Goscinny ne pouvait être que juif. Il porte en lui ce petit village d’irréductibles, d’incorruptibles guerriers - cauchemar des camps retranchés de Babaorum, Petibonum et Aquarium - qui tire sa force d’une potion magique et de la sagesse d’un homme à la longue barbe blanche, magnanime et avisé.

 

Mais d’où cette idée géniale d’un petit peuple invincible, sans cesse attaqué par des ennemis avoisinants, a bien pu jaillir, si ce n’est des tréfonds de l’histoire de Goscinny lui-même ? Et il ne faut pas aller très loin pour découvrir chez le scénariste un grand-père paternel rabbin en Pologne, Rav Abraham Goscinny, et une famille qui fuit les pogroms et s’installe à Paris.  

Goscinny qui grandit avec 5 langues parlées à la maison, un grand-père érudit et l’autre imprimeur, ballotté par les pérégrinations familiales qui l’emmènent en Amérique du Nord et du Sud, est doté dès son enfance d’un sens de l’observation hors du commun et d’une curiosité jamais assouvie. Cet homme extrêmement bienveillant, courtois, généreux et très gentil (ainsi ses confrères de Pilote le décrivent), qui est toujours habillé en complet veston et ne tutoie que très rarement ses collègues, va puiser toute son inspiration dans la richesse de son bagage familial.

L’hospitalité de l’Est…

Goscinny en polonais signifie « hospitalier ». Et s’il y a quelqu’un qui a accueilli dans son œuvre une telle variété de nationalités, de personnages, de mentalités du monde entier pour les dépeindre avec humour et bienveillance, c’est bien lui. Auparavant, la BD en Europe c’est surtout Hergé et l’école belge. Si personne ne remet en question le génie du père de Tintin, qui sait recréer comme personne l’atmosphère d’un pays, et nous transporte dans ses récits de la Chine à l’Egypte avec une clarté de trait unique, les héros sont relativement figés et unidimensionnels dans leur caractère. Quant aux Dupont, chargés de la rubrique "gags", ils essayent vraiment de faire de leur mieux…  

 

L’imagination débordante de Goscinny mêlée au melting pot dans lequel il a grandi donne naissance sur sa machine à écrire à des rencontres surprenantes entre les héros du village gaulois et les civilisations environnantes. Ce juif polonais, fils d’émigrés, va raconter aux Français leur histoire de Gaule, comme jamais auparavant on ne l’avait fait. 

Il reste à la fois complètement fidèle aux sources historiques, de part sa formation classique, et intègre avec génie au scénario ses propres observations sur la nature humaine. Il raffole des jeux de mots et des calembours, et joue des différences de mentalités, des us et coutumes de chaque nation, pour provoquer la vis comica chez le lecteur. Lui qui avait grandi dans une atmosphère pluri-culturelle, brassant les langues et les différences ethniques, se régalait de pouvoir mettre en scène des épisodes certainement observés et vécus au quotidien. Les morceaux d'anthologie de ses albums mettent très souvent en scène l’insolite d’une situation provoquée par un malentendu. Comme cet innocent égyptien enrôlé on ne sait comment dans la légion romaine, qui continue à croire qu’il est arrivé dans un club de vacances. Les bulles en hiéroglyphes racontent tout son désarroi devant la nourriture médiocre et les conditions désastreuses de l'hôtel.

Même s'il n’a pas grandi dans la religion, Goscinny porte en lui tous les thèmes de ses origines juives et intuitivement les insère à ses textes. Le petit village, luttant contre l’assaillant, refusant l’assimilation et farouchement attaché à son identité et à ses valeurs, c’est bien sûr l'éternel leitmotiv du peuple juif.

Quant à César, archétype de la menace extérieure, exaspéré par leur insoumission, il tentera toutes sortes de subterfuges pour en finir avec ce petit peuple obstiné et rebelle, dernier îlot de résistance. Tous les coups seront permis pour essayer d’abattre leurs défenses : argent, luxe, projets immobiliers grandioses, et même tentative d’instaurer la zizanie.

Justicier au grand cœur 

Si déjà nous sommes dans la BD, tournons-nous vers un autre héros du scénariste, Lucky Luke. Le personnage a été initialement créé par Morris, le grand dessinateur belge, et ce n’est qu’après une quinzaine de titres, que Goscinny prend en main le scénario et va faire décoller la série. Il redéfinit le personnage qui se transforme en un justicier au grand cœur, auquel il donne une âme. Dans un décor de saloons, sous le soleil écrasant de petites villes typiquement texanes, des shérifs moustachus et étoilés, des directeurs de banque sans cesse dévalisés, des desperados et des chevaux qui parlent, se donnent la réplique. C’est si fort que le dessin de Morris finit par servir le scénario truculent de Goscinny.  

Folle diligence, colporteur et mères juives

Le scénariste, c’est évident, puise dans son album familial l’inspiration de ses histoires. Un colporteur ambulant, qui possède absolument tout dans son chariot, de la lingerie aux pétards de couleurs (chaque article étiqueté avec le prix, s’il vous plaît), fume avec les Indiens le calumet de la paix après avoir conclu une bonne affaire avec eux. Un psychanalyste arrivé d’Allemagne avec des nouvelles méthodes pour traiter la criminalité ne convaincra pas Luke. Les notions du bien et du mal ne sont pas intervertibles, et c’est évident qu’un homme, pour Goscinny, porte la responsabilité totale de ses actes. 

Et enfin, il enferme dans une diligence, en un huis clos drôlissime, des personnages loufoques, qui ne finiront pas leur épopée comme ils l’ont commencé. On s’étire les jambes après la lecture de certains passages, éreintés nous aussi par les soubresauts de la route et les répliques hilarantes de Mrs Annabella Flimsy, passagère haute en couleur, sans cesse incommodée par l’inconfort des chemins de l’Ouest…    

L’âme des Comics s’est envolée

Après le décès de Goscinny, les BD de ses héros continueront à paraître, signées par d’autres scénaristes, mais les albums auront perdu de leur génie. Sans rien enlever à Morris et à Uderzo, les dessins n’arriveront pas seuls à rattraper la perte de leur créateur. 

L’étincelle s’était éteinte et les thèmes allaient devenir quelconques. Goscinny était un homme pudique et jamais le mauvais goût n’avait entaché son œuvre. Malheureusement, les livres qui suivirent son décès ne furent pas à sa hauteur, même si commercialement, le succès continua. 

Goscinny eut des détracteurs. Certains jeunes dessinateurs qu’il avait lancés à Pilote l’accuseront d’être le chantre du français moyen, le suppôt du patronat. Goscinny répliquait délicieusement : « 17 ans en Argentine, 7 ans aux États-Unis, refusant de faire autre chose qu'un métier de dingue, ayant fait fortune avec une bande dessinée... Je suis absolument le prototype du Français moyen ! ». 

A ceux qui voyaient en la potion magique un Général de Gaulle providentiel (Astérix était sorti dans Pilote peu de temps après son élection à la présidence), il répondait : « Le gars qui a trouvé ça voyait de Gaulle jusque dans son potage ». 

Goscinny c’était également la dérision de l’humour juif : « Quand j'ai entendu dire que le métier de scénariste est à la portée du premier imbécile venu, j'ai compris que j'avais trouvé ma voie ».

Des lettres antisémites arrivèrent plus d’une fois à la rédaction du journal Pilote qu’il co-dirigeait. Ces insultes le touchèrent profondément, lui qui avait perdu une grande partie de sa famille et 4 de ses oncles maternels à Auschwitz. 

The End

Goscinny décéda en 1977 alors qu’il faisait un test d’effort, à la suite d’une première crise cardiaque. 

Peu de temps avant sa mort, il voyagea pour la première fois en Israël, à Jérusalem. Il se rendit au Mur des Lamentations, Kippa sur la tête, et se recueillit devant le Kotel, accompagné de sa fille alors enfant. Elle le suivit du regar, et lui demanda lorsqu’il la rejoignit, avec qui il parlait devant le Mur, avec tant de conviction…

Goscinny, cow-boy solitaire, self made man à l’américaine, s’étant fait de rien, a donné à la BD de son humour, de sa sensibilité, ainsi que sa perception juste, nuancée et tolérante de l’humain. Son premier album, Astérix le Gaulois sera tiré à 6.000 exemplaires, et quelques années plus tard Astérix le Normand sortira 1.200.000 albums. Du jamais vu ! Il rattrapera le tirage de Tintin et la série sera traduite en plus de cent langues (dialectes, latin et esperanto compris).

Mais une question lancinante se pose. Goscinny, inspiré par ses origines et les revendiquant, sera pourtant happé par un vécu qui le détachera de ses racines. Lui qui avait si bien compris que la pérennité du petit village est dans la tenacité à rester fidèle à sa potion magique, à son Sage et à ne pas se laisser séduire par l’occupant, ne décèlera pas dans sa vie personnelle les pièges de l’assimilation. 

Nous ne sommes pas là pour juger. 

Mais parfois le tracé d’un destin nous en dit long et peut nous éclairer sur notre propre cheminement. 

So long Cow Boy.