L'horreur d'Auschwitz racontée 70 ans plus tard
Septante ans après la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau, quelques survivants sont toujours là pour parler. C'est le cas d'Alberto Israël, une fois encore retourné sur place, "pour que ses morts ne deviennent pas des oubliés de l'histoire".
- Publié le 06-04-2015 à 16h25
- Mis à jour le 07-04-2015 à 14h41

Septante ans après la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau, quelques survivants continuent à parler. Pour que les morts ne deviennent pas des oubliés de l'histoire. Reportage Monique Baus
Je sais que ce que je vais dire n'est pas politiquement correct." A peine le pied posé à Bruxelles, au terme d'un aller-retour d'un jour en Pologne, le chauffeur de taxi qui me ramène chez moi confirme la nécessité de continuer à raconter l'horreur. Encore. "Des civils allemands ont aussi été tués pendant la guerre. On parle toujours de ce qu'ont subi les Juifs, mais c'était une réponse…" Non. A Auschwitz, un peuple civilisé a mis son génie au service d'une seule idée : exterminer de façon ciblée.
Initialement construit pour transférer les Polonais, arrêtés de plus en plus nombreux par la police allemande, et qui alimentaient en main-d'œuvre les usines qui servaient l'industrie de guerre du IIIe Reich, le camp devint aussi, en 1942, le plus grand centre d'extermination massive des Juifs. Alberto Israël fait partie des rares survivants sortis du silence. Le 26 mars, accompagnant le pèlerinage "Never Forget 2015" (1), il a parlé, parlé, parlé.
"Regardez ce foutu train"
Le camp d'Auschwitz se compose de plusieurs parties dont deux constituent le lieu de mémoire sur lequel Alberto Israël revient aujourd'hui.
La plus grande, d'abord, Auschwitz II-Birkenau. "J'avais 17 ans." Le vieil homme qui en a presque 88 raconte. "C'est un lieu de déshumanisation totale. Ici, il n'y avait plus d'êtres humains." C'était durant l'été 1944. "Je ne comprends toujours pas ce qui a poussé les Allemands à venir nous chercher, alors que leurs positions semblaient s'affaiblir partout…" A l'époque, la famille Israël appartient à la communauté juive de Rhodes, petite île de la Méditerranée, à près de 2 000 km d'Auschwitz… Convoqués par la Gestapo pour un prétendu contrôle obligatoire, tous sont piégés dans un bâtiment de quatre étages où ils restent prisonniers trois ou quatre jours. S'ensuit un voyage de plusieurs journées vers la Grèce, entassés par centaines sur des péniches. Puis, quelques jours encore dans un camp grec. "C'est là que, le jour de mes 17 ans, on nous a ordonné de nous rendre à la gare. Un train de marchandises nous attendait." Après treize jours et treize nuits, sans rien boire ni manger et avec, pour toute commodité, deux seaux pour faire ses besoins, c'est le terminus en gare d'Auschwitz.
"Entre 20 et 30 % des gens sont morts pendant le voyage. Regardez ce foutu train. Comme c'est haut ! Beaucoup tombaient. Les SS jetaient les plus faibles en bas."Septante ans plus tard, debout sur les rails, Alberto n'a rien oublié. Sur le quai, les familles étaient séparées. Ceux qui ne pouvaient plus marcher partaient directement vers les chambres à gaz, dans les camions. Les autres étaient triés. "On m'a arraché à ma mère que je n'avais pas quittée depuis le début. On l'a poussée vers la file des femmes. Elle m'a fait un petit signe de la main. Je ne la reverrai plus jamais." Alberto, lui, est dirigé vers la file des hommes avec son père. Personne ne se méfie de quoi que ce soit. Des camions aux couleurs de la Croix-Rouge semblent accréditer la thèse d'une honnête prise en charge. Ses deux frères sont déjà plus loin devant eux."Mon père a eu une intuition. En me disant de les rejoindre, il m'a sauvé la vie." En quelques minutes ce jour-là, l'adolescent devient à la fois adulte et orphelin."Quelques-uns d'entre nous sommes restés sur le côté. On nous gardait pour travailler. On a été désinfectés, habillés en uniformes et tatoués." Désormais, Alberto Israël est un numéro : B7394.
"Mes parents sont là"
Loin derrière la rampe de déchargement et les baraques de tri, à droite et à gauche sur la ligne d'horizon, demeurent aujourd'hui encore les vestiges des usines à tuer que les SS n'ont pas réussi à détruire entièrement avant leur départ. "Voyez l'escalier. Il fallait descendre, soi-disant pour se laver. Tout était calculé pour être efficace. Le vestiaire, la chambre à gaz et le crématoire en enfilade." Un escalier est toujours intact. Ne rappellent plus le reste aujourd'hui que quelques amas de pierres.
En ce matin de printemps 2015, le soleil brille sur le camp sans rien enlever de sa monstruosité. Alberto Israël baisse les yeux sur les ruines. "Mes parents sont là. Mon père à gauche. Ma mère à droite." Un monument est dressé à quelques mètres, en mémoire des victimes auxquelles rendent hommage des pierres tombales rédigées dans toutes les langues.
"Personne ne pouvait ignorer ce qui se passait. Il y avait l'odeur, et puis les témoignages. Dès le premier jour, quand on a été emmené dans notre bloc, les plus anciens nous ont mis au courant. Mais que pouvait-on faire ?" Un commando de détenus participe même aux exécutions. Ses membres sont isolés puis exécutés et remplacés avant de pouvoir raconter. "Personne ne s'échappait d'ici. Si quelqu'un parvenait à se suicider, des détenus étaient tirés au sort et exécutés en représailles."
Même croiser le regard d'un SS est punissable sur le champ. Une balle ou la chambre à gaz. "On gardait les yeux au sol. Pour eux, on était moins que des animaux. Dites-moi comment on peut appeler un être humain capable d'en rabaisser un autre aussi bas ? Un matin, je sortais du baraquement avec mon copain pour aller aux toilettes. Qu'avait-il fait ? Osé lever les yeux ? Les SS lui ont lancé les chiens à la gorge. Il est mort."
"C'était le bloc de ma maman"
Pendant quarante jours, le jeune homme partage un "bloc de quarantaine" avec ses frères et d'autres "hommes de Rhodes". Chaque matin et chaque soir, l'appel. "Ils le faisaient durer exprès. Dans le froid, on devait rester alignés et répondre présent pendant des heures." A sept ou huit par paillasse, les hommes manquent de sommeil. Dans l'estomac, rien d'autre que de l'eau bouillante agrémentée parfois de quelques épluchures ou d'un morceau de pain. "En journée, on faisait toutes sortes de travaux."
Tous les blocs n'ont pas résisté au temps et aux intempéries. Mais il en reste assez pour voir la promiscuité, la torture. "Venez voir le bloc des toilettes. Vous voyez dans quel genre de camp vous êtes ?" Sur toute la longueur s'étale un gros bloc de béton percé de trous à peine espacés. "On était plus de cent à la fois là-dessus." Les vestiges restants suffisent aussi pour mesurer l'étendue de l'horreur (en 1944, cette partie du camp comptait plus de 90 000 prisonniers !) Même là où les murs ont disparu, les cheminées, toujours robustes, témoignent de leur quantité. Innombrables, à perte de vue. Deux par deux. "Dans chaque baraquement, il y en avait deux. Une pour nous, qui ne brûlait jamais, et une pour réchauffer le kapo qui nous surveillait." Nous rentrons dans un bloc de femmes. "Elles étaient entassées là-dedans à 600 ou 800", insiste Alberto qui ne fait grâce d'aucun détail. Une dame est en larmes. "C'était le bloc de ma maman !"
"Je veux vous montrer l'étang"
"On y va ?" lance notre incroyable guide qui semble ne pas vouloir perdre une minute. "Je veux aussi vous montrer l'étang. C'est là qu'étaient finalement jetées les cendres des crématoires. Les visiteurs y laissent parfois quelques fleurs. A l'époque, l'eau était noire. Y reposent des dizaines de milliers d'âmes. C'est la plus grande tombe du monde." Mais ses souvenirs s'embrouillent. Vers la gauche ou vers la droite ? "Ah non : d'abord ici la grande douche." Une vraie, où se lavaient à leur arrivée les prisonniers sélectionnés. "On ne savait pas que le savon était fait avec la graisse des nôtres… Et que c'était la seule douche qu'on prendrait. Pour le reste du temps, il y avait des sortes de tuyaux avec un filet d'eau. On se rinçait parfois la figure ou les mains." Au bord du plan d'eau enfin localisé, le groupe se recueille. Quelqu'un interroge notre guide : "Aviez-vous pensé pouvoir survivre ici ?" "Vous savez, l'être humain pense toujours qu'il est possible de survivre…"
En quittant cette partie du camp, Alberto Israël fait un pied-de-nez au mirador qui surplombe l'entrée. En septembre 44, après 40 jours à Birkenau, il sera embarqué dans un camion avec ses deux frères. Destination : le camp de la mine de charbon de Ridentau, à 80km d'Auschwitz. En janvier 45, devant l'avancée des Russes, les SS mettent tout le monde en rang et intiment l'ordre d'avancer. C'est "la marche de la mort". Il ne pèse plus que 29kg mais tient le coup. Transbahuté à Mathausen puis Ebensee, c'est là qu'il retrouvera la liberté en mai 45. Ses frères, eux, n'ont pas survécu à la guerre.
"Veiller sur les morts qui m'habitent"
Alberto Israël s'est d'abord tu pendant cinq décennies. Mais il témoigne sans relâche depuis vingt ans. "Pour mettre au dehors ce qui était au dedans", écrit-il dans son livre (2). "Pour veiller sur les morts qui m'habitent, pour qu'ils ne deviennent pas des oubliés de l'histoire." Et pour ses filles et petits-enfants, afin que l'inimaginable ne se reproduise pas.
Laisser des traces. Tel est également l'objectif affiché dans plusieurs bâtiments de l'autre partie du camp visitée. La plus ancienne, dite "Auschwitz I". Où s'expose, cash, ce que l'homme a réalisé de pire. La première chambre à gaz. Deux tonnes de cheveux, des montagnes de lunettes, de chaussures, de vêtements. Et toutes ces valises, soigneusement étiquetées au nom de leurs propriétaires exterminés qui pensaient les retrouver plus tard. Et le bloc 10, où les femmes étaient utilisées pour expérimentations. Et le 11, dont le sous-sol abrite des geôles d'1m² où les prisonniers punis passaient leurs nuits debout, à cinq ou six. Et des cellules sans fenêtres où étaient entassés les détenus "condamnés" à mourir de faim après une lente agonie. Et… Et…
En clôture de ce voyage de la mémoire, plusieurs couronnes ont solennellement été déposées devant "le mur de la mort" où les nazis fusillèrent des milliers de personnes, pour que "plus jamais ça" ne reste pas qu'un slogan et en signe d'union contre l'antisémitisme et l'intolérance.
(1) Organisé par l'association Belgium Stands With Israël.
(2) "Je ne vous ai pas oubliés", Inst. Sépharade eur., 2008.