Yossi Birn a pris sur lui un projet étonnant. Il retouche de longues heures des photos du Ghetto de Varsovie et y ajoute des couleurs. Le résultat est troublant.

Si nous sommes habitués aux photos de ghetto en noir et blanc, d’un monde évanoui et lointain, Birn, qui maîtrise à merveille le pinceau de Photoshop, ramène à la vie ces ruelles, ces femmes et ces enfants.

Car, malgré les événements dramatiques qui s’y déroulaient et l’étau qui se resserrait sur eux, ces gens vivaient dans un monde en couleur, avec des arbres et des rues, des charrettes, des petits vendeurs de « n’importe quoi », pieds nus qui sourient à la caméra, émaciés, souvent en haillons, mais bien vivants.

Les tons sont très justement choisis par Birn et on pénètre dans le monde du ghetto comme jamais on ne l’avait fait auparavant. L’artiste a pris le parti de ne retoucher que des scènes de la vie quotidienne, par pudeur, par sensibilité, et d’éviter les scènes d’horreur.

Mais la maigreur des personnages, leurs habits, les panneaux en arrière-plan écrits en lettres gothiques annonçant des décrets, ne laissent aucun doute sur les conditions dans lesquelles ils vivaient.

Une mère allemande convertie

Yossi Birn a lui-même une histoire : sa mère, allemande, berlinoise, non-juive, a décidé de monter en Israël en 1952 et de se convertir. Elle rompra avec sa famille et son pays, suite aux exactions de l’Allemagne nazie pendant la Shoah, et ne voudra plus aucun lien avec cette terre maudite.  

Pour Birn, ses photos retouchées - dont les originales ont été prises par un soldat de la Wehrmacht du nom de Willy Georg et offertes après sa mort à la communauté - sont à tout le monde. Il pense que ce « relookage » permettra plus facilement à la nouvelle génération de saisir ce qu’était la vie juive pendant la guerre. 

Birn nous dit que si, grâce à ces photos, ne serait-ce qu’une seule personne apprend ce qu’a été la Shoah et quel monde elle a englouti, il pense qu’il aura fait son devoir et réussi son travail. Et en effet, les retours qu'il reçoit sont éloquents...

 

Mais cette idée de recolorer une image, de la sortir du grenier du passé et de la rendre accessible à un public plus jeune, à une génération qui, sans la couleur, ne l’aurait même pas regardée, et, ce, sans la trahir d’une once, est fondamentale. Elle ouvre devant nous un débat important qui est celui de lajustement des choses à leur temps. Autant un relookage, une actualisation peut être à bannir, autant elle peut être une bouée de sauvetage pour une époque, une société, un individu. 

Des exemples ?

Mme Sarah Schneirer, la visionnaire

Lorsque Mme Sarah Schneirer, la légendaire fondatrice du Beth Ya’acov en Pologne, pour la première fois en 1917 proposait un enseignement pour jeunes filles de foyer orthodoxes, ce fut un tremblement de terre. Certains y virent un sacrilège. Et pourtant...

Révolutionnaire, novatrice, audacieuse, elle a reçu à l’époque des critiques acerbes et certaines personnalités ont demandé la fermeture de son séminaire. Ils y ont vu une profanation, la transgression de l'interdit d’une nouveauté dans la Torah : « ’Hadach Assour Mine Hatorah », alors que d’autres, les géants de l’époque, ont pressenti qu’elle avait raison et l'ont soutenue.

Contre vents et marées, le Beth Ya’acov a tenu et il a été la bouée de sauvetage de jeunes filles - qui, sans ce cadre, auraient étanché ailleurs leur soif de savoir -, mais également d’une génération. En effet, les élèves du séminaire de Cracovie et de ses filiales sont devenues les piliers de la diffusion du judaïsme authentique d’après guerre et ont reconstruit les ruines d’un monde évanoui. Cette flamme, cet amour de la Torah et l’importance capitale de l’étude, elles l’avaient acquis auprès de Mme Schneirer, des Rabbanim et des Talmidé ‘Hakhamim remarquables qui y enseignaient, comme Rav Yéhouda Leib Orlean et Rav Leo Deutschlander.

Un adolescent de Méa Ché’arim

Dans un tout autre cadre, à Méa Ché’arim, dans les années 50, un jeune adolescent Hiérosolymite du nom de Eisenbach, enfant du quartier, des ruelles étroites, du « ‘Héder » et des longues papillotes au vent, voit autour de lui que « quelque chose ne va plus »… Des jeunes juifs de familles orthodoxes quittent un après l’autre le giron familial et enlèvent leur Kippa : presque aucune famille n’est épargnée. 

Il n’a que 16 ans et il réfléchit. Il aime la Torah, il aime son quartier, ses amis, et il veut faire quelque chose pour colmater cette brèche. Il sait que le monde extérieur est attirant, que des nouveaux vents soufflent, proposant des plaisirs, des idéologies qui attirent la jeunesse et qui pénètrent même ici, dans ce quartier si protégé de Méa Ché’arim, cet îlot immuable où tout se passe comme hier. Il sait que toutes ses initiatives risquent d’être étouffées, mais il veut sauver son monde et se battre. 

C’est lui qui fondera le premier « Matmidim » (assidus), cette organisation qui réunit les jeunes du quartier chaque soir dans un local pour un Limoud “Gechmack” (“délicieux” en Yiddish). L’étude donne droit à des prix pour les participants (Eisenbach cherchera sans cesse des “sponsors” dans les petites boutiques adjacentes) et propose une nouveauté impensable à l'époque : les plus « Matmidim », les plus zélés, participeront l’été venu à un voyage unique de quelques jours dans le nord, à Tsfat, avec, sur place, des activités dont on se souviendra encore longtemps dans les chaumières de Méa Ché’arim. 

Il se donne corps et âme pour son projet, réunit des fonds, organise, bouge les mentalités, mais également se débat avec l’establishment réfractaire du quartier qui le voit comme un dangereux agitateur.

Le jour du départ pour l’excursion, c’est la fête, et les parents accompagnent les heureux participants, de 7 à 17 ans : il a reçu l’accord d’organiser le voyage. Les jeunes qui n’ont pas pu faire partie du voyage regardent les charrettes pleines de matelas, de casseroles, de cris de joie s’éloigner, agitent leurs mouchoirs en se disant qu’ils feront tout pour être, l’année prochaine, les nouveaux « Matmidim »…

De nos jours, il n’y a pas un quartier religieux à Jérusalem et dans le pays qui n’a pas adopté ce projet.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à ce même dilemme, chaque époque et le sien ; les vents terribles du dehors soufflent et menacent notre jeunesse. A nouveau la question se pose : comment encaisser cette vague de fond inquiétante ? En se barricadant dans le passé, dans le connu, tentant d’ignorer et de nier ce qui se passe à l'extérieur ? Ou alors, aidés et dirigés par des hommes sincères de Torah, relever les défis de notre époque et essayer d’apprivoiser son temps, de lui trouver des solutions, de lui mettre les bonnes couleurs.

Mme Sarah Schneirer et le jeune Eisenbach sauveront d'innombrables Néchamot (âmes) du peuple juif, avec leur fougue, leur vision perçante des dangers de l’époque, leur souci de l’autre et leur amour indéfectible de la Torah. Car le fin mot est de savoir quelle était l’intention exacte de cette volonté de changement. 

Réformer, transformer et abimer ? Ou sauver ?

Et cela, seuls les Guédolim (Grands de la génération) et l’histoire peuvent nous le dire.