France

Charlie Hebdo: pourquoi la France a plutôt bien résisté aux théories du complot

Les attentats du mois de janvier ont réveillé les adeptes des complots, mais moins qu'on aurait pu le penser.

Les frères Kouachi après l'attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. REUTERS/Reuters TV
Les frères Kouachi après l'attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. REUTERS/Reuters TV

Temps de lecture: 5 minutes

Parmi les nombreux signes de fragmentation de la société française laissés de côté qui ont refait surface dans les semaines qui ont suivi les attentats des 7, 8 et 9 janvier figure l’irruption rapide de théories du complot circulant sur Internet, attribuant les attentats au gouvernement français, à une entité «sioniste» ou aux deux.

Quelques heures seulement après l’attentat contre Charlie Hebdo, la carte d’identité oubliée dans une voiture par les frères Kouachi donnait un premier élément aux complotistes pour fantasmer. Rétroviseurs qui changent selon les photos relayées dans la presse ou tracé de la marche républicaine du 11 janvier supposé dessiner… les frontières d’Israël, la moindre incongruité a été brandie par les théoriciens d’une version alternative et occulte des événements.

Le pape du complotisme Thierry Meyssan a, dès le 7 janvier, publié comme il se doit son analyse expliquant que l'attentat profitait aux néo-conservateurs occidentaux, ceux qui prônent «le "choc des civilisations" [...] à Washington et à Tel-Aviv». Plus subtil, tout en sous-entendus, Tarik Ramadan a joué sur les zones d'ombre de l'affaire –pas étonnant qu'il en subsiste quelques jours à peine après les attentats– non sans oublier de soulever le rôle éventuel des services secrets. Jean-Marie Le Pen n'a pas été en reste, invoquant, lui aussi, la carte d'identité oubliée pour la rapprocher du passeport d'un des pirates de l'air du 11-Septembre, retrouvé dans les décombres  du World Trade Center.

Deux sondages ont permis de relativiser la popularité de ces croyances dans la population. Seule une minorité, autour de 5%, croit fermement à un complot, quand environ 15% penche plutôt pour l’existence de zones d’ombres, sans tomber dans le complotisme intégral. Si ces chiffres peuvent effrayer, il faut rappeler qu’ils sont assez bas par rapport à ceux constatés lors d’autres événements, comme l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn à New York en mai 2011 ou, plus encore, le 11-Septembre 2001, puisque c’est à cette occasion que le conspirationnisme a connu un véritable renouveau, coïncidant avec la massification de l’accès à Internet au début des années 2000.

Les deux sondages réalisés sur la manière dont les Français analysent les événements du 7 au 9 janvier font ressortir un profil particulièrement sensible à ces thèses: plutôt des jeunes de milieux populaires peu diplômés. Le sondage CSA pour Atlantico identifie les sympathisants du FN comme public plus réceptif à ces thèses complotistes. On aura vite fait de conclure, non sans quelque mépris, que le complotisme naît de l’ignorance. On aurait tort.

Les complotistes sont trop motivés

Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot, a publié en 2013 La démocratie des crédules, qui décortique pourquoi l’adhésion à ces mythes a tendance à se répandre dans des sociétés où, pourtant, le niveau d’éducation en hausse devrait être un rempart contre les croyances irrationnelles et la libre circulation de l’information marquer une victoire de la raison sur le fantasme. Il n’est pas inutile de revenir sur ses conclusions.

Premier paradoxe: l’explosion de l’offre d’information a plutôt profité aux thèses complotistes, dont il est indéniable qu’elles ont trouvé avec Internet un formidable levier pour se répandre. Si accuser Internet ou les réseaux sociaux d’avoir créé ce phénomène n’a aucun sens, puisque l’existence de telles théories est bien antérieure à l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, en revanche, il paraît tout aussi vain de nier que le web a permis au complotisme d’élargir son public, comme l'illustrent les nombreux sites d'info «alternative» en pointe sur la théorie du complot de Charlie Hebdo.

Bronner en donne des explications convaincantes. Sur Internet, les barrières à l’entrée sont quasi-inexistantes, ce qui démocratise la prise de parole. Qu’il s’agisse de l’existence du monstre du Loch Ness ou de complots politiques, les croyances douteuses y bénéficient d’une prime à la motivation. Ceux qui se sont rangés à la «version officielle» sur de tels sujets sont trop peu motivés pour afficher leur certitude sur Internet. Ils n’ont habituellement ni temps, ni énergie, ni réputation à consacrer à la critique permanente des hypothèses en faveur du complot. Ce qu’Internet a changé, c’est l’équilibre des forces entre complotistes et anti-complotistes: ce sont surtout les plus croyants qui y sont les plus motivés pour occuper l’espace. Dit autrement, Internet offre une prime structurelle aux «trolls» et aux défenseurs de thèses minoritaires, comme d’autres médias avant lui mais dans des proportions décuplées.

D'autant qu''une des techniques de conviction du complotisme est ce que Bronner appelle des «mille-feuilles argumentatifs». Une sensation d’intimidation mais aussi d’épuisement s’impose à qui visite pour la première fois un site conspirationniste ou se confronte aux arguments avancés. Sur le 11-Septembre, Bronner consacrait une page entière à démonter un seul des innombrables contre-arguments des thèses qui remettent en cause la version officielle:

«Défaire un seul de ces arguments demande, si l’on n’est pas spécialiste de ces questions, un fort investissement et plus leur nombre croît, plus il devient difficile de douter des propositions conspirationnistes.»

Les complotistes ne sont pas tous incultes, loin de là

Autre paradoxe, les complotistes ne sont pas idiots, ils ont au contraire tendance à cogiter en permanence, signe qu’il s’agit d’intelligences supérieures à la moyenne. Il est certain qu’un minimum de culture scientifique protège contre la croyance en un complot reptilien. Mais considérer que le scepticisme radical et constant qui caractérise l’état d’esprit complotiste trouve refuge uniquement chez les populations peu éduquées serait faire un contresens.

Il n’y a rien de nouveau à cela. En 1967, dans un ouvrage de référence sur l’histoire des complots, Richard Hofstadter écrivait à propos de ce qu’il qualifiait de «travaux paranoïaques à prétention intellectuelle»:

«Ces travaux sont tout sauf incohérents –à vrai dire, la mentalité paranoïaque présente beaucoup plus de cohérence que le monde réel puisqu’elle ne laisse aucune place aux erreurs, aux échecs ou aux ambiguïtés.»

Autre problème rarement abordé dans l’analyse des réflexes conplotistes, le dévoiement de la culture du doute et du sens critique, qui aboutit à «une logique glissante du relativisme», selon laquelle «tout ce qui est tenu pour vrai peut, au mieux, être mis en concurrence avec d’autres manières de penser, au pire, être considéré comme illusoire». Un effet pervers en quelque sorte de «la mise en concurrence de plusieurs systèmes de pensée» valorisée dans l’enseignement supérieur.

Il ne s'agit pas de faire de la sensibilisation à l'esprit critique le responsable du complotisme, mais de comprendre pourquoi, sur des sujets para-scientifiques comme les sciences occultes ou chez les membres de sectes, on observe une surreprésentation des populations diplômées. Comme le rappelle l'auteur, une éducation élémentaire favorise plutôt une soumission à des arguments d'autorité venant d'institutions respectées. La familiarité avec, par exemple, l'histoire des sciences, qui révèle ses aspects polémiques et ses controverses, et le fait que ses savoirs sont souvent provisoires et ont été maintes fois réfutés, favorise au contraire une disposition au scepticisme.

Un problème de confiance plus que d'éducation

Ce qui oppose la pratique du doute rationnel et le fait de douter de tout n'est donc pas réductible à ce qui sépare l'instruit de l'inculte. Organiser un débat apaisé entre des tenants du complot et des défenseurs de thèse officielle n'a d'ailleurs aucun intérêt, dans la mesure où l'enthousiasme des premiers finit par avoir raison de la patience des autres, comme on l'a expliqué plus haut.

C'est là que les opinions politiques entrent en compte. Publiée en mai 2013, une étude quantitative a pour la première fois exploré le profil de ces partisans des thèses conspirationnistes. Elle était menée par le think tank britannique Counterpoint et réalisée par le politologue Joël Gombin (qui collabore à Slate) pour le volet français. Il en ressortait que les plus fervents partisans de ces thèses se recrutent parmi les citoyens qui ont le moins de confiance envers les autres et envers les institutions, et qui votent le plus pour les partis d’extrême gauche et d’extrême droite. Les variables socioéconomiques, comme le niveau de diplôme, jouaient certes, mais n’étaient pas les plus déterminantes pour prévoir l'adhésion à des thèses complotistes.

Hypothèse: le cas Charlie Hebdo résiste assez bien à la tentation complotiste parce que les sentiments d’unité et de solidarité ont éloigné chez la majorité de la population le ressentiment qui fait naître le désir de chercher la vérité ailleurs que dans la triste et décevante thèse officielle. On peut y voir une victoire de la confiance retrouvée dans le corps social face aux tentations complotistes. De même, il y a fort à parier que ceux qui se sont laissés séduire par l'hypothèse du complot sont aussi ceux qui se sentent le plus éloignés de l’élan collectif né des manifestations historiques du mois de janvier.

cover
-
/
cover

Liste de lecture