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70 ans après la découverte des camps : l'histoire, la mémoire et l'oubli

Il y a 70 ans, le camp de concentration et centre de mise à mort d'Auschwitz-Birkenau était libéré par les Soviétiques. Aujourd'hui, c'est un lieu de mémoire où transitent plus d'un million de visiteurs par an. PETR DAVID JOSEK/AP

FIGAROVOX/ESSAIS: Dans La Shoah de Monsieur Durand, Nathalie Skowronek décrit une réalité inéluctable: la disparition progressive de la mémoire de l'Holocauste. Un essai aussi amer que cinglant, qui pose une question essentielle à notre temps.

«La Shoah n'a plus le vent en poupe. Elle n'est plus un territoire sacré. Ceux qui ne le comprennent pas deviennent des ringards. Ils s'accrochent à un bateau qui coule. Personne pour raconter, personne pour écouter. C'est violent». Dans un essai amer et cinglant, La Shoah de Monsieur Durand (Gallimard, 2015), Nathalie Skowronek cisèle en quelques pages une évolution lente et décisive: l'oubli progressif, mais inéluctable de la mémoire de la Shoah.

La première génération, celle des rescapés, s'est muré dans le silence, incapable de mettre les mots sur l'enfer qu'elle avait vécu. La deuxième a obéi à ce devoir de réserve dans la douleur: «On n'en parlait pas». La troisième, celle de l'auteur, a fouillé inlassablement ce passé, se roulant dans les plaies de l'histoire avec une ferveur qui confinait parfois à la thérapie. La quatrième, celle qui a vingt ans aujourd'hui, veut rompre avec la contrainte mémorielle et s'émanciper de ce passé pesant. L'oubli volontaire des survivants rejoint l'oubli désinvolte des descendants. La boucle est bouclée. La vie continue.

« La Shoah n'a plus le vent en poupe. Elle n'est plus un territoire sacré. Ceux qui ne le comprennent pas deviennent des ringards. Ils s'accrochent à un bateau qui coule. Personne pour raconter, personne pour écouter. C'est violent »

Nathalie Skowronek

La Shoah, qui était l'événement fondateur de notre postmodernité, le point de non-retour, est en passe de devenir un événement historique. 70 ans. Elle est passée dans le domaine public. Shoah pour tous. «Shoah youp la boum», écrit-elle. Rire jaune. On se prend en selfie devant Arbeit macht frei. On ricane au théâtre de la Main d'Or. On soupire d'ennui devant les témoignages recueillis par Claude Lanzmann. On compte les points Godwin sur internet. Doucement mais sûrement, une petite musique gagne les esprits, comme une phrase entêtante. «Y en a marre». Trop de Shoah tue la Shoah. «Ce n'est pas une rébellion, c'est un haussement d'épaules».

«L'antisémitisme a produit la Shoah, le souvenir de la Shoah a protégé les survivants de l'antisémitisme» écrit Nathalie Skowronek. Eteindre ce souvenir, n'est-ce-pas donner du grain à moudre aux négationnistes, aux ennemis d'Israël et aux antisémites? Ou alors faut-il plutôt penser, comme Alain Finkielkraut l'écrivait dernièrement dans Télérama, que «la mémoire, qui devait éteindre l'antisémitisme, aujourd'hui en entretient la flamme»?

La flamme de la mémoire ne s'éteint pas, elle se consume. Faut-il le déplorer? Là n'est pas la question. Il faut voir ce que l'on voit. Nathalie Skowronek décrit un phénomène inéluctable: l'événement s'éloigne, la tragédie perd son sens, le mal absolu est relativisé par d'autres maux plus proches, les morts se transforment en statistiques. Il n'y aura bientôt plus de survivants. Plus de poignets tatoués dans lesquels circule un sang vivant. Il restera bien sûr les barbelés d'Auschwitz, les montagnes de cheveux et les chaussures d'enfants. Mais la mémoire vive aura disparu. «Il n'y a plus de victimes» écrit encore Finkielkraut. «Se pose alors la question de la prescription. Quand cesse-t-on de pleurer?», interroge l'auteur. Cette question qu'elle ose poser est essentielle à notre temps.

Nous ne pleurerons plus. Nous oublierons leurs visages. Nous oublierons leurs regards et leurs vies anonymes. Nous nous souviendrons d'eux comme des morts de 14, avec le respect distant et curieux qui sied aux objets historiques.

Mais les miradors d'Auschwitz resteront. Les boites de Zyklon B et les châlits sinistres. Les statistiques, justement. La mort industrielle. Le crime métaphysique. Nous ne nous souviendrons plus des victimes, mais de leurs bourreaux et de ce qu'ils nous apprirent: jusqu'où peut aller l'homme.

La Shoah de Monsieur Durand, Nathalie Skowronek, Gallimard, 2015

70 ans après la découverte des camps : l'histoire, la mémoire et l'oubli

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33 commentaires
  • carnute1

    le

    Plus on en parle moins cela émeut.
    Commémorations, livres, films, documentaires et témoignages, pèlerinages, exhortations au "plus jamais ça" ! Aujourd'hui on coupe la tête des gens devant une caméra, on fait griller des populations dans les églises, on éventre les femmes enceintes.
    Dans ce domaine, celui de la barbarie, les nazis ne sont ni des précurseurs ni les derniers exterminateurs. Il faut, il convient aussi de s'apitoyer sur ceux-là mêmes qui sont victimes à cette heure d'une espèce d'hommes que l'idéologie religieuse rend au moins aussi dangereuse que celle de la pureté des races.

  • dulayon

    le

    J'observe que l'oubli de la Déportation et des Déportés est chose faite! Faisons l'expérience!
    Que s'est-il passé et que fait-on actuellement à Natzwiller-Struthof?
    Si! C'est en France.
    Posons autour de nous la question. L'expérience est affligeante, la dernière ce 8 mai auprès d'un public jeune me confirme le triste bilan de notre Education Nationale quant au "Devoir de Mémoire"...Droit à l'oubli plutôt...

  • joselito

    le

    Cher Monsieur Founard. , le drame de la Shoah c'est comment le Peuple le plus instruit du Monde, le plus éduqué du Monde , le plus organisé est devenu le plus vil assassin et bourreaux , je parle de l'Allemagne. Comment ce pays avec tous ces intellectuels, philosophes a pu succombé à l'idéologie Nazi. Cela est le drame de la Shoah.

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