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Nouvelle Vague à Tel-Aviv

Le cinéma israélien est en plein essor, ses films remportent des prix dans les plus grands festivals et trouvent un public à l'étranger. Les acteurs de cette réussite se demandent comment la faire durer.

Par Nathaniel Herzberg

Publié le 02 novembre 2009 à 16h13, modifié le 03 novembre 2009 à 12h28

Temps de Lecture 7 min.

Attablée à une terrasse de café de Bat Yam, dans la banlieue sud de Tel-Aviv, la réalisatrice Keren Yedaya s'excuse. L'entretien n'a pas encore commencé. Les glaçons n'ont pas refroidi son expresso. Mais une question la taraude : "Je voudrais vous demander... Est-ce que c'est vrai que le cinéma israélien est devenu important, ou est-ce encore nous qui nous prenons pour le centre du monde ?"

La jeune femme n'est pas n'importe qui. En 2004, elle a obtenu, pour Mon trésor, la Caméra d'or, à Cannes, qui récompense la meilleure première oeuvre du festival. Mais le défilé de journalistes, d'historiens du cinéma, de producteurs étrangers ne cesse de l'étonner. Il faut bien dire qu'il y a de quoi. Jusqu'ici, en effet, l'anomalie israélienne s'étalait sur nos petits écrans, à l'heure des actualités. Peuplé de 7,3 millions d'habitants, le pays concentrait l'attention des médias du monde entier. Et voilà qu'à ce douloureux paradoxe, né d'un conflit historique et incessant, s'ajoute ce qui ressemble à un miracle, sur une terre qui n'en connaît plus guère. La naissance - renaissance diront certains - d'une cinématographie nationale, riche, variée, appréciée en Israël comme à l'étranger. Le tout en moins de dix ans.

Petit coup d'oeil aux chiffres. En 1998, Israël produisait cinq longs métrages de fiction. Ils totalisaient 36 000 entrées sur les 10 millions de billets vendus dans les cinémas du pays, soit 0,3 %. Encéphalogramme presque plat. A l'étranger, seule la voix d'Amos Gitaï, qui plus est émise hors du pays, murmurait encore.

Dix ans plus tard, le patient affiche une santé insolente. Depuis 2004, la vingtaine de films sortis chaque année, en Israël, rassemblent 14 % des spectateurs locaux. Et le monde leur a ouvert les bras. Les trois principaux festivals internationaux les ont encore récemment mis à l'honneur. A Cannes, Caméra d'or, en 2007, pour Etgar Keret, avec Les Méduses, et mention spéciale, en 2009, pour Scandar Copti et Yaron Shani, avec Ajami. A Berlin, Ours d'argent 2007 pour Beaufort, de Joseph Cedar. A Venise enfin, cette année, Lion d'or pour Lebanon, de Samuel Maoz.

Autant de succès critiques renforcés par une avalanche de sorties sur les écrans français (vingt-quatre depuis 2007) et quelques vraies réussites commerciales : 520 000 entrées pour Valse avec Bachir, 457 000 pour La Visite de la fanfare, 327 000 pour Les Citronniers... De quoi permettre au Forum des images, à Paris, de présenter, sans presque surprendre, du 4 novembre au 6 décembre, sous l'appellation "Tel-Aviv, le paradoxe", un impressionnant panorama.

Jambes tendues et tennis aux pieds dans son petit bureau de Tel-Aviv, Katriel Schory a pris l'habitude de ce succès. L'ancien magasin de chaussures qui abrite les locaux de l'Israeli Film Fund n'offre aucun luxe ostentatoire. Mais, à 62 ans, son directeur court la planète et mesure le chemin parcouru depuis dix ans. "A l'époque, certains parlementaires me disaient que le pays ne produisait pas de voitures, pourquoi devait-il produire des films ?", s'amuse-t-il. Entre-temps, l'ancien producteur devenu premier lobbyiste de la profession a convaincu le monde politique qu'"une nouvelle chance" devait être donnée au cinéma national.

Une nouvelle loi a été adoptée en 2001. Le financement public a été multiplié par trois. Des obligations d'investissement ont été imposées aux chaînes privées. Dans la foulée, un accord de coproduction a été signé avec la France en 2002, permettant aux investisseurs français de retrouver une partie des sommes investies (trente longs métrages coproduits depuis lors). Une bouffée d'oxygène indispensable pour redonner vie au système. Mais Katriel Schory est formel : "Toutes nos belles mesures administratives n'auraient servi à rien sans la force des histoires et le talent des réalisateurs."

Le miracle israélien tient à une étonnante conjonction. Il faut des scénaristes ? Le boom de la télévision privée, dans les années 1990, a permis à quelques talents d'affûter leurs armes et leur langue. On cherche des réalisateurs ? En 2001, Israël compte déjà une dizaine d'écoles de cinéma - dix-sept aujourd'hui - dont les diplômés enragent d'échouer dans la publicité, le journalisme ou l'enseignement. Enfin, la société israélienne traverse une profonde crise identitaire. "Depuis la création de l'Etat, en 1948, la politique officielle c'était la fin de la diaspora et l'effacement des différences dans le moule israélien, résume l'historien du cinéma Ariel Schweitzer. Et là, une génération venait au contraire proclamer sa diversité et démontrait que notre société était multiculturelle."

Le réalisateur Avi Nesher a vécu ce "bouleversement". Entre deux prises du film qu'il tourne actuellement sur les hauteurs d'Haïfa, il raconte son départ vers Hollywood, en 1985, son retour en 2002, à la suite de la mort de son père, et cet "autre pays" qui lui saute au visage. "La gauche israélienne était morte et avec elle l'idéal sioniste. Quand la mythologie disparaît, l'Histoire s'impose. Nous autres réalisateurs, nous nous sommes interrogés sur la place faite à nos parents, à nos grands-parents. Comme tout le pays se posait ces questions, la rencontre était inévitable", déclare-t-il. En 2004, son film Au bout du monde à gauche, récit de la vie en Israël de juifs indiens et marocains, est un triomphe.

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Dès 2001, une autre oeuvre a déjà provoqué un électrochoc : Mariage tardif, de Dover Kosashvili. Né en Géorgie, le réalisateur, tout juste sorti de l'université de Tel-Aviv, y raconte son univers familial, pour partie dans sa langue maternelle. Audacieux dans sa forme, décapant sur le fond, le film est aussi éloigné des comédies populaires produites en Israël dans les années 1970 que de certaines oeuvres nombrilistes réalisées pendant la décennie suivante. Le succès a été stupéfiant : 350 000 entrées en Israël, 2 millions de dollars (1,350 million d'euros) de recettes aux Etats-Unis, une sélection à Cannes...

Le film a bouleversé la trajectoire de tous ceux qui y ont participé. Les deux rôles principaux, Ronit Elkabetz et Lior Ashkenazi, ont été propulsés au rang de stars. Acteur de théâtre et amuseur à la télévision, Moni Moshonov a commencé, à 51 ans, une étourdissante carrière au cinéma, en Israël comme à l'étranger, notamment chez l'Américain James Gray. Quant au producteur, Marek Rozenbaum, on lui doit, depuis, une série de succès.

Mais, au-delà, toute la sphère cinématographique s'est élargie. Là où seuls les hommes, ashkénazes, laïques, vivant à Tel-Aviv ou Jérusalem, avaient droit de cité, d'autres mondes ont fait entendre leur voix. Emmenées par Keren Yedaya et Ronit Elkabetz, de nombreuses femmes sont venues contester le système de valeur dominant, qu'Ariel Schweitzer résume en trois mots : "guerrier, viril, conquérant". A sa manière, Eytan Fox (Tu marcheras sur l'eau, The Bubble), avec son affirmation homosexuelle, a participé de la même remise en cause.

Derrière eux, la périphérie de la société s'est invitée au banquet. Périphérie géographique, avec les Marocains, les Géorgiens, les Russes, et même, tout dernièrement, un réalisateur d'origine éthiopienne, Shmuel Beru (Zrubavel). Périphérie cultuelle, avec l'arrivée sous l'objectif du monde religieux. Cette fois, ce n'est plus le très laïque Amos Gitaï (Kadosh) qui filme, mais l'ancien orthodoxe David Volach (My father, my lord), le toujours pratiquant Joseph Cedar (Le Feu de camp, Beaufort), ou encore Hadar Friedlich et Nava Heifetz-Nussan, jeunes femmes issues de Maaleh, école religieuse de cinéma installée à Jérusalem. Périphérie citoyenne, si l'on peut dire, avec ces Palestiniens d'Israël, Tawfik Abu Wael (Journal d'un prostitué, Atach), Sameh Zoabi (Un homme sans téléphone portable) et quelques autres, qui viennent imposer leur propre regard sur l'Etat juif.

Dans le lot, des films parfois maladroits, voire franchement mauvais, mais surtout beaucoup d'oeuvres brûlantes, ancrées dans le réel et pétries de fantaisie, capables de rénover l'approche d'un genre aussi éculé que le cinéma de guerre. "Dans cette réussite, il y a quelque chose de stupéfiant qui tient de l'enfant prodige, admet le producteur Amir Harel (Les Méduses, Tu marcheras sur l'eau, Paradise Now...), mais la vraie difficulté pour un enfant prodige, c'est de passer à l'âge adulte."

Et ce n'est apparemment pas gagné. A écouter Dover Kosashvili, "la critique systématique" affichée par la plupart de ses collègues marquerait déjà un tournant mal négocié dans l'adolescence. "Les Argentins et les Iraniens aussi étaient prometteurs, il en reste quoi ?", interroge-t-il. "Nous sommes menacés par le confort, renchérit Hagar Ben Asher, 30 ans, la reproduction d'une formule jusqu'à épuisement." "Un fond social, un peu de politique et des personnages bien ficelés, résume Samuel Maoz. Mais là, ce n'est plus du cinéma, c'est de la stratégie. On doit pouvoir écrire aussi une histoire d'amour."

Celle-ci plaira-t-elle aux indispensables investisseurs étrangers ? Tawfik Abu Wael raconte avoir perdu son coproducteur italien parce que son dernier projet n'était "pas assez palestinien". Et Joseph Cedar de s'interroger : "Entre les marches du Palais des festivals à Cannes et les files d'attente des cinémas d'Ashdod, qui va-t-on privilégier ?"

Pour Ronit Elkabetz, pas question de choisir. Ni même de poser la question en ces termes. "Si nous restons éveillés, fidèles, sensibles et en recherche permanente, que nous osons prendre de nouveaux chemins, employer de nouveaux langages, sur des sujets contemporains, je ne vois pas pourquoi le public ou les critiques s'éloigneraient de nous." Optimiste ? "Toujours, sourit-elle. Je fais aussi partie des gens qui pensent que le cinéma peut faire bouger les choses. Même ici. C'est dire..."

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