Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

"A Serious Man" : Larry emporté par ses drôles de drames

Filmant un Job moderne du Midwest, les frères Coen reviennent sur les lieux de leur enfance et leurs racines juives.

Par Jacques Mandelbaum

Publié le 19 janvier 2010 à 15h44, modifié le 26 janvier 2010 à 10h00

Temps de Lecture 4 min.

Larry Gopnik, à part son nom, a de la chance. Il est américain, vit dans la quiétude pré-psychédélique des années 1960, a une famille sans histoire et habite une jolie banlieue résidentielle du Midwest où il enseigne la physique à l'université. Cet homme tranquille, modeste, sérieux donc, et qui ne demande rien à personne, allez savoir pourquoi les frères Coen ont décidé, dans A Serious Man, de lui pourrir la vie. Une évocation fidèle du film passe, de fait, par l'énumération des avanies qui, du jour au lendemain, se mettent à lui tomber sur le paletot comme les plaies d'Egypte.

D'abord, le cercle familial. Sa femme, Judith, brune vindicative, lui annonce un beau matin qu'elle le tient pour un cloporte, demande le divorce et le quitte pour Sy Ableman, dont elle est tombée amoureuse. Outre son insigne laideur et son obésité, Sy est un sentencieux imbécile, qui passe son temps à faire la leçon à Larry, nonobstant le fait qu'il lui pique sa femme. Le pauvre père ne trouve pas en ses enfants, deux monstres d'égoïsme pré-pubères, le moindre réconfort. Danny, le fils, est trop occupé à résoudre de lamentables embrouilles à l'école hébraïque. Sarah, la fille, ne songe qu'à se refaire le nez, en volant dans le portefeuille de son père. Cerise sur le gâteau familial : Arthur, le frère de Larry, chômeur chronique installé à demeure sur le canapé-lit du salon, quand il n'occupe pas la salle de bains pour drainer son kyste, inaugure à présent une carrière d'obsédé sexuel dans le Dakota.

Larry n'a même pas la ressource de se réfugier dans le travail. A l'université, il est calmement persécuté par un étudiant asiatique qui veut lui acheter son diplôme, et fait l'objet de lettres anonymes calomnieuses qui mettent en péril sa titularisation. Par ailleurs, son voisinage prend des allures dangereuses, entre le crypto-fasciste goy du pavillon mitoyen qui empiète sur sa pelouse, et le sex-appeal de Mme Samsky, quadragénaire de rêve et fumeuse de substances hallucinogènes, qui entrouvre sous les pieds de Larry le terrifiant abîme de la jouissance.

Sonné par ce déchaînement de malheurs, Larry n'aura d'autre recours que celui de se tourner vers les autorités traditionnelles de sa communauté : les rabbins. Ces visites, qui émaillent le film en montant progressivement dans la hiérarchie rabbinique, se révèlent désespérément infructueuses, et d'autant plus savoureuses que le protocole solennel qui les entoure révèle à chaque fois une coquille métaphysique totalement vide, soutenue par des paraboles abracadabrantes de parking ou de dentiste. C'est le fond de désespoir propre à ce film extrêmement drôle, qui inflige finalement à son héros une souffrance digne de sa seule passion : l'inconsistance.

A Serious Man livre ainsi, pour la première fois de manière aussi explicite, une clé essentielle de l'oeuvre des frères Coen : sa filiation avec la culture juive américaine. La spécificité de ladite culture étant précisément sa difficulté à se situer par rapport à une filiation. Pour deux raisons : l'acculturation rapide de la communauté juive aux Etats-Unis, et sa sourde culpabilité devant l'anéantissement qui frappa, à travers le judaïsme est-européen, son terreau originel, dans sa forme traditionnelle (le monde de l'étude religieuse) ou profane (la langue et la littérature yiddish, la lutte politique pour l'émancipation). Le judaïsme américain devient donc au XXe siècle l'incarnation exemplaire d'un judaïsme que la modernité dilue dans l'incertitude identitaire et la perte de ses repères. Existentiellement douloureuse et spirituellement angoissante, cette situation se révèle artistiquement fructueuse, notamment sur le plan d'un des derniers "traits juifs" pouvant prétendre à la pérennité : l'humour.

L'inspiration des frères Coen peut ainsi être rattachée à une tradition qui prendrait sa source chez les classiques européens de la littérature yiddish au début du XXe siècle (et au premier chef Cholem Aleikhem), se prolongerait au mitan de ce même siècle avec le répertoire des comiques se produisant dans les monts Catskill (lieu de villégiature des juifs new-yorkais, où débutèrent notamment Lenny Bruce et Jerry Lewis) avant de s'américaniser dans les années 1960 à travers les romanciers de l'Ecole de New York (Philip Roth, Bruce J. Friedman, Saul Bellow...), cette fois sous les auspices kafkaïens de l'absurde et du grotesque.

A Serious Man fournit quelques arguments à cette hypothèse, à commencer par le caractère autobiographique du film, situé dans une époque, une région et une sociologie dans lesquelles baigna la jeunesse des frères. Mais c'est aussi bien sa stupéfiante séquence d'ouverture, qui constitue un véritable coup de force dramaturgique : un apologue en noir et blanc, situé en Europe orientale, dialogué en yiddish, et inventé de toutes pièces par les cinéastes, à mi-chemin entre conte traditionnel et film gore. Entre ce prologue fantasmé et l'histoire du martyr Larry Gopnik, c'est bien un monde perdu qui gît dans le raccord. Quitte à renaître en dibbouk persécuteur, pour hanter l'un des plus grands films des frères Coen.

LA BANDE-ANNONCE (avec Preview Networks)

Bande-annonce fournie par Filmtrailer.com


Film américain de Joel et Ethan Coen avec Michael Stuhlbarg, Richard Kind, Fred Melamed, Sari Lennick, Adam Arkin, Amy Landecker. (1 h 44.)

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.