France

Le retour de l'antisémitisme français est bien plus effrayant que deux ou trois méchants tweets

La France a encore du chemin à faire pour se débarrasser de son antisémitisme et rassurer une population juive chez qui l'histoire de ce pays et ses complexités ravivent toujours de douloureux souvenirs.

Au cimetière juif de Cronenbourg près de Strasbourg, le 27 janvier 2010. REUTERS/Vincent Kessler
Au cimetière juif de Cronenbourg près de Strasbourg, le 27 janvier 2010. REUTERS/Vincent Kessler

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Un avocat de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) a récemment déclaré que Twitter avait accepté de supprimer une douzaine de tweets antisémites, une petite victoire contre la haine en France. Publiés avec les hashtags #UnBonJuif ou #UnJuifMort – laissant entendre qu'un bon juif est un juif mort – le mauvais goût de ces messages a de quoi laisser sans voix.

L'un d'entre eux était accompagné d'une photo, publiée via Twitpic, d'une petite pelle remplie de cendres, soit visiblement une référence aux fours crématoires nazis. Sur un autre, le message était bien plus explicite, avec l'image en noir et blanc d'une jeune personne décharnée et couchée sur ce qui avait tout l'air d'être une paillasse de camp de concentration. (Quelques-uns des pires spécimens ont été rassemblés par Le Monde).

Menaces d'attentats antisémites

Si la controverse des tweets antisémites a, à juste titre, soulevé l'émotion dans l'univers des réseaux – le 10 octobre, #UnBonJuif est devenu le troisième hashtag le plus populaire en France – cette année, les sérieux attentats qui ont secoué le monde réel ont été infiniment plus perturbants.

Le 6 octobre, ce n'est pas un simple trolling haineux sur Internet qui a motivé l'intervention des forces de l'ordre. Ce jour-là, dans le cadre d'une vaste opération antiterroriste menée à travers tout le pays, les policiers ont arrêté 11 terroristes présumés, pour ensuite en libérer 5.

La journée avait d'ailleurs dramatiquement commencé par la mort d'un douzième homme, abattu par les autorités lors d'un raid à Strasbourg. Selon les policiers, le défunt serait lié personnellement à un attentat à la grenade, commis en septembre dans la région parisienne, il aurait dirigé un groupe d'activistes retrouvés en possession d'une liste de cibles «juives», et serait sans doute impliqué dans le transport de ressortissants français vers l'étranger, des individus partis se battre aux côtés d'islamistes radicaux.

Dans un communiqué, le procureur de Paris, François Molins, a déclaré qu'une «attaque terroriste en France a pu être évitée», et que les autorités venaient de démanteler le groupe terroriste «le plus dangereux» que le territoire français avait hébergé depuis plus d'une décennie et demie.

Le cas Merah

Mais en réalité, l'horreur n'a pas besoin d'une grosse cellule terroriste. Cette année, l'attentat le plus grave a été commis par un jeune délinquant, devenu islamiste radical free-lance, et appelé Mohamed Merah. En mars, quelques jours après avoir abattu trois soldats français en permission, dans le sud-ouest de la France, Merah fait irruption en scooter dans la cour d'une école juive de Toulouse et assassine froidement un instituteur franco-israélien, deux de ses enfants et un de leurs camarades. La plus jeune victime avait quatre ans.

Dans les heures qui suivent, s'adressant à la police et à une journaliste, Merah éructe que l'attentat contre l'école constitue des représailles contre la mort d'enfants palestiniens, tués par les forces israéliennes. Quelques jours plus tard, la police encercle l'appartement de Merah, 22 ans, et, pendant un échange de tirs, lui loge une balle dans le front qui le fait basculer de son balcon et atterrir dans la rue, en contrebas. L'événement aurait pu clore l'histoire de Merah, ce ne fut pas le cas.

A la gloire de Merah

Dès la fin, ou presque, du carnage à la Tueurs Nés de Merah, son nom a commencé à apparaître dans des graffitis ornant les murs des cités, comme ici, où il est décrit comme un «preux Chevalier de l'Islam». (L'auteur de ce tag a été condamné à trois mois de prison pour «apologie du terrorisme»).

Tout de suite après sa mort, les pages à la gloire Mohamed Merah se sont multipliées sur Facebook, certaines exaltant ses délires contre le pouvoir en place. Merah avait en effet laissé entendre que les meurtres de trois militaires en permission (tous appartenant à des minorités ethniques, soit dit en passant), relevaient d'un genre de résistance contre l’État français. Et Merah, qui a filmé certains de ses crimes, a aussi inspiré tout un lot d'hommages vidéo, parfois très étranges (notez le pistolet, à la fin).

L'accusation d'allégeance

Sur Internet, cela fait longtemps que les clips permettent aux recruteurs extrémistes de jouer sur la colère et le désœuvrement de jeunes hommes, de leur donner envie de combattre les juifs, l'Occident, si ce n'est les deux. Souvent, ils identifient les juifs à la politique honnie du gouvernement israélien, mais en France, en Espagne, et dans de nombreux pays d'Europe, ils ne sont pas les seuls. Selon un sondage, 45% des Français estiment que les juifs français sont davantage dévoués à Israël qu'à la France. En Espagne, ils sont 72%, selon une enquête menée par l'ADL

L'antisémitisme est un sujet particulièrement sensible en Europe – il a fallu attendre 1995 pour qu'un dirigeant français, le président nouvellement élu Jacques Chirac, reconnaisse la responsabilité de la France dans la déportation de 76 000 juifs, très souvent vers leur mort, pendant la Seconde Guerre Mondiale: «Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions», avait-il déclaré, 53 ans après les premières arrestations en masse des juifs, à Paris. «Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l’État français».

Encore aujourd'hui, de nombreux juifs français se méfient de leur gouvernement et de son engagement à les protéger.

Multiplication des actes antisémites

Dans les six semaines qui ont suivi la fin des tueries de Merah, les actes antisémites ont été multipliés par deux (par rapport à la même période, un an plus tôt). Selon le SPCJ, le Service de protection de la communauté juive, les actes antisémites ont augmenté de 45% durant les huit premiers mois de 2012, et les faits commis par Merah en ont inspiré d'autres.

Le 2 juin, lors d'une attaque d'envergure aux abords de l'école juive Beth Menahem, à Villeurbanne, une bande d'une douzaine d'hommes prend à partie trois jeunes juifs portant la kippa, en commençant par les insulter et les chahuter, pour ensuite les frapper à coup de marteau et de barre de fer, envoyant leurs victimes à l'hôpital.

Une violence qui ne s'est pas arrêtée là, comme en témoigne cet étrange attentat commis le 19 septembre, en pleine journée, contre une épicerie casher de Sarcelles, en banlieue parisienne, quelques jours avant Yom Kippour.

Deux hommes habillés de noir entrent dans la boutique et font exploser une grenade défensive, brisant la devanture du magasin et blessant un passant au bras. Sarcelles, une commune de 60.000 habitants au nord de Paris, est parfois surnommée la «Petite Jérusalem», du fait de son importante communauté juive, composée principalement de juifs ayant quitté l'Afrique du Nord dans les années 1960. 

Conspirationnisme

Sur la goupille de cette grenade, la police a retrouvé l'ADN de Jérémie Louis-Sidney, apparu au printemps sur les écrans radar des services antiterroristes. Âgé de 33 ans, ce père de cinq enfants habitait à Cannes, dans le sud de la France, mais séjournait régulièrement chez les différentes mères de ses enfants, à Strasbourg ou en banlieue parisienne. Né dans une famille chrétienne, Louis-Sidney – que beaucoup surnommaient «James» – était passé par la case prison pour trafic de drogue et, selon des proches interrogés par les médias français, il s'y serait converti à l'islam radical et aurait alors décidé de se laisser pousser la barbe.

Sa vision du monde conspirationniste se donne à voir dans l'extrait d'un clip de rap hardcore datant de 2009 et intitulé «21ème siècle». «Le 11 septembre n'est que la face cachée de l'iceberg» entonne-t-il avant de mentionner trafics de gosses et d'organes, et d'avertir ses spectateurs: «Sachez, vous êtes manipulés, si tu comprends pas, informe-toi, prépare-toi, arme-toi de savoir, maintenant c'est à toi de voir». Le couplet se conclut par un «Allah Akbar».

L'affaire Louis-Sidney

Si la vidéo peut faire l'effet d'un misérable outil de propagande pour radicaux en herbe, la police pense que Louis-Sidney a ensuite recruté certains de ses amis d'enfance, à Cannes et en banlieue parisienne, et qu'au moins un membre du groupe a échappé à la police en rejoignant des militants islamistes au Moyen-Orient avant l'opération du 6 octobre.

Et c'est principalement pourquoi, ce jour-là, la police antiterroriste, armée de matraques et de fusils à lunette, a fait irruption dans le quartier de l'Esplanade, à Strasbourg, pour arrêter Louis-Sidney qui se trouvait dans l'appartement de la mère de son bébé.

Selon la version de la police, quand les officiers sont sortis de l'ascenseur pour l'appréhender, ils se sont rendu compte que Louis-Sidney avait placé un miroir devant sa porte pour l'alerter de leur venue. Si on en croit les autorités, Louis-Sidney aurait «immédiatement» vidé le chargeur de son .357 Magnum sur les policiers, blessant un des leurs à la poitrine, malgré sa combinaison pare-balles. C'est alors que la brigade antiterroriste aurait riposté avant de l'abattre. (Interrogés par les médias français, de nombreux proches de Louis-Sidney contestent cette version officielle). 

Des attentats supposés en préparation

Six Français arrêtés lors du coup de filet de Cannes et de Paris ont été inculpés pour tentatives d'assassinat et liens avec une entreprise terroriste. Mais le plus troublant, ce sont peut-être les cinq testaments (dont deux vierges) «destinés à Allah» et découverts par les forces de l'ordre.

L'un se trouvait dans l'appartement de Louis-Sidney, qui venait apparemment de raser sa barbe; ce qui pourrait indiquer la préparation d'un attentat. Selon la police, au moins un de ses amis, connu sous le nom de Mahouachi, avait déjà quitté Cannes pour la Syrie sans prévenir sa famille. Là-bas, il aurait rejoint les islamistes qui combattent le régime de Bachar el-Assad. (A part Louis-Sidney, on ne sait pas bien qui étaient les autres signataires des testaments).

L'arrestation de l'un des 11 hommes, Jérémie Bailly, 25 ans, à Torcy, en banlieue parisienne, s'est aussi soldée par une inquiétante découverte. Bailly, qui fait partie des six individus formellement mis en examen, possédait un garde-meubles où étaient stockés tout un tas d'objets pouvant permettre la fabrication d'une bombe artisanale: une pompe, des sacs de nitrate de potassium, de soufre et de salpêtre, des contenants de type cocotte-minute et des ampoules de phares. Selon le procureur, les autorités auraient aussi retrouvé une arme de poing et un fusil à pompe.

Toujours plus inquiétant, les policiers ont aussi trouvé ce qu'ils pensent être une liste de cibles, des «structures israéliennes» où se trouvait le nom d'un avocat juif, connu pour avoir plaidé dans des affaires d'antisémitisme. (Il est aujourd'hui placé sous protection policière et son identité n'a pas été révélée à dessein). 

Rassurer la population juive

Au lendemain des arrestations, le Président François Hollande s'est entretenu avec les autorités juives et musulmanes de France pour leur affirmer sa solide détermination à combattre le radicalisme religieux, le terrorisme et l'antisémitisme. Après les tueries perpétrées par Merah, la police avait renforcé la sécurité aux abords des synagogues et des écoles juives. Plus récemment, le gouvernement a soumis des projets législatifs visant à renforcer les effectifs policiers surveillant Internet et à criminaliser le fait, pour des Français, de se rendre à l'étranger afin d'y recevoir une formation de terroriste. (Vu que les gens déclarent rarement d'eux-mêmes ce genre de voyages, la mesure sera probablement bien plus punitive que dissuasive).

La France a encore du chemin à faire pour se débarrasser de son antisémitisme et rassurer une population juive chez qui l'histoire de ce pays et ses complexités ravivent toujours de douloureux souvenirs. A travers tout le spectre politique, il n'y a pas pénurie d'ignorance sur les liens de la grande majorité des juifs à la France, à Israël, et même à leur propre religion. Mais le véritable défi consiste à apaiser la colère des ghettos français, une haine qui attise parfois des délires complotistes chez de jeunes hommes, capables de souffrir et même de mourir pour leur cause absurde. Ce serait un premier pas pour que l'époque où des vies de juifs furent anéanties par une haine meurtrière devienne enfin un temps relégué dans les poubelles de l'histoire.

Eric Pape

Traduit par Peggy Sastre

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