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Ain al-Hilweh, le camp de réfugiés où «les passeurs sont des vampires»

La mort est partout dans les camps de réfugiés palestiniens et syriens du Liban. Pour fuir, il faut prendre le risque de se faire voler toutes ses ressources. Ou de mourir en mer.

Chekpoint pour entrer dans le camp de réfugiés d’Ain al-Hilweh, près de Saida, dans le sud du Liban, le 23 août 2015 | REUTERS/Ali Hashisho
Chekpoint pour entrer dans le camp de réfugiés d’Ain al-Hilweh, près de Saida, dans le sud du Liban, le 23 août 2015 | REUTERS/Ali Hashisho

Temps de lecture: 7 minutes

Saida (Liban)

«Dans ce camp, les gens vivent comme des chiens, explique Zeinab, petite femme en hijab dont nous avons changé le nom. Ils veulent partir à cause de la situation qu’il y a ici, les morts, les conditions de vie. Ils préfèrent prendre le risque de mourir en mer que d’être tués par d’autres musulmans.»

Zeinab gère ses affaires depuis un petit magasin de vêtements dans le camp de réfugiés palestiniens d’Ain al-Hilweh. Le camp, situé en plein cœur de la ville libanaise de Saida, fut établi en 1948, à la suite de l’exode massif de Palestiniens qui eut lieu lors de la création de l’État d’Israël. L’endroit est extrêmement violent: les heurts les plus récents, qui ont eu lieu au mois d’août entre des membres du Fatah palestinien et leurs rivaux du groupe islamiste Jound al-Cham, ont fait au moins trois morts. La violence des combats, entamés après une tentative d’assassinat sur un leader du Fatah, a contraint des dizaines de familles à fuir la zone. L’État islamique est également présent à Ain al-Hilweh et le célèbre drapeau noir du groupe djihadiste décore plusieurs rues du camp.

Avant le début de la guerre en Syrie, on recensait 70.000 Palestiniens vivant à Ain al-Hilweh, sur un espace de moins de trois kilomètres carrés. Depuis, le désastreux conflit a entraîné un nouvel exode de Syriens et de Palestiniens qui vivaient en Syrie et l’on estime désormais que la population se serait encore accrue de 10.000 personnes. Compte tenu de la dureté des conditions de vie, beaucoup d’habitants sont prêts à saisir la moindre occasion de faire appel à des gens comme Zeinab pour pouvoir passer en Europe. Et à mesure que le nombre de demandeurs d’asile s’accroît en Europe, le commerce des passeurs prospère, au point qu’il représenterait aujourd’hui un chiffre annuel de 26 milliards de dollars. Plus de 300.000 migrants auraient traversé la Méditerranée pour se rendre en Europe et leur nombre ne cesse de croître.

«Peuple orphelin»

C’est un voyage dont le coût financier est élevé et durant lequel les migrants mettent leur vie en danger, compte tenu des dangers auxquels ils s’exposent sur la plupart des itinéraires, maritimes ou terrestres.

«Avant, je les faisais passer d’ici au Soudan, puis en Libye, d’où ils pouvaient rejoindre l’Italie en bateau, explique Zeinab. Mais la mafia a fermé les routes vers l’Italie, alors, maintenant, je parle à quelqu’un qui leur obtient un visa pour la Turquie. Après ça, ce n’est plus mon problème.»

Zeinab garde l’œil sur la porte pendant qu’elle me parle —elle attend des clients d’une minute à l’autre. Pour passer en Europe, elle propose un tarif «tout compris» de 4.000 dollars par personne. C’est une somme astronomique pour la plupart des réfugiés.

«Lorsque vous avez un enfant, vous êtes prêt à tout vendre et à lui faire courir ce risque, parce qu’il n’y a aucun espoir ici, dit-elle. Certains d’entre eux vendent leur maison pour pouvoir me payer, ils n’ont pas d’autre choix. Mais je ne fais pas ça pour l’argent. Je fais ça pour aider les gens.»

Lorsque vous avez un enfant, vous êtes prêt à tout vendre et à lui faire courir ce risque, parce qu’il n’y a aucun espoir ici

Zeinab, passeuse du camp de réfugiés palestiniens d’Ain al-Hilweh

D’autres affirment que tous les passeurs du camp, y compris Zeinab, ne sont que des criminels sans foi ni loi, qui prennent souvent l’argent de leurs clients sans même assurer le travail pour lequel on les paie. Dans la cour d’un centre tenu par le Jound al-Cham («les soldats du Levant»), l’un de leurs leaders, que nous appellerons Mohammed, explique de quelle manière les islamistes ont aidé les réfugiés syriens.

«Les Palestiniens sont un peuple orphelin», dit-il d’un air sombre entre deux gorgées de thé. Âgé d’une vingtaine d’années, il a le sourire facile et porte la longue barbe qui caractérise les musulmans salafistes. «Désormais, les Syriens le sont aussi.»

Dans le camp, beaucoup de Syriens se font aider par le centre du Jound al-Cham pour les personnes déplacées, affirme Mohammed. Il me montre du doigt un homme grand et maigre assis de l’autre côté de la cour. «Il a essayé de payer un passeur pour aller en Europe. Raconte-lui ce qu’il t’est arrivé.»

«Je voulais partir, explique tranquillement l’homme. [Les passeurs] m’ont pris 6.500 dollars. Ils ont pris mon argent et m’ont laissé sur le bord de la route. J’ai perdu tout ce que j’avais.»

Qu’est-ce qui l’a poussé à prendre un tel risque? «Je travaillais dans la construction, quand j’habitais en Syrie, me répond-il. J’ai perdu les planches que j’utilisais pour travailler. Je n’ai plus rien à perdre.»

Heurts violents

Certains leaders du camp sont inquiets du départ des réfugiés vers l’Europe. Dans un autre coin du camp, Mounir Maqdah, leader du Fatah, groupe rival de Jound al-Cham, se détend dans sa maison joliment décorée. Des 4x4 noirs rutilants sont garés sur le terrain devant. Le Fatah étant la plus importante faction armée liée à l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), le groupe politique palestinien qui reçoit le plus de fonds, ses leaders ont tendance à vivre plus ou moins confortablement. Maqdah s’étend dans son vieux fauteuil, une cigarette d’importation à la main.

«Les agressions des sionistes contre le peuple palestinien sont quotidiennes, explique-t-il. Ils veulent que nous quittions cette terre. Et nous ne partirons pas. Nous considérons Ain al-Hilweh comme une petite Palestine. Depuis cette petite Palestine, nous espérons pouvoir rejoindre la vraie Palestine, contrairement à ce que peuvent laisser penser les bateaux des passeurs, qui emmènent les gens mourir en mer. Peu importe combien d’entre nous décideront d’aller illégalement ailleurs, nous serons toujours plus nombreux.»

Si beaucoup de Palestiniens viennent grossir les rangs des migrants venus chercher refuge en Occident, les pays européens commencent à se montrer beaucoup moins enclins à les accueillir. Une vidéo montrant la chancelière allemande Angela Merkel tentant d’expliquer maladroitement à une jeune fille palestinienne en pleurs pourquoi sa famille était menacée d’expulsion a fait le tour du monde en juillet dernier.

Aussi dangereux soit le voyage vers l’Europe, compte tenu du nombre de morts qu’il a déjà faits, nombreux sont ceux qui estiment qu’il n’est pas moins dangereux de rester à Ain-al-Hilweh. Yasser Dawoud, directeur exécutif de Nabaa, une ONG qui fait de l’humanitaire à Ain al-Hilweh, explique que le status quo qui permettrait de maintenir la sécurité dans le camp est intenable:

«Essayez d’imaginer que 70.000 personnes vivent avec 24 factions armées dans un espace de moins d’un kilomètre, explique Dawoud. Nous n’avons pas de statistiques, mais je pense qu’il doit y avoir des centaines de gens à Ain al-Hilweh qui sont recherchées par les autorités libanaises. La possibilité d’être confronté à des heurts violents tous les mois est très élevée.»

Ma fille Ghada et ses fils, leurs épouses et leurs enfants ont pris un bateau pour l’Europe le mois dernier. Nous les considérons disparus. Mais nous savons qu’ils sont sans doute morts

Hiba, réfugiée syrienne du camp d’Ain al-Hilweh

Véritable épée de Damoclès, la violence fait que les habitants les moins fortunés sont désespérés de pouvoir partir dès que possible. Fatima, dont nous avons changé le nom, a perdu son mari lors du conflit le plus récent entre le Fatah et le Jound al-Cham. Sa photo est accrochée au mur du petit appartement sale où elle vit, vêtue de son long niqab noir, avec sa sœur et ses deux filles.

«Nous étions à la maison, explique Fatima. Nous venions de manger. Mon mari est sorti pour ramener sa sœur chez elle, parce qu’il y avait des heurts. D’habitude, quand il y a ce type de problème, les gens se retrouvent au bureau du Fatah, et il en était membre. Il a été assassiné sur le chemin du bureau. On a entendu des tirs. Des jeunes ont immédiatement emporté son corps. Ils ne me l’ont montré que lorsqu’il était dans son cercueil, mais il avait le ventre ouvert et les os écrasés.»

Depuis le meurtre de leur père, les deux filles n’ont qu’une envie: quitter le camp (dans l’hypothèse qu’elles puissent un jour trouver l’argent pour payer le voyage). «Non seulement le camp est une grande prison, mais les quartiers aussi sont des prisons, dit l’une d’elle. On ne peut pas quitter notre territoire.»

Migration forcée

Dawn Chatty, professeure d’anthropologie spécialiste des migrations forcées à l’université d’Oxford, affirme que les prises de risques de ce type ne sont que le résultat des épouvantables conditions vécues par les réfugiés syriens et palestiniens à travers tout le Moyen-Orient et pas uniquement à Ain al-Hilweh:

«Parfois, [les passeurs] reviennent vraiment chercher la personne pour la mettre sur un bateau ou autre, poursuit Dawn Chatty, mais parfois, ils ne reviennent pas et les candidats au départ n’ont plus ni argent ni passeports. Ils ont donc trouvé un moyen de se faire encore plus d’argent avec le trafic de faux passeports, parce que vous ne pouvez aller nulle part si vous n’en avez pas. Il y a un déséquilibre des pouvoirs immense, totalement en faveur des passeurs, qui y voient un moyen de se faire de l’argent et qui entendent bien en profiter.»

Certains réfugiés paient de leur vie cette tentative de fuite vers une vie meilleure à l’étranger. Hiba est une femme âgée qui a fui la Syrie après la quasi destruction du camp de Yarmouk, près de Damas. Ses yeux sont pleins de larmes; il est clair qu’elle pleure depuis des jours:

«Ma fille Ghada et ses fils, leurs épouses et leurs enfants ont pris un bateau pour l’Europe le mois dernier, me dit-elle. Ce n’est pas que nous ne savons pas comment ils sont morts, nous ne savons pas où ils sont. Ils ont disparu. Nous les considérons disparus. Mais nous savons qu’ils sont sans doute morts.»

Son cousin s’exaspère:

«Les passeurs sont des vampires, dit-il. Est-ce que j’ai envie de risquer la vie de mes enfants? Bien sûr que non. Mais je le ferai sans doute, parce que je n’ai pas d’autre choix… Ici, en tant que Palestiniens, on n’a même pas le droit de travailler en tant qu’éboueurs. Ça nous est interdit.»

Ahmed, un jeune homme de 27 ans qui a perdu l’usage de l’un de ses bras et de ses deux yeux lors d’un affrontement l’année dernière, ne connaît que trop bien les dangers de la vie dans le camp. L’un de ses orbites est vide. Dans l’autre, il y a un œil, d’un blanc laiteux, qui semble regarder fixement un point perdu au loin. Il a été blessé, explique-t-il, en tentant d’empêcher des islamistes de tuer l’un de ses amis (en vain, car son ami a été abattu):

«Je n’ai pas envie d’aller [en Europe], mais il n’y a personne dans le camp qui puisse s’occuper de moi, dit-il. Soit j’y arrive et je vis, soit je n’y arrive pas et je meurs. Que je meure ici ou en mer, qu’est-ce que ça peut bien changer?»

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