Les juifs ultra-orthodoxes au-delà des apparences
En Israël, les juifs ultra-orthodoxes représentent environ 10% de la population. Facilement reconnaissables physiquement (longue veste noire, kippa ou chapeau, barbe, papillotes), ces "craignant-Dieu" mènent une existence tout à fait particulière. Qui sont-ils ? Pourquoi rejettent-ils la modernité ? Comment considèrent-ils les femmes ? Quelle est leur influence ? Frédéric Encel, maître de conférences à Sciences-Po Paris, est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
- Publié le 07-02-2015 à 11h44

D'après des estimations, les juifs ultra-orthodoxes sont entre 700 000 et 900 000 en Israël et représentent donc environ 10% de la population (*). Facilement reconnaissables grâce à leur physique (longue veste noire, kippa ou chapeau, barbe, papillotes, bras et jambes couverts), ces religieux (également appelés "craignant-Dieu" ou "haredim") mènent une existence tout à fait particulière. Qui sont-ils ? Pourquoi rejettent-ils la modernité ? Comment considèrent-ils les femmes ? Quelle est leur influence sur la société ? Sont-ils généralement bien perçus en Israël ? Frédéric Encel (**), maître de conférences à Sciences-Po Paris et auteur de "Atlas géopolitique d'Israël" est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Les ultra-orthodoxes ont un degré de religiosité très important. Quelles sont les principales caractéristiques de cette religiosité ?
Prenons les principaux critères.
1. Dans l'application des prescriptions, ils considèrent comme un fondement absolu le respect du sacrosaint shabbat, qui commence le vendredi soir et s'achève le samedi soir. Ces 25 heures de repos sont obligatoires. C'est le substrat de tous les juifs religieux.
2. Ils refusent l'exogamie. Il n'y a pas de mariage mixte, que ce soit avec un non juif ou avec un juif laïc.
3. Ils vivent entre eux, dans des leurs propres quartiers, parce qu'ils doivent se trouver dans un environnement où chacun respecte les mêmes prescriptions.
4. Leur respect de la casherout, c'est-à-dire la loi qui régit les interdits alimentaires, est absolu.
5. Il n'existe presque aucune "déperdition", au sens où les enfants sont ultra conditionnés, non ouverts sur le monde, dépourvus d'accès à internet, à la télévision, à la radio.
Soutiennent-ils le sionisme ?
C'est un autre point qui les caractérise : de manière générale, ils rejettent le sionisme comme idéal laïc ne respectant pas les prescriptions divines ; seul Dieu doit selon eux donner le signal, avec notamment l'avènement du Messie, de la délivrance et de l'édification de l'Etat. Au sein des ultra-orthodoxes, il existe une large palette de perceptions de l'Etat. Les moins opposés au projet sioniste (les Habad ou Loubavitch) sont plus ou moins impliqués dans les questions politiques et s'inscrivent dans l'acceptation de l'Etat juif actuel. A l'autre bout du spectre, certains (comme la branche Neturei Karta) sont très violemment antisionistes, au point qu'ils refusent de parler hébreu (employant le yiddish), rejettent les lois et les structures de l'Etat et souhaitent sa destruction. Ils considèrent même que l'avènement du mouvement sioniste a suscité la colère de Dieu au point d'engendrer la Shoah !
Les haredim se soumettent donc bien davantage à l'autorité rabbinique qu'au pouvoir politique ?
Bien sûr, dans tous les cas. Du moins à leur propre autorité rabbinique, et non à celle des rabbins des autres tendances, sionistes ou libérales.

Pourquoi rejettent-ils la modernité ? Quelle est l'origine de ce comportement ?
La modernité telle qu'on la connaît aujourd'hui, mondialisée, est perçue comme diabolique. Internet représente l'appel constant du mauvais esprit et des attitudes perverties, la trop grande proximité hommes-femmes, le consumérisme. Que trouve-t-on dans les journaux et sur le net ? Des femmes dénudées, des publicités pour des restaurants qui proposent du porc, des images violentes, etc. A ce niveau, ils rejoignent les ultra-conservateurs musulmans et chrétiens. A leurs yeux, cette société profane, juive ou pas juive, les gêne ou les entrave dans leur étude religieuse, tout à fait essentielle. Les haredim consacrent un temps très considérable à l'étude des textes sacrés.
D'après le quotidien Haaretz, 70% des hommes et 50% des femmes ne travaillent pas, ils se consacrent uniquement à leur culte. Cela vous semble plausible ?
Oui, et cela explique qu'il s'agit d'une population déshéritée. Les ultra-orthodoxes sont peu nombreux à exercer des activités lucratives. Le nord de Jérusalem, Bne Brak et d'autres zones où ils vivent concentrés sont très pauvres.
Cela explique les critiques qu'on entend parfois sur leur apparence physique ?
Ces critiques portent surtout sur l'inadaptation de leur accoutrement – noir, épais, composé parfois de fourrure (dans les chapeaux) – sous des latitudes sud-méditerranéennes ! Or ces vêtements n'ont rien de biblique et remontent au temps de leur présence en Pologne, au 17e siècle…
Puisqu'il n'existe pas d'égalité entre les sexes aux yeux des ultra-orthodoxes, comment considèrent-ils les femmes ?
Elles sont considérées comme extraordinairement précieuses car elles transmettent la vie et s'occupent de l'éducation des enfants. Mais du coup, la femme est le plus souvent confinée aux tâches ménagères, comme dans toutes les sociétés ultraconservatrices. En Occident, cette manière de percevoir la femme est naturellement devenue ridicule ou inconcevable. Il faut savoir que les ultra-orthodoxes qui vivent en Israël ont le taux de fécondité le plus élevé au monde, avec une moyenne dépassant sept enfants par femme au cours de sa vie. N'y voyons pas de but politique derrière ; la transmission de la vie est considérée comme le bien le plus précieux, elle prime sur toute chose.
Les mariages arrangés sont-ils fréquents ?
Non seulement ils sont fréquents mais ils constituent la quasi totalité des cas. Les parents arrangent tout.
Les haredim influencent-ils les choix politiques ?
Pas de manière directe, notamment pas s'agissant des questions diplomatiques et stratégiques. Cela dit, avec déjà 7 sièges (sur 120 que compte la Knesset, le Parlement), ils constituent mathématiquement une force d'appoint pour presque toutes les coalitions gouvernementales. Pour la première fois depuis 1983, la coalition actuelle ne compte pas de haredim du fait de la poussée laïque du scrutin précédent. Mais lors de la prochaine échéance du 17 mars, il est vraisemblable que les ultra-orthodoxes, ashkénazes et séfarades, disposeront ensemble d'au moins 15 sièges. De ce point de vue-là, oui, on peut considérer que les orthodoxes influencent des choix politiques, ou plutôt des arbitrages budgétaires (logement, affaires sociales, etc.).
La gauche et les ultra-orthodoxes pourront-ils encore sceller des accords ?
Non. Les ultra-orthodoxes ne participeront sans doute plus à des coalitions avec la gauche – ce qu'ils avaient fait dans les années 1960-70 – parce que la gauche israélienne défend de plus en plus fréquemment, depuis les années 1990, une vraie laïcité "à la française", horresco referens ! Dans le même temps, le Likoud, le parti nationaliste laïc de Benjamin Netanyahu, s'est rapproché des milieux religieux. La forte augmentation démographique des ultra-orthodoxes plombe la possibilité pour la gauche de revenir au pouvoir ces prochaines années.
Outre les subventions perçues pour se consacrer à l'étude religieuse, les haredim sont aussi aidés pour trouver un logement, une école, un prêt bancaire,... Pourquoi sont-ils tant soutenus par le pouvoir ?
Ils le sont moins depuis les coupes budgétaires opérées ces dernières années par les gouvernements libéraux. Mais les aides demeurent considérables, précisément parce que les haredim parvenaient jusqu'à présent à peser sur les coalitions gouvernementales, exigeant les postes ministériels les plus importants à leurs yeux : le Logement et les Affaires sociales. Petite précision : ils ne sont pas ministres mais secrétaires d'Etat parce que, pour être ministre en Israël, il faut prêter serment à l'Etat. Or, les ultra-orthodoxes refusent de le faire...
Sont-ils généralement bien perçus par le reste de la société ?
La société israélienne est de plus en plus ouverte sur le monde. L'Israélien moyen de Tel-Aviv ou de Haïfa voit les ultra-orthodoxes comme une survivance qu'on qualifierait ici de moyenâgeuse. En outre, le fait qu'ils soient exemptés du service militaire exaspère le reste de la société, une partie de l'opinion – chez les Juifs et les Druzes, soumis à la conscription – parlant même souvent de trahison. Les parents qui envoient leurs enfants à l'armée dans des conditions périlleuses ont de plus en plus de mal à accepter cette exemption.
Mais, en 2017, les juifs ultra-orthodoxes ne seront plus tous exemptés de service militaire. Seront-ils prêts à s'y soumettre ?
Vous avez raison, c'est l'esprit de la loi de 2014. Mais ça, c'est sur le papier, parce que dans les faits il y aura beaucoup d'exceptions : les tout jeunes papas, qui sont nombreux chez les ultra-orthodoxes, les rabbins de profession au sens large, les femmes naturellement… Et ceux qui partiront sous les drapeaux bénéficieront sur demande d'une exemption de port d'armes, d'un régime alimentaire strictement casher, de l'absence totale de soldates à proximité, d'horaires aménagés pour les prières, etc. Mais, à la fin des fins, l'Etat parie sur l'adhésion de ces jeunes recrues au patriotisme ambiant via, d'une part, la découverte physique du pays en crapahut, et, d'autre part, la proximité avec les autres soldats religieux mais sionistes.
Entretien : @JonasLegge
(*) Estimations données dans le 8e numéro du périodique français "6 Mois", paru à l'automne 2014.
(**) Frédéric Encel est docteur en géopolitique habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris, et auteur de "Atlas géopolitique d'Israël" (Autrement, 2015). Voir son site internet.