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Découvrir l'oeuvre bouleversante de Nussbaum

Au Musée d'art et d'histoire du judaïsme, une rétrospective consacrée au peintre, mort à Auschwitz en 1944

Par Emmanuelle Lequeux

Publié le 16 octobre 2010 à 14h30, modifié le 16 octobre 2010 à 14h30

Temps de Lecture 4 min.

Le musée est déjà loin, mais un regard vous poursuit. Il ne vous lâchera pas : l'oeil enflammé de désespoir de Felix Nussbaum glace les sangs. S'y confronter, c'est entrer en dialogue avec la douleur incarnée, se laisser saisir par la plus grande tragédie du siècle passé. Mort à Auschwitz en 1944, le peintre juif allemand avait déjà la prémonition de son destin quand il peint cet Autoportrait dans le camp en 1940 : visage émacié ; barbelés sous ciel d'orage pour tout horizon ; en arrière-plan, ses frères humiliés, atteints par la dysenterie. Quand il peint cette toile bouleversante, Nussbaum a échappé à son premier enfermement, le camp de Saint-Cyprien, proche de Perpignan. Il se cache quelques années à Bruxelles, avant d'être débusqué par la Gestapo le 20 juin 1944 avec sa compagne, Felka Platek.

Depuis 1933 et son rejet de l'Académie, il était ballotté d'Italie en Belgique, en passant par la France, toujours un peu plus traqué par l'Histoire. Pourtant, celui qui croyait plus que tout en la peinture ne lâcha jamais le pinceau. Visages effarés, misère rapiécée, torpeur des Prisonniers réunis autour d'une mappemonde de papier cernée d'un barbelé : le souvenir de Saint-Cyprien lui inspire des images terribles, dont on peut se demander pourquoi elles sont restées en France si longtemps inconnues.

L'exposition que lui offre jusqu'au 23 janvier 2011 le Musée d'art et d'histoire du judaïsme (MAHJ) est sa première rétrospective dans l'Hexagone. Gageons qu'elle remettra à sa place dans l'histoire de l'art et des idées ce peintre d'exception, qui offre à l'humanité quelques-unes des images les plus bouleversantes concernant la persécution des juifs par le IIIe Reich. Ainsi de sa toile ultime, Triomphe de la mort (1944) : une danse macabre d'ocre et de gris, qui dessine des squelettes baguenaudant sur les ruines de l'art et de la civilisation.

Au-delà des oeuvres finales, l'exposition du MAHJ permet d'analyser l'évolution picturale de ce jeune homme né dans une famille bourgeoise d'Osnabrück (Allemagne), qui choisit la marge plutôt que les affaires, l'art comme quête métaphysique plutôt que le confort des certitudes. Dès les premières toiles, un talent inquiet s'affirme. Les portraits de son père et de sa mère témoignent de l'influence certaine de Van Gogh. Mais ce qui frappe surtout, c'est ce plumetis que l'homme porte sur sa veste, cette fleur en boutonnière de la femme : place de l'étoile où leur fils affichera quelques années plus tard les stigmates "Juif-Jood" dans un autoportrait de 1943.

Après Van Gogh, d'autres maîtres marquent profondément sa facture : les tenants de la Nouvelle Objectivité allemande, Max Beckmann ou Otto Dix, mais aussi la pittura metafisica de Giorgio De Chirico, dont il se sent très proche lors de son séjour en Italie en 1934.

A Ostende, où il s'installe en 1935, c'est davantage le fantôme d'Ensor, gloire locale, qui le hante : dans ses toiles et dessins énigmatiques, l'artiste s'y décrit comme un fou saisi en pleine mascarade, un clown condamné à distraire, un Horla que tout et tous rejettent, un errant dont la vie est exil perpétuel. Un secret se dessine dans une peinture sidérante de mutisme. Une femme pleure des perles, pieta incapable de consoler la tristesse du monde. Son Réfugié s'afflige, la tête entre les mains, tandis qu'un globe terrestre montrant l'Europe dessine une ombre menaçante.

Toujours en quête et en renouvellement, de ses natures mortes à ses paysages avec mannequins, Nussbaum dit sa foi en l'art malgré le désastre qui l'entoure. Quand il se dessine en 1942 en compagnie de Felka Platek nue, il évoque un désir capable de reléguer en arrière-plan la terreur : le quotidien Le Soir est froissé au sol, foulé au pied ; seule primauté, la passion. C'est un même défi qu'il lance au monde dans son Autoportrait au chevalet, peint la même année. Sur la table, des flacons de pigments portent les intitulés "Nostalgie", "Souffrance" et "Mort". Voilà sa matière première. Et pourtant dans son regard droit tourné vers nous, une incompréhensible confiance. Au mur, un masque blanc ricane.

Remarquablement confrontée dans l'exposition au regard traqué de l'Autoportrait au passeport juif et au visage perdu de l'Autoportrait au camp, cette résolution n'est peut-être elle aussi qu'un masque : le même se dépeint affolé au côté de sa nièce, dans l'obscurité, tandis qu'un avion menace le ciel et qu'un journal affiche "Tempête sur l'Europe".

"Si je disparais, ne laissez pas mes oeuvres mourir." Le Musée d'art et d'histoire du judaïsme exauce magnifiquement cet ultime voeu de Nussbaum. Il a pu le faire grâce au musée que la ville natale du peintre lui a dédié en 1995, dans un bâtiment conçu par Daniel Libeskind. La plupart des oeuvres ont été retrouvées dans les années 1970 : les unes avaient été (mal) conservées par le docteur Grosfils, dentiste bruxellois à qui l'artiste les avait confiées, et furent restituées après un long procès aux héritiers Nussbaum.

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Un second lot de huit tableaux essentiels fut retrouvé en 1975 chez Willy Billestraet, antiquaire belge, qui les vendit au Musée d'Osnabrück. Une reconnaissance tardive, qui ne suffit pas à expliquer la place marginale qu'occupe Nussbaum dans l'histoire de l'art. Il faut aujourd'hui accepter d'ouvrir les yeux sur ses oeuvres : une fois qu'on a plongé son regard dans celui de Nussbaum, il laisse sans repos.


Felix Nussbaum, Musée d'art et d'histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris 3eMahj.org

. M° Rambuteau.

Tél. : 01-53-01-86-60.

Du lundi au vendredi, de 11 heures à 18 heures ; dimanche, de 10 heures à 18 heures.

De 4,50 € à 6,80 €.

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