La Paracha de Tsav intervient comme chacun sait dans un contexte tout particulier. Elle coïncide avec le Chabbath Hagadol qui précède la fête de Pessa’h, et elle tombe cette année au cœur d’une période inédite dans l’histoire humaine où une grande partie de l’humanité est confinée afin d’essayer d’endiguer une pandémie qui affecte le monde entier.

Cette situation oblige les hommes à adapter leurs modes de vie, à modifier leurs habitudes pour faire face à un enjeu vital. Si ces réactions sont plus ou moins faciles sur une courte période, elles s’avèrent plus difficiles sur la longue durée, lorsque l’on s’aperçoit que « rien ne sera plus comme avant ». Il est trop tôt pour s’aventurer à prédire quand cette crise sera finie et l’étendue des mutations qu’elle aura générées à l’échelle de l’humanité.

Toutefois, un bref regard historique et la lecture de notre Paracha nous rappelle l’étendue du défi qui se présente de manière régulière à l’humanité.

En effet, lorsque l’on lit le livre du Lévitique, et notamment la Paracha de cette semaine « Tsav », on mesure à quel point le rite des sacrifices était essentiel dans la vie spirituelle du peuple juif. Chaque sacrifice était codifié de manière très précise, chacun avait un objectif défini : ouvrir et achever la journée, expier une faute, témoigner sa gratitude à l’Eternel, célébrer une fête, matérialiser une volonté de se rapprocher du Tout-Puissant. Tout se passe comme si les sacrifices étaient le métronome de la vie juive, ils étaient même la voie d’accès privilégiée à la pureté rituelle et donc à la possibilité de se rapprocher de l’Eternel au sein du Beth Hamikdach.

Et pourtant, en raison de nos fautes, les sacrifices ne sont plus pratiqués depuis bien longtemps, et cela n’a pas empêché, grâce à D.ieu, notre peuple de survivre et de s’adapter aux vicissitudes de l’histoire en renouvelant sa pratique et son lien avec l’Eternel. Cela constitue une force indéniable du peuple juif.

Toutes les nations n’ont pas réagi dans l’histoire de la même manière. Les plus grandes civilisations ont ainsi péri en raison d’une incapacité à s’adapter aux changements de situations. Celles-ci ont péri sous le poids écrasant des traditions et d’un formalisme sclérosé. C’est ce que démontre notamment la socio-biologiste Rebecca Costa que mentionne Rabbi Jonathan Sacks dans un de ses commentaires. Cette dernière s’est intéressée notamment à la civilisation Maya qui était l’une des plus évoluée de son temps durant près de 3500 ans et qui s’est effondrée au point de périr définitivement. Cette chute est liée selon R. Costa notamment à l’incapacité de cette civilisation à résoudre ses problèmes de manière rationnelle. Une des réactions mortifères de cette civilisation a été de multiplier les actes irrationnels, et notamment les sacrifices humains. Plus le temps passait, plus les réactions étaient irrationnelles et s’éloignaient d’une réponse concrète et pragmatique aux menaces qui se présentaient. Cette civilisation, comme beaucoup d’autres pour des raisons similaires, a périclité.

Le peuple Juif n’a pas été épargné par les épreuves de l’histoire, et pourtant, porté par la Providence Divine, il a miraculeusement traversé toute l’histoire de l’humanité. Les conditions historiques, géographiques, sociales, l’adversité et l’hostilité ont contraint notre peuple à vivre dans des contextes très différents et à devoir s’adapter pour survivre. Le génie des Maîtres du judaïsme a été précisément de ne jamais succomber à l’aveuglement d’un formalisme mortifère mais de proposer des « aggiornamento », des « ‘Hidouchim », des innovations fidèles à l’esprit de la Halakha mais compatibles avec l’évolution des conditions matérielles de vie. Leur génie a consisté, en outre, à ne pas succomber à la tentation d’un affranchissement total des règles et des lois formelles de la Halakha, au motif que l’esprit « suffisait ». Ils se sont efforcés de maintenir un corpus de lois et de pratiques contraignantes certes, mais compatibles avec l’esprit du temps et résolument orientées vers la préservation de l’avenir.

Aussi, pour revenir au sujet de notre Paracha, lorsque les conditions n’étaient plus réunies pour permettre la poursuite des sacrifices, les Sages de la Torah se sont efforcés de proposer au peuple des « substituts » (cf R. J. Sacks) qui prennent leur relais et assurent la continuité des effets recherchés dans le coeur de l’homme : se rapprocher de l’Eternel.

Nos Sages ont ainsi identifié dans la prière un moyen de se rapprocher de l’Eternel conformément à l’esprit des sacrifices « Nous remplacerons les sacrifices des taureaux par les paroles de nos lèvres » (Hoché'a 14. 3). C’est également le cas du repentir sincère : « Le sacrifice apprécié par l’Eternel est un cœur contrit » (Psaume 51), le jeûne, l’étude de la Torah de manière générale : « Celui qui s’investit dans l’étude des lois sur les sacrifices est comparable à celui qui apporte les sacrifices » (Ta'anit 27b), ou bien celui qui récite l’ordre des sacrifices, la Kétorèt. Inutile de dire que les actes de bonté et de générosité constituent un vecteur par excellence pour se rapprocher de l’Eternel : « Mon fils, nous avons un autre moyen d’expiation semblable aux sacrifices : les actes de bonté, comme il est dit « Je désire les actes de bonté et non les sacrifices » (Hoché'a 6.6) » (Avot Dérabbi Nathan).

Cette réflexion prend un relief particulier cette année où le monde entier est confronté à une situation inédite, et notamment le peuple Juif privé, dans une grande partie du monde, de ses lieux de prière et de réunions communautaires, et des « Séder » familiaux pour Pessa'h.

Ces bouleversements sont, bien entendu, douloureux, mais ils ne doivent pas venir altérer notre perception du lien que nous avons avec l’Eternel qui reste aussi fort à travers le temps, quelle que soit la profondeur des changements liés à chaque époque.

Faire du passé table rase n’a jamais été le crédo du judaïsme. Les Juifs connaissent leur histoire, ils chérissent leur tradition et en assurent la transmission génération après génération. Pour autant, la Torah s’est toujours méfiée de la force sclérosante d’un formalisme vide de sens, rivé exclusivement sur le passé. Elle a toujours cherché à préparer l’avenir et à préserver la vie. C’est là toute l’œuvre des Maîtres de notre tradition, des décisionnaires de la Halakha : proposer un cadre de lois fidèle au passé, conforme avec l’esprit de la Torah, et susceptibles d’accompagner les Juifs à travers les vicissitudes de l’histoire.

L’épreuve que nous traversons cette année témoigne une fois de plus de cette clairvoyance de nos Sages qui n’hésitent pas à faire évoluer certains aspects de la pratique religieuse pour préserver la vie. Ils nous demandent ainsi de ne plus prier en collectivité, bien qu’il s’agit en temps normal d’une Mitsva très importante, de ne pas nous réunir lors de la fête de Pessa'h mais de la célébrer chacun chez soi, dans la cellule familiale la plus réduite. Ces aménagements ne doivent pas provoquer une dégradation de notre vie spirituelle, D.ieu nous en préserve, mais au contraire faire de chacun d’entre nous des acteurs engagés et responsables, encore plus attentifs aux horaires de nos Tefilot, chacun chez soi, encore plus soucieux d’étudier le sens de la Paracha et de le transmettre, encore plus attentifs à développer des qualités d’écoute, de patience et de gentillesse auprès de nos conjoints, nos enfants, nos familles et des personnes seules, faibles et pauvres qui peuvent vivre près de nous.

Nous pouvons illustrer cette idée en rapprochant deux passages du Talmud étudiés cette semaine dans le cadre du Daf Hayomi (traité Chabbath 21b et 23b) relatif à l’allumage des bougies de 'Hanouka. Le premier passage précise que l’heure propice pour allumer les lumières de 'Hanouka est le moment où « les pieds (« Regel ») disparaissent du marché », le second stipule que « celui qui est attentif (« Ragil » en hébreu) à allumer les lumières de 'Hanouka méritera d’avoir des enfants érudits ».

Le premier (« Regel » qui désigne les pieds mais aussi « ce qui est habituel ») est réprouvé alors que le second (« Ragil ») est loué. Ces deux mots sont pourtant semblables, seul un petit « Youd » les sépare qui est le symbole de la spiritualité, de la Providence divine. Nos Sages veulent y voir une invitation à ne pas faire de la pratique religieuse quelque chose de « regel » de routinier, de banal mais à toujours y rechercher la trace et l’illumination de la présence divine, qui est la seule garante d’une spiritualité porteuse de vie.

Ce Chabbath Hagadol et ces fêtes de Pessa'h auront certainement un contour atypique cette année, mais il nous appartient d’y trouver un moyen, chacun à notre niveau, de nous rapprocher de l’Eternel, de percevoir Sa grandeur qui gouverne le monde, et de méditer sur notre responsabilité individuelle et collective.

Lors de la sortie d’Egypte, le Chabbath qui l’a précédée, le fameux « Grand Chabbath » « Chabbath Hagadol » a représenté une étape décisive dans la délivrance des enfants d’Israël. Chaque famille devait alors rester chez elle et témoigner de sa Emouna (foi en D.ieu), en se séparant de l’idolâtrie de l’époque incarnée par l’agneau pascal.

Une concordance « étonnante » des calendriers nous amène cette année aussi, en ce Chabbath Hagadol, à quelques jours de Pessa’h, à être confiné dans nos maisons. A nous de prendre le temps de méditer sur notre lien avec le Maître du monde, de nous rapprocher de Lui et de nous préparer à accueillir d’ici quelques jours le flux spirituel intense qui va traverser le monde lors de la semaine de Pessa'h, et en particulier les soirs du Séder.

Puisse l’Eternel permettre à notre peuple et au monde de connaître cette année la délivrance de cette épidémie et la libération finale des vicissitudes de l’exil, en accueillant le Machia'h et en assistant à la reconstruction du Beth Hamikdach, le Temple de Jérusalem.