"Les paroles se libèrent, l'antisémitisme revient"
En France, plusieurs attaques ciblées ont visé des citoyens juifs en particulier. La petite communauté juive de Belgique refuse de céder à la peur. Plus discrète et moins religieuse qu'en France, elle entretient son esprit de communauté. Découvrez l'interview du Grand rabbin de Bruxelles.
- Publié le 17-01-2016 à 16h10
- Mis à jour le 18-01-2016 à 13h49

La communauté juive de Belgique est confrontée à des mesures de protection renforcée depuis des dizaines d'années. Le climat semble cependant ne jamais avoir été aussi anxiogène qu'aujourd'hui.
Une vie sous tension
Lorsque l'on demande à des membres de la communauté juive de Belgique ce qu'ils pensent de leur mode de vie, ils sont unanimes. Les récentes attaques antisémites, que ce soit au Musée juif de Bruxelles, au supermarché casher de Paris et, plus récemment, à Marseille, ont exacerbé un climat de tension, que la communauté connaît bien. En effet, celle-ci est confrontée depuis plusieurs décennies maintenant, à des mesures de sécurité renforcées aux abords des bâtiments fréquentés par les Juifs de Belgique.
Jonathan De Lathouwer, ancien président des Etudiants juifs de Belgique et actuel vice-président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) évoque un niveau d'alerte 4 constant : "On a beaucoup parlé du niveau 4 d'alerte pour la Belgique, mais la communauté juive était déjà au niveau 4 avant le reste de la population. Nous vivons en permanence avec une échelle plus élevée que l'échelle nationale."
Un antisémitisme résurgent
Gérard Preszow, membre du comité d'administration de l'Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB) précise cependant que si la communauté juive a toujours été la cible d'attaques diverses, l'antisémitisme connaît une nouvelle poussée. "Je constate que le monde a changé. Septante ans après la Seconde Guerre mondiale, on s'en prend plein la gueule. C'est inadmissible."
Philou Ceciora, vice-président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), fait le même constat : les tabous qui entouraient l'image des juifs s'effondrent les uns après les autres. "Il y a vingt ans, on n'aurait jamais entendu d'insultes antisémites parce qu'on était encore bien trop dans ce qui s'était passé durant la guerre. Maintenant, les paroles se libèrent. On [la communauté juive] pensait que cela ne reviendrait jamais, que les leçons avaient été tirées de la Shoah, mais visiblement ce n'est pas le cas."
Un antisémitisme qui n'a pas vraiment changé, commente encore Jonathan De Lathouwer, car il se nourrit toujours "des mêmes clichés traditionnels et fantasmes antisémites : les juifs détiennent les banques, contrôlent les médias, occupent les sphères de pouvoir, etc." .
Rester discrets, sans pour autant quitter le pays
Face aux diverses attaques, Jonathan De Lathouwer avoue avoir peur de mettre sa vie en danger. "En 1989, le président de la communauté juive de Belgique a été assassiné sur le campus Erasme. Je crains de telles représailles" , explique le jeune homme de 24 ans.
"J'essaie de rester prudent, sans pour autant me cacher" , raconte-t-il en évoquant certains quartiers du nord de Bruxelles dans lesquels il n'est pas bon pour une personne juive de se promener seule la nuit. Pourtant il le rappelle : "Si on se cache, on a perdu. Il ne faut pas céder à la panique même dans un tel climat." Il continue : "Maintenant, lorsque nous organisons des événements avec la communauté juive de Belgique, nous leur demandons de ne pas être identifiables lorsqu'ils arrivent et lorsqu'ils repartent."
Philou Ceciora avoue quant à lui qu'il regarde toujours à deux fois avant d'entrer ou de sortir de sa voiture. Et d'ajouter que "cela fait très longtemps à Bruxelles que les juifs ne portent plus la kippa en rue" . "Ils le font autrement, en portant une casquette, par exemple, afin d'avoir toujours la tête couverte et que cela ne soit pas un signe distinctif."
Face à la peur constante, certaines familles choisissent de prendre la fuite vers Israël et faire ce que l'on appelle l'Alyah en Terre Sainte. Pour l'ancien président des Etudiants juifs de Belgique, pas question de quitter la Belgique, même s'il comprend que des familles n'aient pas envie de voir grandir leurs enfants dans ce climat anxiogène. Gérard Preszow considère quant à lui que l'Alyah est une forme d'abandon de la part de la communauté. Pour lui, "il ne faut pas avoir honte d'être juif, il ne faut pas raser les murs" .
3 questions à Albert Guigui, Grand rabbin de Bruxelles

Les juifs doivent continuer à porter la kippa, répétez-vous.
Absolument. C'est une liberté fondamentale. Y renoncer serait capituler face au terrorisme. On sait où cela commence, mais on ne sait pas où cela finit. Aujourd'hui, c'est la kippa, demain ce sera quoi ?
Vous vous sentez seuls ?
Il y a quelque temps, après l'attaque contre le Musée juif, par exemple, on se sentait être des cibles privilégiées. On se sentait particulièrement visés. Finalement, on voit que le but des djihadistes est plus large. Ils comptent s'attaquer à nos démocraties et à notre mode de vie. Chaque citoyen est une cible. Nous devons serrer les rangs. Par ailleurs, je ne sens pas une vague de départs de la part des juifs qui souhaiteraient quitter le pays. Il faut dire que les autorités font beaucoup pour nous protéger.
Que vous inspire le débat sur l'inscription de la laïcité dans la Constitution ?
C'est un débat totalement inutile. La neutralité garantit la laïcité tout en permettant aux religions de vivre en toute quiétude. Si on inscrit la laïcité dans la Constitution, cela risque de devenir demain un sujet de confrontations, tant il y a des définitions de la laïcité. Pourquoi changer ? On vit bien tel que nous sommes. Regardez, à terme on veut déjà supprimer les cours de religion. C'est une grave erreur. On vit aujourd'hui une période de violence. Le terrorisme est à nos portes. Or, comment radicalise-t-on un jeune, sinon sur un terreau d'ignorance et sur un manque de vécu ou de mémoire ? Les cours de religion permettaient aux citoyens d'être fidèles à leurs traditions tout en étant ouverts sur l'extérieur. Aujourd'hui on a détruit cela et on va aggraver l'ignorance. C'est dramatique. On perd un moyen de former des citoyens qui, en étant ancrés dans leur vécu, devenaient ouverts et tolérants.