Politique / France

Le «verrou» du vote FN cède chez les électeurs juifs, pas encore chez les musulmans

Que nous enseigne ces phénomènes, notable depuis 2012, sur la nature du parti frontiste? La réponse avec un extrait de l'ouvrage collectif «Les Faux-semblants du Front national».

REUTERS/Philippe Wojazer.
REUTERS/Philippe Wojazer.

Temps de lecture: 16 minutes

Les Faux-semblants du Front national: sous ce titre paraît en ce mois d'octobre, aux Presses de Sciences Po, un volumineux ouvrage (plus de 600 pages) résumant l'état des savoirs sur un parti qui, de diabolisé et marginalisé, ambitionne désormais de se placer au centre du jeu politique et d'accéder au pouvoir, notamment à l'occasion des élections régionales des 6 et 13 décembre. Ce livre codirigé par Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer contient notamment plusieurs textes signés de contributeurs de Slate: Jean-Yves Camus sur le FN et la «Nouvelle Droite», Nicolas Lebourg sur le FN et la galaxie des extrêmes droites radicales ou le renouvellement du militantisme frontiste, Gaël Brustier et Fabien Escalona sur la gauche et la droite face au FN ou encore Joël Gombin sur la géographie électorale du parti. Nous publions ci-dessous, avec son aimable autorisation et celle des coordinateurs de l'ouvrage, le texte de Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d'entreprise de l'Ifop, sur l'attitude des électeurs juifs et musulmans face au vote FN. J.-M.P.

La victoire du FN au second tour des municipales de mars 2014 dans le 7e secteur de Marseille, regroupant une partie des fameux quartiers nord, a fait dire à nombre de commentateurs que le parti frontiste avait opéré une percée dans l’électorat des cités issu de l’immigration maghrébine; sous l’effet conjugué de l’insécurité, des trafics, des difficultés sociales et de la «dédiabolisation» à l’œuvre depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti, les cités voteraient désormais FN... Quelques mois plus tard, en juillet 2014, sur fond de tensions ravivées par le conflit à Gaza et les violences aux abords des synagogues à Paris et à Sarcelles, Marine Le Pen déclarait que, si la Ligue de défense juive existe, c’est «parce qu’un grand nombre de juifs se sentent menacés», ces propos venant rappeler que la présidente du FN a opté depuis 2012 pour une stratégie de séduction et de rapprochement en direction de l’électorat juif.

Lors de la campagne présidentielle, elle a pris en effet plusieurs fois position contre ce qu’elle appelle l’«antisémitisme islamique», présentant le FN comme un rempart destiné à protéger cette population des agressions et des tensions communautaires auxquelles elle est exposée dans certains quartiers. Différents articles de presse indiquent à l’époque que, «selon des évaluations internes à la communauté juive», Marine Le Pen aurait obtenu 7 à 8% des voix dans l’électorat juif.

Les enjeux symboliques, politiques mais aussi scientifiques soulevés par ces sujets sont considérables. On pourrait voir en effet dans les bons scores du FN auprès de l’électorat issu de l’immigration maghrébine, qui constitue la majorité de l’électorat musulman, mais aussi de l’électorat de confession juive, un indicateur (parmi d’autres) de la réussite de sa stratégie de dédiabolisation. Il convient donc de se pencher de manière rigoureuse sur cette question. [Cliquer ici pour lire la note méthodologique]

Un verrou qui a partiellement sauté

Les données d’enquêtes cumulées de l’Ifop sur le vote de l’électorat de confession juive à l’élection présidentielle de 2002 montrent que ce vote hétérogène est en phase avec celui de l’ensemble du corps électoral, avec un rapport de force gauche-droite très proche de la moyenne nationale. La diversité du vote juif était encore observable lors de la présidentielle de 2007, mais l’ensemble des candidats de gauche recueillirent auprès de cette population un score moins important que dans l’ensemble du corps électoral, quand la droite, elle, «surperformait».

Ce tropisme droitier semble avoir été en gestation depuis longtemps puisque, après avoir majoritairement voté à gauche en 1981 et 1988, cet électorat bascula majoritairement à droite en 1995 au second tour, comme une bonne partie du corps électoral français. En relation avec le déclenchement de la seconde intifada en 2000, et les tensions communautaires en ayant résulté en France, ce déplacement vers la droite du centre de gravité idéologique de l’électorat de confession juive allait s’accélérer à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002, dont la campagne se déroula dans un climat particulier. En effet, à quelques jours du premier tour, le 7 avril 2002, une grande manifestation avait réuni à Paris près de 100.000 personnes derrière le slogan «Contre les actes antisémites et pour la sécurité d’Israël». Jacques Chirac, alors président de la République, avait déclaré, le 26 janvier 2002: «Il n’y a pas de poussée d’antisémitisme en France».

Le déplacement vers la droite du centre de gravité idéologique de l’électorat de confession juive s'est accéléré lors de la présidentielle 2002

Alain Madelin adopta à cette époque un positionnement radicalement différent, très en pointe dans la défense d’Israël et de la communauté juive de France. Le leader de Démocratie libérale prit notamment part à la manifestation du 7 avril et obtint au premier tour 21,5% auprès de cet électorat (soit 17,5 points de plus que dans la moyenne du corps électoral), quand Jacques Chirac n’en obtenait «que» 14,5% (un score inférieur de 5,5 points par rapport à la moyenne nationale). À titre d’exemple, dans les cinq bureaux de la commune de Sarcelles composant ce que l’on appelle la «petite Jérusalem», qui constitue le quartier où vit une importante communauté juive, Alain Madelin a obtenu des scores oscillant entre 30 et 44%, alors que Jacques Chirac n’a recueilli qu’entre 8% et 17% des voix.

Bien que restant divers, le vote juif devenait un vote sur enjeu, avec une prime nette pour le candidat de droite donnant des gages en matière de soutien à l’état d’Israël, mais aussi de lutte contre l’insécurité (générée notamment par des personnes issues de l’immigration maghrébine). On retrouvera le même phénomène, de manière encore amplifiée, en 2007, quand Nicolas Sarkozy reprit ce positionnement et obtint dès le premier tour près de 46% des voix des électeurs se déclarant de confession juive (la moyenne nationale étant de 31%).

Mais ce mouvement de droitisation d’une partie de l’électorat juif ne s’est traduit ni en 2002 ni en 2007 par un score significatif en faveur de l’extrême droite. D’après les données cumulées de l’Ifop, le total des voix recueillies par Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen y atteignit seulement 6% en 2002 (contre 19,2% au plan national) et Jean-Marie Le Pen n’obtint que 4% en 2007, soit 6,5 points de moins que dans l’ensemble de la population. Le score relativement marginal de l’extrême droite restait donc une constante au sein de cet électorat qui, bien qu’en voie de droitisation, demeurait imperméable au discours du FN.


 

Il semble que le paysage ait évolué. D’après les données d’enquêtes cumulées, si en 2012 Nicolas Sarkozy a maintenu un lien privilégié avec l’électorat juif en ralliant 45% de ses voix dès le premier tour, cette domination de l’UMP s’est accompagnée d’une progression sensible du FN, puisque le score de Marine Le Pen y a atteint 13,5 %. Ce niveau est certes toujours significativement inférieur à la moyenne nationale (17,9%), mais le vote frontiste n’est désormais plus résiduel parmi l’électorat de confession juive, alors même que Nicolas Sarkozy a capté près d’un électeur juif sur deux en tenant une ligne très droitière et sécuritaire.

La progression inédite du vote frontiste auprès de cet électorat s’explique sans doute par trois facteurs. Tout d’abord, l’effet conjugué d’un climat d’insécurité lancinant, consécutif à la montée de l’islamisme radical (affaire Merah, mars 2012) et aux tensions intercommunautaires, a pesé sur le quotidien de cette population. Ensuite, la stratégie de dédiabolisation conduite par Marine Le Pen a permis de faire sauter des verrous jusqu’à présent très solides. Enfin, dans l’électorat juif comme dans l’ensemble du corps électoral, la frange la plus droitière a été déçue par Nicolas Sarkozy, qui n’a pas tenu toutes ses promesses, en matière de lutte contre l’insécurité notamment. Affaire Merah, agressions, incivilités ou provocations dont sont victimes des personnes de confession juive suscitent une crainte palpable au sein de cette communauté, où se développe le sentiment que l’état républicain, en dépit des discours officiels, n’assurerait plus efficacement la protection des citoyens juifs.

Ce climat s’est notamment traduit en Île-de-France par un regroupement accru de familles juives dans certains quartiers et par une hausse sensible de la scolarisation dans des établissements confessionnels. Par ailleurs, d’après les chiffres diffusés par l’Agence juive, jamais les départs vers Israël (aliyah) n’ont été aussi nombreux que ces dernières années, la montée d’un climat antisémite en France étant invoqué au premier rang des motivations du départ, devant les considérations économiques ou les ressorts religieux et identitaires.

Stratégie de Marine Le Pen

Parallèlement à ces évolutions propres à la communauté juive, les choses ont également bougé au FN. L’une des priorités de Marine Le Pen, dès son accession à la tête du parti, a été de rompre de manière nette avec les ambiguïtés de son père sur l’antisémitisme. En février 2011, elle déclarait ainsi au Point: «Tout le monde sait ce qui s’est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s’y est passé est le summum de la barbarie. Et, croyez-moi, cette barbarie, je l’ai bien en mémoire.» Cette ligne a été martelée avec constance à de nombreuses occasions. Marine Le Pen a compris que la normalisation de l’image du parti passait par un positionnement irréprochable sur la question (ce qui ne suffit pas, cependant, à en faire un parti normalisé). En juin 2014, elle déclarait dans Valeurs actuelles: «Il existe –pourquoi le nier?– une suspicion d’antisémitisme qui pèse sur le Front national et que je conteste avec la plus grande force»; et estimait que son père «aurait dû constater qu’il n’avait pas anticipé que ses propos sur “la fournée” évoquée à propos de l’artiste Patrick Bruel, de confession juive, prêteraient le flanc à une énième attaque contre le FN, et arrêter là cette polémique».

Derrière la volonté de changer l’image du parti auprès de tous les Français, de lui ôter un côté sulfureux régulièrement entretenu par son fondateur, le but de ses propos était également de conquérir une part de l’électorat juif, resté jusqu’à présent sourd aux arguments du FN. Dans la même interview, elle déclarait ainsi:

«Je ne cesse de le répéter aux Français juifs, qui sont de plus en plus nombreux à se tourner vers nous: non seulement le Front national n’est pas votre ennemi, mais il est sans doute dans l’avenir le meilleur bouclier pour vous protéger, il se trouve à vos côtés pour la défense de nos libertés de pensée ou de culte face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste.»

La combinaison de ce nouveau positionnement en rupture très nette avec les dérapages de Jean-Marie Le Pen, de la montée du sentiment d’insécurité et de la «menace islamiste» dans une partie de cet électorat a donc rendu le vote FN possible. Marine Le Pen a ainsi obtenu 13,5% parmi les personnes se déclarant de confession juive au premier tour de la présidentielle de 2012. Un verrou a donc partiellement sauté, et le FN espère accroître encore son score au sein de cet électorat.

C’est dans cette optique que, au lendemain des attaques de synagogues et de commerces juifs à Sarcelles et à Paris en marge des manifestations propalestiniennes de juillet 2014, Marine Le Pen a présenté le FN comme un bouclier protecteur et a défendu la Ligue de défense juive. Cette prise de position, qui en a surpris plus d’un, participe de sa stratégie d’implantation dans cet électorat. Stratégie qui, si elle était couronnée de succès, offrirait une nouvelle victoire symbolique à Marine Le Pen: quel meilleur gage de «normalisation» qu’un score élevé (ou conforme à la moyenne nationale) du FN dans l’électorat de confession juive? Pour autant, il n’est pas dit que la progression enregistrée dans le contexte particulier de l’élection présidentielle s’amplifie. En effet, si nous ne disposons pas à ce jour de données actualisées sur l’évolution du vote juif depuis 2012 au plan national, les résultats électoraux des bureaux de vote sarcellois de la «petite Jérusalem» n’ont pas traduit de percée supplémentaire du FN ni aux européennes de 2014 ni aux départementales de 2015.

L’électorat musulman demeure très réfractaire au vote frontiste

La conquête par Stéphane Ravier du 7e secteur de Marseille lors des municipales de 2014 a constitué un autre succès à haute portée symbolique pour le FN. Non seulement il parvenait à arracher une victoire dans la cité phocéenne, ville ciblée de longue date par le parti, mais cette victoire survenait de surcroît dans les 13e et 14e arrondissements, qui recouvrent une partie des quartiers nord. De fait, lors de son intronisation en tant que maire, Stéphane Ravier déclarait «Je suis le maire de tous les habitants, des noyaux villageois comme des cités», cette déclaration faisant écho à différents articles de presse révélant qu’une partie de l’électorat des cités avaient voté pour le FN.

Avant d’analyser le cas marseillais, il convient de revenir sur les résultats des deux dernières élections présidentielles. Si les enquêtes d’opinion ne contiennent quasiment jamais d’information sur les «personnes issues de l’immigration maghrébine ou africaine», le critère de la religion, posé à très grande échelle, nous a permis, via un cumul d’enquêtes, de disposer de résultats sur le vote des musulmans déclarés. Cette catégorie est certes distincte de celle «des personnes issues de l’immigration maghrébine ou africaine», mais elle rend possible de recueillir des éléments chiffrés sur une population qui recoupe en partie la précédente −d’après l’enquête de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, 60% des personnes ayant une ascendance maghrébine se déclarent musulmanes.


 

Alors que l’électorat juif se caractérise en 2007 et 2012 par un tropisme droitier (et plus particulièrement sarkozyste) très marqué, l’électorat musulman a massivement voté à gauche, ces données confirmant les travaux de Patrick Simon et Vincent Tiberj. Mais une autre différence de taille apparaît entre les deux électorats à la lecture de ces résultats. Alors que juifs et musulmans avaient très majoritairement rejeté Jean-Marie Le Pen en 2007 (4% de vote pour lui parmi les juifs et 1% parmi les musulmans), la progression enregistrée par sa fille dans l’électorat juif en 2012 ne s’est pas retrouvée dans l’électorat de confession musulmane (4% de vote en sa faveur contre 13,5% parmi les juifs).

La digue est donc demeurée très étanche dans cette partie de l’électorat jusqu’à l’élection présidentielle de 2012. Mais cet électorat est également confronté à des difficultés sociales et à des problèmes d’insécurité, soit autant de facteurs stimulant le vote FN. Certains faits divers ont pu faire naître des tensions, comme par exemple celles entre des musulmans et des Roms, si bien que d’aucuns ont avancé, lors des élections municipales, l’hypothèse d’un vote FN significatif dans l’électorat maghrébin dans les quartiers nord de Marseille. De plus, dans ces quartiers, la multiplication des règlements de comptes liés au trafic de drogue contribue à créer un climat d’insécurité très pesant.

Fracture au sein de la population ouvrière

Pour valider ou infirmer cette hypothèse, nous nous sommes appuyés sur une analyse croisant, par bureau de vote, les résultats électoraux et la proportion de prénoms musulmans figurant sur les listes électorales.


 

Cette analyse menée à l’échelle du 7e secteur de Marseille montre que c’est d’abord, et très majoritairement, l’électorat non issu de l’immigration qui a voté Stéphane Ravier au second tour des municipales, alors que les bureaux à plus forte proportion de prénoms musulmans sont restés massivement fidèles à la gauche. Ainsi, les 8 bureaux comptant plus de 50% de prénoms musulmans sur les listes électorales ont sans exception placé la liste de gauche en tête, comme 8 des 9 bureaux en comptant entre 35 et 50%. Inversement, le FN s’est imposé dans 28 des 32 bureaux «potentiellement les moins musulmans» du secteur et dans 13 des 19 bureaux présentant 11 à 20 % de prénoms musulmans. De la même façon, l’analyse du score de chacune de ces trois listes en fonction de la proportion de prénoms musulmans dans les 77 bureaux de vote que compte le 7e secteur indique une corrélation très positive entre cette variable et le vote pour la liste Menucci, et à l’inverse une relation très négative avec le vote Ravier.

Au vu de ces chiffres, on ne peut évidemment pas exclure que des personnes d’origine musulmane aient voté pour le FN au second tour des municipales. Mais on voit que, d’une part, cela n’a pas pu être fréquent et que, d’autre part, le vote frontiste émane d’abord et principalement dans les quartiers nord de la population non issue de l’immigration.

Même si ce «clivage ethnique» renvoie aussi à un clivage sociologique dans cette partie de Marseille, les quartiers à plus forte concentration de prénoms musulmans étant plus pauvres que les bureaux de vote à faible présence immigrée, ces quartiers «blancs» du nord de Marseille abritent majoritairement une population de classes moyennes et populaires. On retrouve ici la fracture, pointée notamment par Florent Gougou, entre des ouvriers et employés «blancs», votant très fortement FN, et leurs homologues issus de l’immigration, encore extrêmement réfractaires et acquis massivement à la gauche. À partir de notre cumul d’enquêtes menées à l’occasion de la dernière élection présidentielle, la comparaison des comportements électoraux à catégorie socioprofessionnelle identique (sur la base des ouvriers et des employés) permet en effet de constater que les musulmans votent nettement plus à gauche que la moyenne des personnes du même milieu.


 

Parmi les ouvriers et les employés, la prime pour la gauche est même encore un peu plus marquée que sur l’ensemble de la population. Elle profite surtout à François Hollande, et dans une moindre mesure à Jean-Luc Mélenchon. Dans les milieux populaires, le fait d’être ou non musulman influe profondément sur le vote. Ainsi, si François Hollande domine sans partage l’électorat populaire de confession musulmane avec 63% des voix au premier tour, il est devancé de deux points par Marine Le Pen (29% contre 27%) sur l’ensemble des ouvriers et employés. Inversement, la candidate du FN qui, d’une manière générale, a obtenu ses meilleurs scores dans l’électorat populaire, n’a rallié que 5% des voix des ouvriers et employés se déclarant musulmans (contre 63% pour François Hollande). Aussi la plus grande prudence est-elle de mise lorsque l’on évoque le vote des «quartiers populaires», réservoirs de voix pour la gauche pour certains, en voie de droitisation pour les autres. La variable religieuse, combinée avec la composition ethnique de la population locale, introduit une ligne de clivage très marquée au sein même des milieux populaires.

Si les électeurs d’origine maghrébine votent très peu pour le FN, il semble en revanche que leur présence dope les scores du FN dans les bureaux de vote à Marseille comme à Mulhouse. À la présidentielle, le vote Le Pen augmente ainsi avec la proportion de prénoms musulmans dans le bureau de vote, jusqu’à un certain niveau à partir duquel il se met à décliner très vite. Les trajectoires ne sont pas similaires dans les deux villes du fait du poids des contextes locaux, mais le processus est le même, donnant une forme incurvée ou courbe en cloche.

Trois enseignements

Ces résultats, assez spectaculaires, nous permettent de tirer trois enseignements. Premièrement, en dépit du tournant «social-étatiste» imprimé par Marine Le Pen et de la montée en puissance, dans le discours frontiste, de thématiques comme la sortie de l’euro ou la défense du modèle social français, la question de l’immigration reste toujours au cœur des motivations des électeurs frontistes. Plus spécifiquement, le rejet de la population maghrébine demeure déterminant dans la structuration de cet électorat. C’est même le ciment qui permet à ses différentes composantes sociales, aux intérêts parfois divergents, de tenir ensemble. Le rejet ou la peur de l’islamisme constitue également, on l’a vu, le principal ressort du basculement d’une partie de l’électorat juif vers le vote FN.

Dans ce contexte, et c’est là le deuxième enseignement de ces résultats, on comprend pourquoi, contrairement à ce qui s’est partiellement produit dans l’électorat juif, le verrou n’a pas cédé dans l’électorat français musulman. Le clivage ethnique est décisif dans ce vote. Si ceux qui votent pour le FN continuent de se déterminer d’abord sur le critère de l’immigration et de la présence arabo-musulmane sur notre territoire, c’est bien que le message émis par ce parti est en phase avec cette crainte et cette opposition. La population issue de l’immigration arabo-musulmane demeurant la cible et la cause, de manière plus ou moins explicite, dans le discours frontiste, des maux et des difficultés du pays, il est logique qu’elle continue en retour de manière très majoritaire à rejeter le FN. Cette polarisation autour du clivage ethnique se matérialise par la trajectoire en cloche observée précédemment. L’accroissement de la présence arabo-musulmane a pour effet «mécanique» de faire gonfler le vote frontiste, tant cette présence nourrit un sentiment antimaghrébin dans la population non issue de l’immigration vivant dans le quartier. Mais quand la proportion de l’électorat portant un prénom musulman atteint un certain niveau dans un bureau de vote, le vote FN décroche, du fait du poids de cette population très réfractaire à ce parti dans les résultats globaux du bureau de vote.

Le troisième enseignement à tirer de ces données est que si ces mécanismes se retrouvent dans différentes communes, les contextes locaux jouent également. Ainsi, pour une même élection, en l’occurrence l’élection présidentielle de 2012, on constate qu’à taux de prénoms musulmans identiques (jusqu’à 20%), les bureaux de vote marseillais votaient beaucoup plus Le Pen que ceux de Mulhouse. Tout se passe comme si, dans ces bureaux à présence «potentiellement musulmane» faible ou moyenne, l’hostilité à la population d’origine immigrée était nettement plus prégnante dans la cité phocéenne qu’à Mulhouse, la proximité avec cette population générant selon les contextes urbain, historique, sécuritaire et socio-économique un niveau de vote FN sensiblement différent.

Le poids des fondamentaux

Combien de Mohamed Merah dans les bateaux,
les avions,
qui chaque jour arrivent en France remplis d’immigrés?

Marine Le Pen à Nantes, le 25 mars 2012

Marine Le Pen a certes élargi le spectre des thématiques traditionnelles du FN et elle n’hésite pas, désormais, à emprunter de temps à autre des accents «gauchisants». Pour autant, elle prend soin de ne jamais aller trop loin dans cette voie et de revenir régulièrement aux fondamentaux du parti. On se rappelle que, lors de la présidentielle de 2007, une des affiches de campagne qu’elle avait fait réaliser donnait à voir une jeune métisse comme électrice naturelle de Jean-Marie Le Pen. Cela avait été présenté à l’époque comme un signe d’ouverture en direction de cet électorat. Or, force est de constater que Marine Le Pen ne s’est pas engagée sur cette pente et envoie toujours régulièrement des signaux très clairs sur le sujet.

Cette stratégie lui a notamment permis de marquer des points dans l’électorat juif, mais continue d’obérer toute progression du parti dans l’électorat musulman. Le discours qu’elle a tenu lors du meeting de Nantes le 25 mars 2012, quelques jours après la mort de Mohamed Merah, est révélateur de ce double phénomène. L’immigration arabo-musulmane était une fois de plus clairement visée quand elle déclarait: «Combien de Mohamed Merah dans les bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France remplis d’immigrés? [...] Combien de Mohamed Merah parmi les enfants de ces immigrés non assimilés?» Mais, dans le même temps, était dénoncée la menace islamiste: «Ce qui s’est passé n’est pas l’affaire de la folie d’un homme, ce qui s’est passé est le début de l’avancée du fascisme vert dans notre pays.» Ces propos allaient rencontrer un certain écho auprès d’une partie de la communauté juive, et cela d’autant plus que la nouvelle présidente du parti s’était clairement démarquée des dérapages antisémites de son père. L’analyse du positionnement du FN de Marine Le Pen à l’égard des populations arabo-musulmanes et juive fait certes apparaître une évolution marquée, mais également de lourdes permanences par rapport au FN de son père.

Note méthodologique: travailler sur le vote selon la confession religieuse constitue une tâche ardue du fait de l’absence de statistiques ethniques et religieuses et du faible poids des communautés juives et musulmanes dans les échantillons des sondages «classiques». Les chiffres sur la présidentielle 2012 ont été obtenus, pour la communauté musulmane, à partir d'un cumul d'enquêtes électorales permettant de recueillir les intentions de vote de 680 électeurs se déclarant de confession musulmane; pour la communauté juive, à partir d'un échantillon, obtenu de la même manière sur des enquêtes menées entre 2012 et 2014, de 510 sondés se déclarant de confession juive.

Un travail a aussi été mené à l'échelle, plus fine, du bureau de vote à Marseille, en s'appuyant sur l'occurrence des prénoms musulmans sur les listes électorales. Une méthode qui oblige évidemment à ne pas trop fétichiser les pourcentages obtenus en raison de la marge d'erreur existante (par exemple du fait de la proximité culturelle entre les grands monothéismes, comme musulmans et juifs séfarades) –les personnes ayant un prénom musulman ne se définissent par ailleurs pas forcément comme musulmanes. Rappelons enfin que la dimension religieuse n’est qu’un aspect de l’identité politique: l’origine, le milieu social et le lieu de résidence influent également fortement sur les comportements électoraux des individus. Revenir à l'article

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