue, est le Maître du monde : le Saint béni soit-Il ou Michaël. Pour le moment, réfléchissons : Michaël : dans le meilleur des cas, est aujourd’hui ici et demain, là-bas, et seule sa marchandise l’accompagnera au cimetière. Dans le pire des cas, que D.ieu préserve, Michaël lui-même n’est déjà plus là. Mais le Saint béni soit-Il vit pour l’éternité. Ses Mitsvot sont des commandements justes, émanant du Maître de tout l’univers.

Dans ce cas, qui est ton patron : Michaël ou le Saint béni soit-Il ? D’un point de vue émotionnel, aucun doute que tu dois retourner vers Michaël. Mais d’un point du vue intellectuel, à toi de décider qui est ton patron, Michaël ou le Maître du monde ? Michaël peut être ici aujourd’hui et demain, que D.ieu préserve, dans la tombe, mais le Saint béni soit-Il vit pour toute éternité. On t’a donné du Ciel le mérite rare de décider qui tu veux suivre, Michaël ou Hachem, loué soit-Il. Ne manque pas le train ! »

Le jeune homme gardait le silence, tel un soldat avant un combat décisif, puis il s’écria : « Kvod Harav, j’ai déjà décidé ! Hachem est le patron, je reste ! »

Au final, même à l’issue du Chabbath, le jeune homme ne retourna pas chez Michaël, et il resta au séminaire. Il ne retourna pas non plus au métro. Au terme du séminaire le mardi suivant, il se rendit dans la Yéchiva du Rav Bakhrakh de Monsey où il commença à étudier. Il y étudia pendant deux ans et demi, en profitant de la nourriture et de l’internat, mais surtout du privilège d’étudier la sainte Torah.

De temps en temps, un Juif aisé, qui s’était rapproché du judaïsme, rendait visite à cette Yéchiva. Lorsqu’il se trouvait à la Yéchiva, il bavardait avec les jeunes élèves, et surtout avec l’élève issu du métro souterrain qui lui plaisait particulièrement. Quelque temps plus tard, il le choisit comme mari pour sa fille, et lui offrit un appartement de cinq pièces et une voiture de luxe. Il accepta de subvenir à ses besoins pendant quinze ans, pour qu’il puisse étudier sans se soucier de la subsistance…

Nous affrontons souvent des épreuves. En ces instants, il nous semble que seule une issue incompatible avec la tradition juive nous est proposée. Mais nous devons retenir que le monde n’est pas livré à lui-même, il est dirigé et supervisé à chaque instant par le Roi des rois qui nous donne l’occasion et le privilège de décider et de déclarer qu’un Maître dirige le monde. Et lorsqu’on croit au Maître du monde en dépit des craintes et des hésitations, on peut avoir droit à jouir des deux mondes en même temps !

Rav Arié Chekhter