Dans le quartier où je réside, vivait un couple de Juifs rescapés de la Shoah, qui sont décédés il y a une vingtaine d’années, Rabbi Sim’ha Reinblum et sa vertueuse épouse Né’hama, que la paix soit sur eux. Ils se sont mariés aux Etats-Unis à un âge relativement avancé et étaient apparentés avec l’un des grands sages de la génération ici, et toute leur vie, ils n’ont pas dévié de ses directives. C’était un véritable couple de Tsadikim qui, à un âge avancé, ont tout recommencé à zéro en Amérique et ont tenté de fonder un foyer juif sur les ruines de la destruction en Europe.

Au début des années 1960, ils ont eu, un an après l’autre, deux garçons en bonne santé et les larmes versées à la Brit-Mila - je m’en souviens - coulaient à flot. L’aîné s’appelait Mordékhaï, surnommé Motel, et son cadet s’appelait Pin’has, surnommé Pini. Jusqu’à aujourd’hui, je me remémore d’eux tout petits, des enfants de sept et huit ans courant entre les étagères et les rayons du supermarché local de leurs parents.

Dans notre quartier, résidait un petit enfant nommé Pessa’h, surnommé Pessy, un enfant sauvage, fils d’une jeune veuve qui passait son temps à le chercher, mais sans succès. Plus il grandit, plus il se fit une réputation de « champion des voleurs ». Elever des enfants en Amérique il y a quarante, cinquante ans n’était pas un jeu d’enfants, c’était une mission d’une vie , qui devenait pénible et douloureuse en particulier lorsqu’on avait autour de soi, tous les attraits du monde moderne et la course folle à l’argent d’une nation occidentale dénuée de valeurs.   

Lorsque les frères avaient environ vingt ans, leurs parents étaient déjà âgés et assez souffrants. On sollicita l’aide de Pini au magasin, et il accepta. Motel se dirigea quant à lui vers des études universitaires où il se tailla rapidement une bonne réputation de chercheur médical. Oui, le magasin de Pini prospérait également, mais naturellement, lorsqu’un fils se trouve à New York et le second à Los Angeles, les liens s’étiolent quelque peu. Chacun d’entre eux fonda un foyer, et ils se rencontraient une ou deux fois par an, surtout pendant les fêtes. Le couple Reinblum quitta ce monde en se suivant une année après l’autre, et les deux frères tentèrent de réciter le Kaddich. Tous deux promirent de tenter de garder les traditions pour l’élévation de l’âme des parents, mais très vite, ils s’occupèrent de tout autre chose.

Leur père, que la paix soit sur lui, qui possédait une épicerie prospère, s’était révélé après sa mort comme un génie dans le domaine de la finance. Il avait, semble-t-il, flairé à cette époque le grand potentiel de New York et sa périphérie, et avait acheté des petits terrains à construire et quelques magasins. Il avait un grand sens des affaires, le tout en grande discrétion. La fortune de M. Sim’ha, qu’il repose en paix, s’élevait à plusieurs millions de dollars, surtout en biens. Or, Pini, occupé surtout avec l’épicerie, était au fait des activités de son père, et lorsqu’il se trouva sur son lit de mort, prit soin de s’approprier une partie des biens sous le nez de son frère, le chercheur médical. Lorsque le moment fut venu de partager l’héritage, Motel sentit que plusieurs millions de dollars lui avaient été volés et il recruta immédiatement un avocat. C’est alors que les enquêtes commencèrent, les procès, etc. Une guerre mondiale dans la famille. Ces batailles juridiques s’étalèrent sur presque vingt ans, des torrents de haine, de jalousie et de concurrence qui séparèrent les deux hommes. Ne parlons pas des cousins, avec qui ils n’étaient absolument pas en relation. Ainsi, les jours de Yahrzeit (jour anniversaire de deuil) des pauvres parents passaient en silence au-dessus de leur tête. C’était triste, vraiment très triste.

Il y a deux ans, un vol par effraction a eu lieu dans notre synagogue, le voleur a réussi à forcer le système central d’alarme et à débrancher les caméras. Il a ouvert la porte de l’Aron Hakodech et a dérobé les deux Sifré Torah les plus beaux. Ce voleur avait bon goût…

Moses Nathanson, le Gabbaï, manqua presque de s’évanouir le matin en voyant la destruction et fonda ses espoirs sur les caméras de surveillance. Un an plus tard, M. Nathanson reçut un appel tôt le matin. « Monsieur Nathanson ? Deux Sifré Torah ont-ils été volés dans votre synagogue ? » « Oui » répondit-il. Son interlocuteur au bout du fil reprit : « Je les ai trouvés jetés dans un entrepôt d’un bâtiment en construction. Sur l’un d’eux se trouvait un papier collé indiquant la synagogue Beth Hatalmud. »

Deux heures plus tard, le Gabbaï Nathanson attendait à l’entrée de la synagogue. Un homme de grande taille descendit d’un taxi, tenant en main les deux Sifré Torah, et les introduisit dans l’arche sainte ouverte. Notre Gabbaï embrassa l’homme qui avait restitué l’objet perdu et le remercia. Avant de se quitter, l’homme qui venait de rendre les Sifré Torah demanda à M. Nathanson l’identité de l’auteur du Séfer Torah enveloppé dans un manteau en velours jaune bordé de fils d’argent. « C’est le Séfer de Reb Sim’ha Reinblum zal. Un an après l’ouverture de son épicerie, il fit une intronisation d’un Séfer Torah à la synagogue », précisa Nathanson à son interlocuteur. « Il a des fils, n’est-ce pas ? » lui demanda son interlocuteur. « Oui », répondit-il et lui parla innocemment des deux fils, Motel et Pini, les deux fils héritiers. « Ils n’ont pas beaucoup de relations entre eux, et ils ne se sont jamais intéressés au Séfer Torah de leur père… si je ne m’abuse, il me semble qu’ils ne sont même pas au courant de l’existence de ce Séfer Torah chez nous, cela fait presque trente ans que nous ne les avons vus, ni n'avons entendu parler d’eux », conclut M. Nathanson.

Le lendemain, Motel Reinblum rentra du travail, gara sa voiture devant sa villa et avança sur le trottoir en direction de la porte. Il aperçut dans sa boîte aux lettres une enveloppe volumineuse. Motel l’ouvrit et en tira une feuille jaune pliée où se trouvaient 5 billets de cent dollars. « Cher M. Mordékhaï Reinblum », était-il écrit, « Vous vous demandez certainement qui a pu vous envoyer 500 dollars. Avec votre permission, je vous relate mon histoire. J’ai grandi dans le quartier de votre enfance, il y a quarante ans. Je me souviens de vous qui faisiez les fous dans le magasin de vos parents, avec des Kippot sur la tête et des Péot derrière les oreilles. Je vous jalousais, Pourquoi ? Car vous aviez un papa, vous aviez une maman, et vous aviez de l’argent. J’ai grandi orphelin, avec une maman amère et pauvre qui avait du mal à subvenir à nos besoins. Je me suis mis malheureusement à participer à des vols et mon premier champ d’entraînement a été le magasin de vos parents. Que n’y ai-je pas volé ? Tout ! Depuis des poissons salés, des fromages à croûte dure, des boîtes de conserve et des friandises.

« Un matin, alors que j’avais dix ans, votre maman me prit sur le fait, elle me vit mettre dans les poches des bonbons et du chocolat. Elle me saisit avec force et appela Reb Sim’ha. Elle lui raconta le vol et lui dit qu’elle craignait que cet enfant fût un voleur en série. Elle avait raison, mais votre papa lui demanda de me laisser en paix. Il me souleva de ses deux bras robustes et marcha en direction du fond du magasin. J’étais persuadé qu’il me frapperait jusqu’au sang, et je criai : « Laissez-moi ! » Reb Sim’ha me fit asseoir sur une échelle basse, me caressa les cheveux et les joues et me sourit délicatement. « Je ne suis pas en colère contre toi, mon enfant, me dit-il. Tu as certainement faim… lorsque j’étais jeune, j’ai également souffert de la faim et j’ai volé des épluchures de pommes de terre pour survivre. Je ne vais pas te punir, et je ne dirai rien à tes parents. » Reb Sim’ha prit mon visage dans ses mains, le rapprocha du sien et m’embrassa sur le front. « Comment tu t’appelles ? » me demanda-t-il. Je lui répondis : « Pessy, répondis-je, je n’ai pas de papa, mais ne dites rien à ma maman… » « Je ne dirai pas un mot », promit votre père et ajouta : « Mon cher Pessy, si tu veux, je suis prêt à être ton papa, et tout ce qui te manque, tu l’obtiendras chez moi, pourquoi voler ? Tu es un enfant juif empreint de sainteté, tu dois savoir qu’il est interdit de voler, celui qui vole est puni au final. Il y a un Maître du monde, qui voit et attend le voleur. S’il se repent, tout ira bien, mais dans le cas contraire, il sera puni. »  

« Votre papa m’a libéré et m’a laissé les bonbons en poche. Pendant six mois, j’ai fréquenté votre magasin deux ou trois fois par semaine, et j’en sortais avec des tonnes de provisions. « Juste ne vole pas », me murmurait Rav Sim’ha. Ensuite ma mère déménagea et s’installa dans le Connecticut. Sim’ha Reinblum s’effaça de ma mémoire, et malheureusement, je continuai à voler. Mon dernier vol a été une effraction dans une synagogue à New York. J’y ai volé deux Sifré Torah. Lorsque je suis arrivé à la maison avec mon trésor, j’ai ressenti une faiblesse, j’ai appelé une ambulance et j’ai été conduit aux urgences. Insuffisance rénale, indiqua le professeur, et depuis, je fais des allers et retours entre l’hôpital et les urgences pour les dialyses, j’attends une greffe de rein. Il y a quelques jours, j’ai regardé l’un des Sifré Torah que j’avais volés et pour la première fois, j’ai déchiffré l’inscription brodée sur le manteau : « Pour l’élévation de l’âme des enfants assassinés pendant la Shoah, que D.ieu venge leur sang, don de Sim’ha et Né’hama Reinblum. »

« Ce nom me disait quelque chose, je réfléchissais, d’où connaissais-je le nom Sim’ha Reinblum ? Je fermai les yeux et je me remémorai tout. Je me revis assis sur l’échelle basse devant le délicat Rav Sim’ha, qui me murmurait : « Si tu veux, je suis prêt à être ton papa… Ne vole pas, mon enfant, celui qui vole finit par être puni, il y a un Créateur au monde. » Je pleurai une nuit entière, bouleversé, et mes larmes mouillèrent le manteau en velours. « Pardon Reb Sim’ha, pardonne-moi. Tu m’as toujours donné avec tant de générosité, tu m’as caressé, souri, tu t’es identifié à ma faim. Tu voulais même être mon papa, et je t’ai trompé, voilà, je comprends maintenant pourquoi j’ai été puni, tu m’avais pourtant mis en garde. » Je sentis soudain mon cœur se remplir d’Emouna et de crainte divine ! Comme si D.ieu me parlait et me disait : « Pessy, tu ne peux aller plus loin. Désormais, sois un bon garçon. »

« Mon cher et honoré M. Reinblum, voici 500 dollars, c’est la somme que j’estime avoir volé à vos parents, je vous les donne en héritage. Je vous joins également mon numéro de téléphone, j’aimerais beaucoup avoir les noms de vos parents, la seule chose que je peux faire, c’est d’offrir une belle somme, non acquise par du vol, pour qu’on étudie la Torah à leur mémoire et ainsi, perpétuer leur mémoire. Pessy. »

Mordékhaï Reinblum, le célèbre chercheur en médecine, est assis, il n’est plus si jeune, il lit l’histoire de Pessy le voleur une fois, puis la relit et la relit encore : il découvre un homme qui le jalouse d’avoir eu un papa tellement vertueux, un papa extraordinaire qui a présenté un visage avenant à un jeune orphelin. Un papa qui a fait beaucoup d’actes de bonté en secret et a offert un Séfer Torah. Un papa, auquel un Juif inconnu voulait rendre hommage et donner de l’argent pour l’étude de la Torah pour l’élévation de son âme. Motel le fils découvre, à sa grande honte, que cela fait des années que la date de Yahrzeit et Kaddich de ses parents lui a échappé, et il n’a pas donné un seul sou pour l’élévation de l’âme de ses parents… Un Juif étranger et éloigné, un ancien voleur, souhaite en revanche donner de l’argent… Et lui, Mordékhaï, l’homme intelligent et important, est occupé depuis de longues années à des disputes juridiques avec son frère, sa chair et son sang, à quel propos ? Sur de l’argent et des biens immobiliers, qui ne lui manquent pas et ne l’accompagneront pas à sa dernière demeure

« En quoi suis-je Juif ? » se lamenta Motel. « Quel fils infâme je suis » murmura-t-il. Il composa le numéro de son frère Pini. En dehors de leurs rencontres aux tribunaux, cela faisait longtemps qu’ils n’avaient conversé comme des frères. « Pini, c’est Motel, comment vas-tu ? » Silence surpris. « Grâce à D.ieu, Motel, il y a du neuf ? » « Je viens de recevoir une lettre. » « Du voleur Pessy ? » « Comment le sais-tu ? » « Je viens juste de finir sa lettre. Un voleur veut commémorer la mémoire de nos parents, et nous, les héritiers, nous nous disputons… nous avons oublié papa et maman, pardon, mon cher frère… Réconcilions-nous. » Des pardons inondés de larmes et des appels à la réconciliation furent lancés, des deux côtés de la ligne… »