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A la Goulette, l’art de vivre menacé des juifs tunisiens

Mamie Lily, le restaurant du quartier juif de Tunis, a fermé. L’ancien propriétaire évoque un certain art de vivre qui s’éteint inéluctablement. Troisième étape de cette série sur la rive sud de la Méditerranée

Le Temps.ch

Publié le 03 août 2016 à 10h54, modifié le 03 août 2016 à 10h54

Temps de Lecture 6 min.

Le soir, les rues de la Goulette se réveillent.

Deux arrêts après Tunis Marine, sur la vieille ligne TGM, c’est la Goulette, anciennement un quartier de pêcheurs, coincé entre le front de mer et le lac, loin de l’agitation des artères de la capitale tunisienne. Les résidents du quartier racontent souvent non sans fierté que la Goulette, avec sa synagogue, son église et ses mosquées, est une île de mixité religieuse, le havre de la petite communauté juive de Tunis, un lieu sans pareil où règnent harmonie et douceur de vivre.

Cela fait sourire Gilles Jacob Lellouche, qui a grandi dans ces venelles, et pour qui l’âge d’or de la communauté juive tunisienne appartient aux souvenirs. Il tenait le seul restaurant casher de la ville, Mamie Lily, du nom de sa mère qui régnait sur la cuisine.

Consommation d’alcool admise

Il n’y a plus de pêcherie à la Goulette, ni de pêcheurs, mais les restaurants de poissons ne désemplissent pas, surtout en été, lorsque leurs terrasses débordent sur la rue. Contrairement aux autres adresses populaires de la ville, la consommation d’alcool y est admise, preuve d’une tolérance religieuse particulière. « En 1980, il y avait 800 juifs ici, 14 synagogues, pour une église et une mosquée. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une douzaine et seule une synagogue a survécu », décrit Gilles Jacob Lellouche. La plupart des 2 000 juifs tunisiens vivent à Djerba, dans le sud du pays.

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« C’est à gauche, au coin ; il y a de grands hibiscus qui dépassent de la grille », indique un passant. Tout le monde connaît Mamie Lily, qui était plus qu’un restaurant : une institution. Herbes folles et buissons ont envahi le jardinet, six mois après la fermeture, il ne reste rien. « C’était le seul restaurant casher de Tunis, un des seuls du monde arabe », mais les menaces ont eu raison de l’audace de Gilles Jacob Lellouche. « La préfecture de police m’a appelé mi-octobre 2015 pour m’avertir du danger. Je figurais sur des listes de cibles potentielles des djihadistes. Ce n’était plus une pression diffuse mais un risque concret. J’étais directement menacé, plus question de rester, pas seulement pour moi mais aussi pour le personnel et les clients. » L’attentat du Musée du Bardo, le 18 mars 2015, et celui survenu trois mois plus tard, le 26 juin, dans la station balnéaire de Port El-Kantaoui, près de Sousse, restent dans tous les esprits. « On sait qu’il y en aura d’autres inévitablement. Peut-être à Tunis ou même ici. »

Les juifs étaient artisans, les musulmans pêcheurs

Après une enfance dans les rues du quartier, Gilles Jacob Lellouche décide en 1978 de prendre le large. « Après 1973 et la guerre du Kippour, beaucoup de juifs ont quitté la Tunisie, pour Israël ou pour la France. » Lui s’installe à Paris où il ouvre un restaurant, rue des Rosiers, « mais ce n’était casher », s’amuse-t-il. « Il a fallu une tragédie dans le métro, un début de dépression pour que je comprenne que je devais revenir. » En 1996, il ouvrait son restaurant à la Goulette.

L’appartement familial où Gilles Jacob vit avec sa mère est au premier, un escalier extérieur y mène directement depuis la courette. Au rez-de-chaussée habite une cousine revêche avec laquelle les relations sont houleuses. Mamie Lily, engoncée dans son fauteuil, balance sa canne et tend l’oreille pendant que son fils évoque l’enfance du quartier. Il porte des bacchantes débonnaires et affiche un air de mousquetaire. « J’ai traversé la Méditerranée dans les deux sens pour fuir un carcan de traditions et pour revenir à mes racines, au centre du monde. »

Gilles Jacob Lellouche, le patron du restaurant, Mamie Lily qui a du fermer.

« Les maisons ressemblaient à celle-ci, deux étages, avec autour des cours et des jardins », se souvient-il. « Entre juifs et musulmans, nous entretenions une solidarité de classe sociale. Les juifs étaient artisans ou commerçants, les musulmans pêcheurs. » Les différences entre les deux communautés ne faisaient alors pas barrage. « Nous pouvions même célébrer ensemble les fêtes religieuses. Nous ne suivions pas le ramadan, mais nous étions conviés pour le mouton. Et nous nous faisions des cadeaux. Ensuite seulement, l’appartenance religieuse a été brandie comme un étendard. Une partie des Tunisiens essaie désormais d’imposer à coups de marteaux ou de pistolets une identité arabo-musulmane. Alors que ce qui prévalait, c’était une identité berbéro-méditerranéenne. »

Dans ces influences entremêlées, aussi bien berbères, andalouses, qu’arabes et turques, le judaïsme a été le vecteur privilégié de la circulation d’une culture à l’autre. « Mais revendiquer comme je l’ai fait une identité plurielle et nomade est perçu ici comme une menace. C’est presque un acte politique. » La cuisine juive de Gilles Jacob Lellouche procède aussi du mélange : d’origine méditerranéenne, elle s’est enrichie d’apports espagnols, turcs, libyens.

Chez Mamie Lily, les aficionados découvraient une part oubliée de la gastronomie tunisienne, explique une voisine de l’établissement : « Des tajines spéciaux que l’on ne fait pas dans les familles musulmanes ou alors différemment ; je me souviens d’un plat à base d’épinards et de haricots que les juifs appellent pkaila et nous matfouna. Mais le pkaila est presque meilleur. » Pour Gilles Jacob Lellouche, « c’était un voyage dans le temps et la culture ».

Car le restaurant proposait, en plus des plats mijotés, des expositions au deuxième étage sur le patrimoine juif tunisien. « Beaucoup pensent que les juifs sont arrivés avec les colons, il y a 300 ans. Mais nous sommes ici depuis 3 000 ans. Mon ambition n’a pas changé, je veux réveiller les Tunisiens, leur montrer que le patrimoine juif est le leur, qu’il est au cœur de l’âme tunisienne. » L’association Dar Dekhra, littéralement la maison de la mémoire, que dirige Gilles Jacob Lellouche, perpétue désormais les activités culturelles qui ont vu le jour dans le restaurant.

Une maison de retraite, avenue Franklin-Roosevelt

Au bout de l’avenue Franklin-Roosevelt, à 300 mètres de la maison de Gilles Jacob Lellouche et à deux pas de la synagogue, une voiture de police garée et une guérite en souffrance rouge et blanche veillent sur l’entrée de la seule maison de retraite juive de Tunisie. Il n’y a plus que 18 pensionnaires venus des quatre coins du pays, explique Albert Chiche, le directeur, qui n’est pas très optimiste sur l’avenir des juifs en Tunisie.

Après un mouvement de retour à la fin des années 1980, à la faveur duquel des juifs français nés en Tunisie ont choisi de s’installer sur leur terre natale, comme l’a fait Gilles Jacob Lellouche, une désillusion a suivi. La communauté se meurt lentement. « La révolution a fait naître quelques espoirs balayés ensuite par les nombreuses tensions. On est encore loin de l’apaisement. » Le revêtement de marbre dessine au sol une grande étoile de David. Denise, une résidente, déplore l’absence de visites, même si le rabbin Daniel Cohen vient chaque semaine.

L’avenue Franklin-Roosevelt qui traverse toute la Goulette.

Gilles Jacob Lellouche a cru lui aussi que la révolution allait tout changer et même donner un souffle nouveau à la communauté. En 2011, il se présente sur les listes de l’Union populaire républicaine (UPR) pour l’élection de l’Assemblée constituante, sans cacher quoi que ce soit de sa religion, au contraire : « Je ne voulais pas être le juif prétexte, mais montrer qu’il n’y a pas besoin d’être musulman pour faire de la politique ici. Mais c’était une folie. » Il n’est pas élu mais sa liste récolte quand même près de 800 voix à la Goulette. Les médias locaux parlent de sa candidature, il est invité sur les plateaux de télévision, devient une personnalité en vue, peut-être trop : « Je l’ai payé. C’est à cause de mon engagement que les djihadistes m’ont mis sur la liste des individus à éliminer. J’étais le symbole de ce qu’ils détestent, la possibilité d’une Tunisie différente. »

Cet article est le troisième d’une série de cinq, réalisée entre Tanger et Port Saïd par deux journalistes du quotidien suisse Le Temps (partenaire du Monde), Luis Lema et Boris Mabillard.

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