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Attentat contre l'ambassade de France en Libye: la voiture piégée, le «bombardier du pauvre»

Le mode opératoire utilisé contre la représentation française à Tripoli a près d'un siècle et transcende les peuples, les religions, les causes et les conflits.

Les attentats à la voiture piégée contre les ambassades des Etats-Unis au Kenya (photo) et en Tanzanie, le 7 août 1998, font partie des plus meurtriers de cette catégorie, avec 224 morts. REUTERS.
Les attentats à la voiture piégée contre les ambassades des Etats-Unis au Kenya (photo) et en Tanzanie, le 7 août 1998, font partie des plus meurtriers de cette catégorie, avec 224 morts. REUTERS.

Temps de lecture: 4 minutes

Sociologue et historien marxiste s’inscrivant dans le courant de la géographie radicale, Mike Davis est connu pour ses études critiques de l’urbanisme contemporain de Dubaï ou de Los Angeles. Il a aussi écrit une Petite histoire de la voiture piégée en 2007, rééditée par Zones, qui le publie gratuitement sur son site en intégralité.

Dans cette histoire, il raconte comment la voiture piégée, dont l'attentat contre l'ambassade de France en Libye fournit un nouvel exemple, est devenu un phénomène mondialisé, «presque aussi banal que les i-Pods et le sida, semant la mort et la confusion de Bogota à Bombay et éloignant les touristes de certaines des destinations les plus courues de la planète».

Ce qui frappe dans l’analyse de Davis, c’est l’incroyable popularité de la voiture piégée: un engouement qui transcende les peuples, les religions, les causes, les conflits. Vietcong, Hezbollah, suprématistes blancs sud-africains, anarchistes américains, Frères musulmans, Tigres tamouls, FLNC, al-Qaida, la liste des utilisateurs de la voiture piégée, avec ou sans conducteur suicidaire, est aussi large qu’hétéroclite.

Utilisée par les militants de la droite sioniste en 1947 contre les Palestiniens, elle est, cinquante ans plus tard, étudiée par les djihadistes dans les camps d’al-Qaida, qui y lisent La Révolte de Menahem Begin, «récit des combats de l’Irgoun, devenu un manuel classique du terrorisme». Avant le 11-Septembre, l'organisation commettra simultanément deux de ses attentats les plus médiatisés de cette façon, le 7 août 1998, devant les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie (224 morts).

1920: le chariot piégé de Wall Street

Pour Davis, tout commence en septembre 1920 avec une charrette piégée, ancêtre de la voiture explosive: le militant anarchiste italien Mario Buda «gara son chariot tiré par un cheval aux abords du croisement de Wall Street et Broad Street, près du nouvel édifice du bureau de garantie des métaux précieux et juste en face du siège de J. P. Morgan and Company». Le chariot, «bourré d’explosifs (probablement du plastic dérobé sur le chantier de construction d’un tunnel) et de morceaux de ferraille, se transforma en une énorme boule de feu, laissant un cratère monumental en plein milieu de la chaussée de Wall Street».

La déflagration tue, blesse, mutile, terrorise: bris de fenêtres, panique générale, évacuation des bureaux, la scène qui se déroule devant Wall Street nous est désormais familière. C’est le premier attentat à la voiture piégée.

«Pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, écrit Mike Davis, les autorités suspendirent l’activité de la Bourse de New York.»

Une arme bon marché et redoutablement efficace

Le terrorisme ayant pour principe de frapper les esprits en générant un traumatisme sans commune mesure avec les pertes opérationnelles infligées, la question de l’économie de l’attentat est centrale.

Or, si la voiture piégée devient mainstream après la Seconde Guerre mondiale, c’est que l’explosif se complexifie et que l’utilisation de produits industriels et d’engrais synthétique provoque des ravages considérables à faible coût, à base de produits plus faciles à trouver. Alors que les premières voitures piégées après-guerre utilisent de l'explosif militaire volé, ce qui rend complexe l'approvisionnement, en 1970, quatre étudiants américains utilisent, pour la première fois, un mélange de nitrate d’ammonium et de nitrate de fioul dans la voiture piégée qu’ils font exploser devant l’Université du Wisconsin.

Deux ans plus tard, l’IRA utilise le même équipement pour s’attaquer au quartier d’affaires de Belfast. Un saut technologique qui va contribuer à faire de la voiture piégée l'arme par excellence des conflits asymétriques: 

«Le terrorisme urbain passait du stade artisanal au stade industriel, ouvrant la voie à des attaques massives contre des zones urbaines de grande ampleur et permettant la destruction intégrale de gratte-ciel de béton armé et de tours d’habitation.»

L’aviation du pauvre

C’est qu’un camion ou une camionnette peut, détaille l’auteur, transporter l’équivalent en explosifs d’un bombardier B-24 utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Le tout pour un prix dérisoire:

«Ramzi Youssef, le cerveau de l’attentat contre le World Trade Center de 1993, qui a provoqué près d’un milliard de dollars de dégâts, aimait à se vanter du fait que ce qui lui avait coûté le plus cher, c’était les appels téléphoniques de longue distance: en elles-mêmes, les dépenses en explosifs (une demi-tonne d’urée) se chiffraient à 3.615 dollars, plus 59 dollars par jour pour la location d’une camionnette Ryder de trois mètres de long.»

C’est pourquoi Davis va considérer que la voiture piégée est en quelque sorte l’aviation du pauvre «dans sa capacité de détruire objectifs militaires centraux et cibles urbaines critiques, ainsi que de terroriser la population de villes entières».

Sur le plan stratégique, ce sont les attentats de 1983 contre la force multinationale à Beyrouth qui marquent l'entrée de cette arme non-conventionnelle dans l'histoire des conflits. Le 18 avril, un pick-up fait 63 morts à l’Ambassade américaine. Le 23 octobre de la même année, le contingent américain situé à l'aéroport de Beyrouth est visé. 241 personnes sont tuées. C'est, note Davis, la plus forte perte en une attaque pour l'armée américaine depuis 1945. Une autre explosion quasi-simultanée, contre le bâtiment le «Drakkar», qui abrite les parachutistes français, fait 58 morts.

Quelques mois plus tard, la force internationale quittait le Liban.

Les atouts de la voiture piégée

Davis donne six raisons qui expliquent la popularité de la voiture piégée dans les guerres asymétriques:

1. Puissance: une voiture cause des dégâts mortels à 30 mètres à la ronde, un semi-remorque à 137 mètres. ce sont des armes irrégulières à l'efficacité redoutable. Mike Davis considère d'ailleurs que les attaques du 11 septembre 2001 ne représentent dès lors qu’«une inévitable escalade de la même tactique: de fait, les armes choisies n’étaient autres que de véritables véhicules piégés aériens».

Source: Laboratoire urbanisme insurrectionnel

2. Efficacité du message: elle constitue une forme de propagande impossible à nier ou à censurer: cela «fait du bruit» dans tous les sens du terme et maximise la portée du message de l'organisation.

3. Economie: environ 500 dollars d'équipement et une voiture volée.

 

4. A la portée de tous: l'attentat à la voiture piégée est facile à organiser, y compris pour un individu isolé. Des Powerpoint explicatifs sur disponibles sur Internet.

 

5. Terrorisante: elle est une arme «fasciste» car elle tue indistinctement. Les dommages collatéraux sont inévitables. C'est pourquoi les organisations en lutte contre un Etat peuvent s'y opposer, comme l'a fait Nelson Mandela.

6. Intraçable: elle ne laisse que très peu d'indices aux enquêteurs. C'est pourquoi les services de renseignement (KGB, Mossad, CIA, ISI, etc.) y ont eu recours.

Inséparable de l'histoire des nouveaux conflits, la voiture piégée est un paradoxe de la modernité: une «révolution», poursuit Mike Davis, qui «s’appuie sur une synergie extrêmement fluide entre plusieurs technologies: pris ensemble, la voiture piégée plus le téléphone portable plus Internet constituent une infrastructure sans précédent au service du terrorisme global en réseau

J.-L.C.

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