« United Colors of Crime », de Richard Morgiève. Carnet nord/Montparnasse, 320 p., 18 €.
Les souvenirs douloureux ne meurent pas. Ils sont juste endormis. Ils hibernent dans nos vies fatiguées, dans nos cœurs refroidis. Un presque rien les réveille. Un geste malhabile, un simple pas de côté. Ces souvenirs-là sont venimeux comme des serpents. Et ce genre de serpents, il s’en trouve lovés pas mal entre les pages du dernier roman de Richard Morgiève. Des serpents et des scorpions aussi qui se faufilent entre les pierres des cimetières. Le personnage principal de United Colors of Crime est d’ailleurs surnommé « Gravedigger » : fossoyeur. On comprendra vite que ce n’est pas uniquement parce qu’il est un tueur.
Nous sommes en 1951 dans le sud du Texas. Paysage de désert et de pompes à pétrole. L’homme qui file en Buick Roadmaster noire avec, dans la malle arrière, plus de 200 000 dollars volés est un mafieux en cavale. Ancien porte-flingue de Lucky Luciano, il vient de supprimer à New York un autre membre de l’Organisation qui lui avait mis un mauvais contrat sur le dos. Légitime défense. L’argent ? Juste une opportunité. Il ira craquer le magot au Mexique où il espère bien, une fois encore, se faire une nouvelle vie. Chaim Chlebek n’en est pas à une près. Déjà le nom qu’il porte ne lui appartient pas. Il l’a volé à un cadavre, en mai 1944, pendant la bataille de Monte Cassino, où il combattait avec les soldats du 2e corps polonais. L’autre gisait décapité dans un trou d’obus. Il a échangé leurs plaques d’identité. Une manière définitive de tourner le dos au malheur. Aux nazis, aux salauds, à la guerre. Sa mère a été noyée après avoir été violée. Son père s’est suicidé. Son frère Stefan a disparu. Jamais il n’est retourné en Pologne. Comment s’appelait-il déjà avant ? Il arrive presque à l’oublier. Ryszard Morgiewicz est mort et enterré.
Aux toutes premières lignes de cette histoire singulière, on comprend que United Colors of Crime est un texte essentiel dans l’œuvre de Richard Morgiève. Depuis Un petit homme de dos (Ramsay, 1988. Joëlle Losfeld 1995, 2006), Morgiève est dans l’incessant grattage de ses plaies. Le passé doit saigner jusqu’au blanc. Il est tout petit quand sa mère succombe à un sale cancer. A peine plus âgé lorsque son père, malade et désespéré, met fin à ses jours. On n’est pas prêts de finir de lire, livre après livre, sa solitude d’orphelin. Tantôt il l’écrit dans la plainte et le chagrin, tantôt il la fait briller comme un diamant. Ou bien il la déguise, la promène dans un carnaval grotesque et grimaçant. Cela fait trente et un ans et des poussières qu’il a publié son premier livre, un polar (Allez les verts, Sanguine, 1980). Or trente et un an et des poussières, c’est l’âge de Morgiewicz/Chlebek dans United Colors of Crime. On arrange comme on veut la concordance des temps.
Ce qui commence ici à la manière d’un polar va basculer très vite dans un roman profond, un roman des métaphores et des métamorphoses. Une bande de hors-la-loi texans tente de braquer Chaim Chlebek qui est laissé pour mort à côté de sa voiture en flammes. Les os brisés, le visage abîmé, il va rouvrir les paupières dans un ranch improbable où vivent ensemble Dirk, un vieil Allemand, réfugié en 1933 aux Etats-Unis, et Dallas, une Indienne de 20 ans, mi-Navajo, mi-Apache. Ils lui ont sauvé la vie.
C’est dans le récit d’une rédemption compliquée que nous entraîne Richard Morgiève. Rien ne peut s’effacer. Il faut tout reprendre là où on l’a laissé. A la guerre par exemple. Mais qui l’a gagnée ? Les rives du Bien et du Mal sont étrangement les mêmes. « L’Allemagne avait succombé à ses mensonges et à ses crimes. Les USA avaient pris la relève. (…) Chaim avait quitté l’Europe détruite pour une prison, ou plutôt un asile psychiatrique. » L’Amérique est peuplée de rednecks, de racistes, de massacreurs de Peaux-Rouges, d’anticommunistes fanatiques, de politiciens véreux, d’illuminés du dieu dollar et du « In God We Trust ». Qui peut croire encore qu’elle est la terre de la liberté ? Revenu des absences et des illusions, Chaim saura trouver son échappée belle.
Cela se lit sans pause. United Colors of Crime est comme un comic strip : des images, des séquences et le plein d’émotions. On sent, on sait même, à quel point pour l’écrire, Richard Morgiève est allé fouiller loin dans l’intime. Il a passé ce qui lui reste de souvenirs de famille, les douloureux et les méchants, ceux qu’il croit connaître, ceux qu’il a inventés, à la grille d’un drôle de loto-fiction. Et ça sonne vrai, dans la narration folle et dans la démesure. Parce que c’est vrai. Ou plutôt parce que c’est sincère.
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