Le livre de Bamidbar recouvre des sujets divers qui concernent pour la plupart la vie des enfants d’Israël dans le désert, les difficultés et les crises que la peuple va affronter, ainsi que la préparation à l’entrée en Eretz Israël.

Comme l’observe le commentateur médiéval Na'hmanide (ou Ramban), ce livre semble concerner essentiellement des lois et des événements propres à la période du désert, à l’exception de certaines dispositions qui viennent compléter les lois relatives aux sacrifices exposées dans le livre précédent du Lévitique.

Toutefois, il est une loi qui est exposée dans notre Paracha et qui fait exception à ces prescriptions « conjoncturelles » et qui reste valable pour toutes les générations : la Mitsva des Tsitsit. Il s’agit d’une Mitsva essentielle, comme nous le disent les Maîtres du Talmud « Le principe des Tsitsit vaut autant que tous les principes de la Torah » (Traité Nedarim, 25a).

Et de fait, ce commandement est présenté dans notre texte comme un garde-fou contre les tentations qui peuvent menacer l’homme. La Torah nous enjoint ainsi de porter des Tsitsit « afin de ne pas être égarés par nos yeux et notre cœur qui (vous) entrainent vers l’infidélité envers Hachem » (Nombres, 15.39).

En outre, Rachi opère un rapprochement avec un autre thème central de notre Paracha, la faute des explorateurs. Il mentionne ainsi que « le cœur et les yeux sont les « espions » (« Méraglim ») du corps et le précipitent vers la faute : l’œil voit, le cœur désire, et le corps commet les fautes ».

Le Rav Moché Shapira fait ainsi observer que la Mitsva des Tsitsit semble avoir pour objectif de « réparer » la faute des explorateurs.

En effet, cette dernière se caractérise notamment par le fait que les explorateurs ont déformé ce qu’ils ont vu. Certes, ils ont vu des images inédites et déroutantes, mais leur récit est allé au-delà de ce que leurs yeux avaient vu, « leur bouche a devancé leurs yeux » selon l’expression de nos Sages.

Voilà pourquoi les chapitres 2, 3 et 4 de la Méguila Eikha que nous lisons le jour de Ticha' Béav sont composés en suivant l’ordre alphabétique, à l’exception des lettres « Pé » (qui signifie aussi « la bouche ») et « Ayin » (qui signifie aussi « les yeux ») qui sont inversées. Dans ces trois chapitres, la lettre « Ayin » est placée symboliquement avant la lettre « Pé » en souvenir de cette faute des explorateurs qui a eu lieu le 9 Av également, et qui se caractérise par un récit (une bouche) qui va au-delà de ce que les yeux voient.

En réalité, la faute des explorateurs trouve son origine dans le fait que ces hommes étaient enfermés dans leurs préjugés, c’est-à-dire dans une vision étroite du monde.

Lorsqu’ils ont vu une réalité qui dérogeait à leurs attentes, ils n’ont pas cherché à regarder plus précisément ce qui était devant eux, ni à élargir leur champ d’interprétation en se rattachant aux possibilités infinies de l’Eternel.

Ils ont bâti, à partir d’une vision partielle du réel, un récit décourageant et démotivant. Ils ont réduit le sens de ce qu’ils voyaient aux scéhmas pré-établis de leur esprit.

Or l’enjeu de la Torah est précisément de permettre à l’homme d’échapper à cette étroitesse d’esprit qui borne ses aspirations, ses rêves, sa capacité à voir loin.  C’était là également l’enjeu de la sortie d’Egypte. Nos Sages nous disent en effet que « Mitsrayim » (« Egypte ») se décompose comme « Metsar Yam » « La mer étroite », c’est-à-dire une volonté de réduire l’infini, d’imposer une étroitesse de vue.

De même, la période des 3 semaines qui précèdent Ticha' Béav (nuit où les explorateurs et le peuple ont fauté, bien avant la destruction du Temple) est désignée comme « Ben Hamétsarim » « la période de l’étroitesse ». En effet, le Temple avait vocation offrir une « résidence » à l’Eternel qui caractérise l’Infini par excellence. Grâce au Temple, le monde matériel avait une possibilité d’ atteindre l’infini, de sortir de ses limités matérielles. Son absence menace l’homme de voir son champ d’horizon s’atrophier.

A l’origine, un fil de couleur « bleu azur / Tekhélèt » devait figurer parmi les fils des Tsitsit. La raison est la suivante : nos Sages nous disent que « le bleu azur ressemble à la mer, la mer ressemble au ciel, et le ciel évoque le trône divin ». Aussi, en voyant les Tsitsit, l’homme est invité, par association d’idées, à penser au trône divin.

La Mitsva modeste des Tsitsit qui sont accrochés à nos vêtements a précisément vocation à nous permettre de garder toujours chevillé au corps cette conviction que rien ne saurait réduire l’espoir de l’homme et son éminente dignité. A travers la Torah, les Mitsvot et les qualités de cœur que l’homme développent, il garde la faculté de dépasser la logique matérielle et de créer une relation privilégiée avec l’Eternel.

Le commandement des Tsitsit porte ce témoignage en nous invitant à rechercher dans les moindres éléments du monde et de la matérialité, la trace de D.ieu, une opportunité de se relier à Lui.

La disposition d’esprit qui permet à l’homme penser au trône céleste en voyant un fil bleu attaché à un vêtement est la même qui lui permettra d’échapper à l’étroitesse de la matérialité, et de poétiser le réel afin d’y trouver dans les évènements importants comme dans les détails a priori insignifiants, un enseignement de portée spirituelle susceptible de le rapprocher de son Créateur.