La question qui se pose est la suivante : pourquoi nos Sages utilisent le terme de haine « gratuite » ? En effet, un homme normatif ne se lève pas un beau matin en décidant de haïr son prochain sans raison. En général, la haine a été engendrée par des causes, souvent douloureuses, qui l’ont provoquée. Alors pourquoi parler de « gratuite » ?

On trouve cette appellation dans nos sources suite à "l’affaire" Kamtsa et Bar Kamtsa. Le riche Kamtsa - sans essayer de l’excuser - devait bien avoir une raison pour haïr Bar Kamtsa et lui refuser si catégoriquement de participer à son festin. D’ailleurs la réaction impulsive et disproportionnée de l’invité - qui a mené où l’on sait - peut donner un indice sur quel genre d’individu il s’agissait… De son côté, Bar Kamtsa, l’invité indésirable, avait de bonnes raisons de se venger de son hôte et des sages de Jérusalem après la honte subie en public.

Alors pourquoi « gratuite » ? On aurait pu dire « haine excessive, haine démesurée, haine destructrice », mais certainement pas « gratuite ».

Le mot gratuit vient nous enseigner qu’il s’agit d’une haine sans fondement, sans aucune logique. Mais, me direz-vous, une haine a toujours un fondement qui est très souvent une vexation ou une humiliation. Essayez de dire à un homme blessé dans son amour propre : « Tu détestes celui qui t’a offensé sans raison », vous allez attiser encore sa colère et sa haine. Il semblerait plus logique de lui dire : « Ta haine est fondée, mais essaye de la surmonter et pardonne-lui ».

Essayons d’approfondir et de comprendre cette notion de haine gratuite.  

Notre roi David, encensé, adoré, guerrier invaincu qui a conquis Jérusalem, doit s’enfuir car son propre fils Avchalom veut l’anéantir. Chimi ben Guéra, le chef du Sanhédrin, le rencontre dans sa fuite, le maudit, lui jette des pierres lui disant qu’il reçoit maintenant la « facture » de la vengeance de Chaoul. Un fidèle du roi David, Avichay ben Tsouria, qui se tient à ses côtés, sort son glaive pour mettre fin à l’impudence de Chimi, mais David retient son bras et dit cette phrase incroyable : « Ce n’est pas votre "problème"… C’est D.ieu qui lui a dit de me maudire... » En d’autres termes, David dit a Avichay que Chimi n’est pas la source de ses malheurs, il n’est que l’intermédiaire qui doit concrétiser la prophétie de Nathan suite à sa faute avec Batchéva.

Nos Sages rapportent qu’après cet aveu retentissant du roi, une voix est sortie du Ciel proclamant dans tous les mondes que David aura le mérite, suite à ces paroles, d’être le quatrième pied du Char Céleste sur lequel repose la Chekhina (présence Divine).

Le message est immense : en vouloir à celui qui nous blesse, c’est faire erreur et rater le message qui nous est transmis ! Le monde n’est pas un lieu à l’abandon, ou nous sommes ballottés par des rencontres et des événements. Personne ne peut nous blesser par erreur, par hasard, personne ne peut nous offenser si nous ne devions pas recevoir cette vexation. Dans une telle situation, il faut prendre du recul, réfléchir et faire son introspection. Voici donc la première raison pour ne pas haïr l’offenseur : je n’ai pas à faire à lui, il n’est qu’un messager. (Il devra cependant rendre des comptes pour avoir fait le mal de son propre arbitre, et s'il s’était retenu de le faire, D.ieu aurait choisi un autre intermédiaire.)

Mais il y a un deuxième « étage » à la compréhension de ce terme de gratuit. Et cette fois, c’est Yossef Hatsadik qui va nous l’apprendre. Lorsque ses frères se présentent à lui pour demander son pardon, il répond que ce n’est pas nécessaire. « Vous avez pensé me faire du mal, mais D.ieu a pensé (a dirigé le mal) pour mon bien. » Yossef veut dire : tout vient de D.ieu, et c’est toujours pour le bien de l’homme. C’est vrai que, sur le moment, l'événement a l’air abominable, incompréhensible, cruel : des hommes jettent dans un puits leur jeune frère. Mais c’est en rester aux apparences. Un événement qui peut paraître dramatique ou douloureux peut se transformer en un tremplin formidable pour notre vie.

Au lieu de voir ses frères comme les personnages qui ont voulu sa perte, il choisit de voir en eux le levier de son destin qui l’a mené au sommet de son existence. Yossef aurait pu ruminer son malheur, son amertume et sa rancœur contre eux toute sa vie durant. Mais non ! Yossef nous enseigne que ceux qui essayent de nous faire du mal, ne parviennent pas obligatoirement à nous abîmer, au contraire ! Les gens qui nous ont fait le plus de mal sont souvent ceux qui vont parvenir à nous mener loin, si seulement nous réussissons à surmonter notre peine et à extraire le bien du mal.

Le troisième point à relever, je l’ai appris d’un célèbre médiateur qui m’a révélé le secret de la résolution de conflits, même des plus complexes et des plus désespérés : la plupart des disputes ne proviennent pas d’une volonté de faire le mal, mais tout simplement d’une incompréhension ou d’un malentendu. L’attaque est souvent une défense et si on essaye de comprendre les raisons de l’attitude de l’autre, son interprétation des choses, tout rentrerait dans l’ordre et le litige serait rapidement réglé. (On exclut bien sûr ici des comportements pathologiques et troubles de la personnalité, où il n’y a malheureusement rien à faire de mieux que de s’enfuir...)

Nous comprenons mieux maintenant cette notion de haine gratuite. Elle n’a pas de base, pas de fondement et nous luttons contre une chimère en face de nous, alors que le vrai message est ailleurs. 

Notre Torah millénaire nous enseigne avec brio, bien avant les coachs ou les psychologues comportementaux, comment considérer une offense, une humiliation et, de façon générale, le mal qui nous a été fait, sans nourrir ressentiment ou rancune envers notre prochain.

La perspective toranique nous invite à suivre la voie en or dans nos relations à l’autre, celle qui mène à la vraie sérénité, nous permettra de fermer définitivement les blessures de notre âme tout en pardonnant à notre prochain.

Traduit et adapté par Jocelyne Scemama (Rav David Braverman, Yated Neeman, 23 juillet 2020)