Publicité

Elie Wiesel : «Sans passé, notre humanité est mutilée»

L'écrivain Elie Wiesel en 2008. Rue des Archives/mention obligatoire©Louis Monier

LES ARCHIVES DU FIGARO - Elie Wiesel, mort ce 2 juillet 2016, avait fondé en 1992 l'Académie universelle des cultures pour lutter contre l'intolérance, la xénophobie, la discrimination à l'égard des femmes, le racisme et l'antisémitisme. Chaque année, l'Académie organisait un colloque, le thème de celui de 1998 était particulièrement cher à Elie Wiesel: «Mémoire et histoire».

Interview parue dans Le Figaro du 24 mars 1998.

A la veille du colloque international sur «Mémoire et histoire»

Elie Wiesel: «Sans passé, notre humanité est mutilée.»

Le président de l'Académie universelle des cultures s'exprime sur la mémoire, ce passé qui «a une vie, sur l'importance du procès Papon et sur l'extrême droite. Le prix Nobel de la paix parle aussi de sa «relation avec Dieu, qui est une interrogation».

Pendant deux jours, demain à l'Unesco et jeudi à la Sorbonne, l'Académie universelle des cultures organise un colloque sur une question cruciale qui renvoie autant au passé qu'à l'actualité la plus chaude: «Mémoire et histoire, pourquoi se souvenir?» Son président, Elie Wiesel, répond à nos questions.

LE FIGARO. «Mémoire et histoire», les deux termes peuvent se compléter mais aussi s'opposer. Beaucoup d'historiens prennent leurs distances vis-à-vis de la mémoire, sélective. Qu'en pensez-vous, vous le militant de la mémoire?

Elie WIESEL. On peut imaginer la mémoire sans l'histoire, mais pas l'histoire sans la mémoire. Bien sûr, il y a une tension entre les deux termes. La mémoire renvoie à des mémoires multiples, tandis que l'histoire est une, indivisible, même si les historiens ont des approches multiples. Aujourd'hui où la mémoire est devenue une conscience, un besoin, et où l'histoire perce les secrets qui l'entourent sans cesse, l'histoire de l'histoire finit par constituer notre mémoire.

- On peut observer certaines difficultés pour les Français de se plonger dans leur mémoire collective, en particulier concernant la période de la Seconde Guerre mondiale. Comment sublimer le souvenir sans tomber dans un passéisme stérile pour l'histoire en cours?

Le passéisme est une connotation négative, bien sûr. Mais le passé a une vie, au-delà du temps. La mémoire, c'est le passé vécu, et il faut l'entretenir et la nourrir, malgré la force du temps et de l'oubli. Il ne faut pas rester prisonnier du passé. Mais si on s'attache au passé pour le libérer, pour se libérer, alors un sens est donné au temps et à la vie, à l'histoire des hommes et à sa propre histoire.

Aujourd'hui, je sais qu'il est difficile de vivre ce passé, en France. On le voit avec le procès Papon. On l'a vu auparavant avec le procès Barbie, le procès Touvier, avec tous les procès manqués de Vichy. La France vit mal cette période. Comme l'Europe, dans son ensemble, vit mal ce retour vers le passé. L'Amérique aussi assume mal certains aspects de cette histoire: a-t-elle fait assez, a-t-elle agi à temps, aurait-elle dû faire plus et autre chose? En France, que représentait Vichy? Le mal absolu ou la complicité du mal absolu? Et la milice? Quant à la résistance, était-ce un mythe? Toutes ces questions restent dans le subconscient et demandent à être explorées. Je comprends la difficulté, en France, et encore davantage en Allemagne, à être confronté à ce passé. Mais on ne peut pas vivre sans le passé. Si on oublie le passé, notre humanité est mutilée.

- Quel regard portez-vous sur le déroulement du procès Papon?

J'étais témoin au procès Barbie. On m'a demandé de témoigner aussi au procès Papon. Finalement, j'ai refusé, car il s'agissait d'une affaire franco-française. Je n'ai pas vécu cette période en France, j'étais ailleurs, en Hongrie, avant la déportation. Ma place n'était donc pas au procès Papon. J'ai bien sûr suivi de près les audiences. J'ai lu les journaux, écouté les émissions. Et j'ai eu un profond malaise à entendre certains commentaires disant «Ça suffit», à voir des gens, parfois de hauts responsables, montrer leur désintérêt, expliquant qu'il ne fallait pas s'attarder sur tout cela... Ce n'est pas le cas des enfants, des lycéens, qui veulent savoir, comprendre.

Moi-même, je reste favorable à ce genre de procès. Bien sûr, il aurait dû se dérouler bien avant. Mais parce que le procès Papon n'a pas eu lieu avant, est-ce à dire qu'il aurait fallu qu'il n'ait jamais lieu? Je ne le crois pas. Il fallait crever l'abcès. Pour des raisons pédagogiques, notamment: pour moi, un procès est un moyen, le moyen le plus noble, en fait, de nous interpeller, de nous confronter au problème que le passé pose. Vous savez, la voix des victimes, devant une cour, c'est d'une importance capitale. Quel que soit le retard et quel que soit le verdict, je pense que ce procès est utile.

- Ce procès ne reflète-t-il pas un symptôme de la société française: certains cherchent à contourner la tragédie des juifs, et même, à l'extrême droite en particulier, à réviser cette tragédie en parlant de «point de détail», ce qui n'était pas concevable il y a une quinzaine d'années?

Des commentaires de ce genre sont plus qu'offensants pour le témoin que je suis. Ils résonnent en nos mémoires comme une tragédie supplémentaire. Que pouvons-nous faire d'autre que témoigner? Nous taire? On l'a fait pendant longtemps, après la guerre. Les survivants voulaient raconter. Et s'ils ne parlaient pas, c'est qu'il y avait déjà ce genre de commentaires: «Ça suffit, il faut oublier, ce sera plus facile pour vous, pour nous...» Si on accepte cette attitude, alors on se soumet. On se soumet à l'oubli, à la négation de la mémoire, à la négation de l'histoire. Et cela est grave. Car cela voudrait dire que ce qui est arrivé aux juifs n'est arrivé qu'aux juifs.

Bien sûr que l'Holocauste est un phénomène unique, qu'il s'applique à la tragédie juive. Mais toutes les victimes n'étaient pas juives, même si tous les juifs étaient des victimes. Et quand un peuple est attaqué, tous les autres sont affectés. Ceux qui sont agacés par «cette affaire de juifs» ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre les implications universelles de cette tragédie qui dépassait la condition juive pour toucher l'humanité entière, l'existence de tous les hommes.

- Défendre les valeurs universelles semble moins naturel aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans. La force de l'universalité semble concurrencée, combattue parfois, par des forces d'identité. Sentez-vous cette difficulté?

Oui, je sens ces forces d'identité qui tendent parfois au repli et à l'exclusion. Mais je ressens aussi, parallèlement, une très grande ouverture, qui n'existait pas il y a dix ou vingt ans. Les frontières s'effacent, les «blocs» fermés ont quasiment disparu. Les Nations unies jouent un rôle qu'elles n'ont jamais joué dans le passé pour apaiser les forces de guerre. Nous comprenons sans doute davantage que nous sommes unis par un danger qui n'a plus de frontière. Mais pouvons-nous être unis par l'espoir? La culture devrait représenter cet espoir. C'est pourquoi je me bats pour l'universalité de la culture, portée par la richesse de ses identités spécifiques.

- Vous êtes optimiste?

Je me force à l'être...

- Vous venez d'écrire Célébrations prophétiques (1). Le sens premier de cet ouvrage est-il religieux, politique, littéraire?

J'aime les textes anciens. Les prophètes de l'histoire biblique méritent d'être mieux connus. Ces prophètes étaient souvent des hommes politiques, mais que reste-t-il d'eux, aujourd'hui? Leur poésie, pas leur politique. Jérémie, par exemple, était un grand politicien, mais quelle poésie en lui!

J'aime particulièrement Jérémie, car c'est le seul prophète qui a prévu, vécu et raconté la tragédie: la destruction de Jérusalem par les Babyloniens. J'aime aussi son langage. Il y a aussi Isaïe, qui est bien différent: c'est le prince des prophètes, au style royal. Chaque prophète a sa personnalité, son histoire, à la fois singulière et universelle, qui tient l'âme et l'esprit en haleine. Chaque prophète a d'ailleurs eu une fin terrible. On ne prophétise pas impunément. On est toujours pris entre Dieu et le peuple...

- On sent dans votre livre qu'il y a davantage que des portraits récitatifs. Il y a une relation avec Dieu...

Oui. (Silence.) J'ai vécu une enfance très religieuse. Dieu est présent. Il a toujours été présent. Même pendant la guerre, même pendant la nuit. Ce qui posait problème. Je me battais contre Dieu. Je me bats toujours contre Dieu. Mais à l'intérieur de la foi. C'est parce que Dieu est là que j'ai un problème. S'il y avait un divorce, une rupture totale entre Dieu et moi, il n'y aurait pas de problème. Ma relation avec Dieu est une interrogation. Je l'interroge. Parfois, il répond et je ne l'entends pas. Parfois, il ne répond pas, et c'est son silence que j'interroge.

La tragédie des croyants est plus lourde que celle des incroyants. Pour les croyants, rien ne cesse. En même temps, dans ce rapport de tension avec Dieu, je me dis: Arrêtons, on s'est assez battus...

- Se soumettre?

Non, pas se soumettre. Les questions restent ouvertes. Je continuerai à les poser, mais dans la paix, pas dans la tension.

- Vous ne renoncez pas à la pensée critique. Comment trouvez-vous cette conciliation avec la foi?

Pour moi, le plus grand danger, c'est le fanatisme. Et dire cela n'est en rien contradictoire avec la foi, au contraire. Je pense que Dieu veut que l'homme soit souverain. Quand Dieu a créé l'homme à son image, il l'a créé souverain comme Dieu. En disant: «Je crois en toi», on dit en fait: «Je crois que je peux t'interroger», et te demander: «Puisque tu es Dieu, donc tu es là, même dans la souffrance; pourquoi la souffrance?» Cela ne dit pas que la foi est amoindrie. Cela dit que la foi est plus brûlante.

Les adversaires de la foi, ce ne sont pas les incroyants, ce sont les fanatiques. Eux croient qu'il ne faut jamais poser de question, qu'il ne faut jamais douter, que nous sommes tous esclaves, à genoux, tout le temps, le front couvert de sang. Ils croient que Dieu est un geôlier. Mais ce sont, eux, nos géoliers. Ce sont eux qui veulent nous mettre en prison et qui mettent Dieu en prison. Je pense donc qu'aujourd'hui être croyant c'est libérer Dieu de cette prison.

- C'est le vrai sens de votre livre?

De tous mes livres...

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

Elie Wiesel : «Sans passé, notre humanité est mutilée»

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
6 commentaires
  • der wanderer

    le

    Il soutenait aussi la politique de Netanyahu!

À lire aussi

Le 28 mars 1985, Marc Chagall s’éteint à 97 ans

Le 28 mars 1985, Marc Chagall s’éteint à 97 ans

LES ARCHIVES DU FIGARO - Après la mort du peintre dans sa villa de Saint-Paul de Vence, en Provence, Jeanine Warnod, dresse pour Le Figaro le portrait de l’homme qu’elle a bien connu et décrypte l’oeuvre de l’artiste.

28 mars 1928: Allo, New York? Ici Paris

28 mars 1928: Allo, New York? Ici Paris

LES ARCHIVES DU FIGARO - Ce jour-là, la première ligne téléphonique transatlantique entre la France et les États-Unis était ouverte: une inauguration officielle sensationnelle, pour les particuliers... un tarif prohibitif.