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Elie Wiesel : "C'est la langue française qui m'a choisi"

Dans "Otage", son nouveau roman, l'écrivain et Prix Nobel de la paix noue intimement mystique hassidique et conflit israélo-palestinien. Avec comme cible privilégiée le fanatisme religieux.

Par Fabienne Dumontet

Publié le 07 octobre 2010 à 14h11, modifié le 07 octobre 2010 à 14h11

Temps de Lecture 6 min.

Ce soir-là, Elie Wiesel parle et répond tout bas. Est-ce l'habitude d'un homme dont la voix porte depuis des décennies contre vents et marées dans le débat public ? Du défenseur des droits de l'homme, Prix Nobel de la paix en 1986, qui a l'oreille des politiques ? Elie Wiesel sourit, il n'est pas dupe de cet aspect de sa vie, même s'il peut s'en enorgueillir : "Je sais très bien que, quand les présidents me reçoivent, c'est au Prix Nobel qu'ils font servir un café. Mais ce que j'ai à dire, je le dis. Et après, que peuvent-ils me faire ? Me reprendre le Nobel ?", s'amuse-t-il. Non, si Elie Wiesel parle si bas ce soir-là, chantonne presque, c'est peut-être parce qu'il parle littérature, de sa littérature, qu'il continue d'écrire en silence et en français, quoique plongé dans la rumeur de la côte est américaine.

Citoyen des Etats-Unis depuis 1963 et enseignant à Boston University depuis quarante ans, parcourant le monde et les conférences pour la paix, son passeport toujours en poche par réflexe de "juif peureux", sourit-il, Wiesel revendique, aux côtés de ses attaches juives, "sa place dans la culture française" et sa "loyauté au style classique". "C'est cette langue qui m'a choisi", répète-t-il encore aujourd'hui. Une langue qui a représenté pour lui le comble de la rationalité, dès qu'il a commencé à l'apprendre adolescent, en 1945, réfugié en France après l'horreur des camps d'Auschwitz et de Buchenwald.

Seul son premier livre, La Nuit, qui raconte sa déportation et celle de sa famille, a été publié en yiddish en 1954 avant qu'il ne le traduise en français quatre ans plus tard pour les Editions de Minuit, et que le texte ne connaisse récemment de nouvelles traductions. Même ses écrits consacrés à la pensée juive, à la tradition hassidique qu'il chérit tant pour ses chants, ses contes, son refus de la connaissance dogmatique et sa mélancolie mêlée de joie, sont écrits dans cette langue française qui lui oppose, dit-il, la résistance nécessaire pour remonter sa pente mystique. Une mystique à laquelle cet élève de grands talmudistes ne renonce pas pour autant lorsqu'il écrit : "Je compose tous mes livres en trois fois : d'abord je me laisse aller, comme pour un chant, puis j'entreprends un travail d'auteur, ascétique. Dans ce processus, le silence occupe une place essentielle. Un été où j'écrivais quatre heures par jour à mon bureau, je me suis retrouvé avec une extinction de voix incompréhensible. C'est mon éditeur d'alors, Paul Flamand au Seuil, qui m'a dit : "Mais, Elie, vous savez que vous remuez les lèvres en écrivant ?""

Ainsi va Elie Wiesel, toujours généreux, à 82 ans, d'une anecdote à méditer, d'une bribe d'histoire ou d'une confidence politique à partager. En cela, son dernier roman, Otage, lui est fidèle : notamment parce qu'il met en scène un conteur juif américain, féru lui-même de tradition et de mystique hassidiques. Mais, pour la première fois dans son oeuvre romanesque, Wiesel noue intimement cette veine de conteur avec la problématique contemporaine d'Israël et de la Palestine. Car le héros sans histoires d'Otage, Shaltiel Feigenberg, ancien rescapé d'un ghetto de Transylvanie, est enlevé en 1975 en plein Brooklyn par deux terroristes agissant au nom de la cause palestinienne, un révolutionnaire italien, Luigi, fils de fasciste, révolté par les exactions paternelles, et un Palestinien, Ahmed, dont la famille entière a souffert du conflit israélo-palestinien.

Embastillé par ses ravisseurs dans une cave new-yorkaise "peuplée d'ombres voraces, menaçantes", sommé sous les coups et la torture mentale de désavouer publiquement la politique israélienne, Shaltiel convoque dans sa solitude d'otage des bribes de souvenirs. Reviennent ainsi les scènes du ghetto, les récits de son père et de son oncle rescapés d'Auschwitz, tandis que lui-même, adolescent, jouait sa vie aux échecs avec un officier allemand ; sa fuite en URSS sur les pas de son frère aîné communiste, et les temps troublés des purges staliniennes ; puis, la paix revenue, ses amours complexes en Europe et aux Etats-Unis avec Bianca, sa femme...

La cave new-yorkaise devient ainsi très vite caverne des souvenirs et des idées, où se projettent en alternance le passé de Shaltiel et son présent, mémoires de la Shoah présentes par éclats et violentes joutes verbales avec Luigi sur le conflit israélo-palestinien : "Même si le peuple juif méritait une patrie, pourquoi fallait-il que ce soit la Palestine ? - Parce que aucun peuple au monde n'a été autant que le mien porté, depuis des millénaires, par la nostalgie du retour dans la terre de ses ancêtres.

- La nostalgie est un sentiment qui me laisse froid. Moi, ce qui m'intéresse, c'est la justice. Je me bats pour qu'elle soit rendue aux malheureux Palestiniens opprimés. Vous, les juifs, vous avez oublié que votre espoir se fonde sur leur désespoir."

Encore ces deux-là discutent-ils, avec les mots de Wiesel lui-même qui plus est. Car celui à qui l'on "reproche de ne pas pousser la cause palestinienne" rappelle qu'il a souvent prononcé publiquement la dernière phrase de cette réplique, qu'il place ici dans la bouche de Luigi. Mais le dialogue du roman se brise sur le personnage d'Ahmed, que Wiesel a voulu sans concession ni nuance aucune. Activiste radicalement antisémite, ce personnage préfigure les terroristes des décennies à venir : "Si la Mort pouvait mourir, eux l'incarneraient", annonce le roman. Dans son précédent opus, Le Cas Sonderberg (Grasset, 2008), Wiesel entamait un dialogue avec le peuple allemand plus d'un demi-siècle après La Nuit, en évoquant la misère morale des héritiers des nazis. Mais si ce passé-là pouvait alors ouvrir sur une forme de discussion, l'actualité du fanatisme, elle, ne souffre pas le moindre dialogue dans l'oeuvre de Wiesel : "Si l'action de ce roman se situe en 1975, précise-t-il, c'est parce qu'il me fallait ce contexte proche de la prise d'otages des athlètes juifs à Munich en 1972 et de celle d'Entebbe en 1976" pour situer historiquement "le caractère extrême d'une situation et montrer combien elle est fausse. En 2000 ou 2005, je ne pourrais pas faire cela, car avec Mahmoud Abbas, il y a une aile modérée chez les Palestiniens et je suis pour le dialogue avec elle."

La bête noire de Wiesel, c'est donc avant tout le fanatisme religieux, qu'il s'emploie à dénoncer depuis vingt ans. Prise bout à bout, son œuvre offre ainsi un saisissant raccourci de l'Histoire et des apparences. Car c'est sur l'athéisme et la mort de Dieu qu'on le questionnait après guerre, lui, l'auteur de La Nuit et le rescapé de la Shoah qui persistait dans sa foi. Et c'est sur le fanatisme religieux et la mort au nom de Dieu qu'on l'interroge cinquante ans plus tard avec Otage. Mais qu'il traite de la Shoah ou du terrorisme, Wiesel ne déroge pas à sa règle de romancier : "Je peux raconter la vie et la mort d'une personne, je ne peux pas le faire pour un groupe, qu'il soit national, religieux, ethnique... Je ne pourrais pas faire un roman sur le 11-Septembre, et j'ai choisi exprès 1975, pas 1972 ou 1976, pour avoir un simple fait divers."

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Et s'il faut lui demander un dernier mot de sagesse ou une vision historique pour la route, c'est à nos risques et périls : car il n'en est pas moins conteur et, dans la tradition hassidique, qu'on se le dise, "l'interprétation d'un conte peut se faire parfois une génération plus tard"...


Otage

, d'Elie Wiesel, Seuil, 394 p., 20 €.

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