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Frédéric Encel : « La mort de Shimon Pérès ne marque pas celle du processus de paix »

FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'ancien Premier ministre et président israélien, Shimon Pérès, est mort ce mercredi. Frédéric Encel explique pourquoi le prix Nobel de la paix gardait espoir, même s'il était devenu «désabusé» quant à la résolution du conflit israélo-palestinien.


Docteur habilité à diriger les recherches en Géopolitique, spécialiste du Proche-Orient, Frédéric Encel est maître de conférences à Sciences Po Paris et à la Paris School of Business. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Atlas géopolitique d'Israël(éd. Autrement, 2015) et Géopolitique du sionisme (éd. Armand Colin, 2015).


FIGAROVOX. - Ancien Premier ministre et ancien président de l'État d'Israël, Shimon Pérès est mort ce 28 septembre à l'âge de 93 ans. Il était le dernier des pères fondateurs de l'État d'Israël. Dans quelle mesure est-ce une page qui se tourne dans l'histoire de l'État hébreu?

Frédéric ENCEL. - D'abord, une précision: il n'avait que 25 ans à la proclamation d'IsraëI et ne fut donc pas un «père» fondateur. En revanche, il participa en effet très activement à la construction de l'État, dès avant sa proclamation, puis surtout dans les années 1950 au ministère de la Défense. Ensuite, sa vie politique fut jalonnée de tant de portefeuilles ministériels et de statut de président - même s'il aura échoué à se faire élire Premier ministre - autrement dit, concrètement, à accéder aux commandes effectives du pays - qu'il était finalement devenu, oui, une sorte de père pour les Israéliens.

Souvent considéré comme le père de l'arme nucléaire israélienne, Shimon Pérès a longtemps occupé des fonctions au ministère de la Défense. Il a ensuite été un artisan de la paix entre l'État hébreu et les Palestiniens et fut un acteur majeur des Accords d'Oslo pour lesquels il reçut le prix Nobel de la paix en 1994 avec Yasser Arafat et Yitzhak Rabin. Peut-on parler d'un revirement politique?

Dans les années 1970 , Pérès, comme ministre de la défense d'un certain... Itshak Rabin, incarnera un faucon, favorable aux implantations juives en Cisjordanie.

Oui et non. Le renforcement militaire d'Israël dans les années 1950, absolument tout le monde, à droite comme à gauche, le souhaitait en pleine guerre froide et face à des États arabes hostiles et pour certains assez puissants. Dans cet esprit, rapporter de France les conditions de l'obtention future de la bombe, a posteriori salué par tous au sein de l'État juif, ne correspondait pas à l'époque à une posture «faucon» mais à une démarche tout à fait normative. C'est dans les années 1970 que Pérès, comme ministre de la Défense d'un certain... Itshak Rabin, incarnera en effet un faucon, favorable aux implantations juives en Cisjordanie. Le vrai revirement «colombe» intervient au terme des années 1980 ; converti aux vertus de l'économie - et en particulier du high-tech - comme promotrices de la paix, il tente de lutter contre ses rivaux nationalistes du Likoud sur ce terrain, et critique de plus en plus fortement la tendance sioniste-religieuse très conservatrice d'une partie de l'opinion. Du coup, ministre des Affaires étrangères de... Itshak Rabin de 1992 à 1995, il sera le véritable architecte des accords d'Oslo. Ce qui ne signifie pas qu'il devint alors un pacifiste bêlant ; c'est en considérant qu'Israël disposait d'un rapport de force très favorable - constat lucide - que Shimon Pérès pensait que des compromis ne seraient pas trop coûteux au regard de ce qu'ils permettraient à Israël d'obtenir, tant diplomatiquement qu'économiquement.

Comment comprenez-vous que Shimon Pérès ait été davantage respecté à l'étranger que populaire dans son pays?

À droite, on ne l'aimait pas du fait de sa faiblesse présumée sur le plan sécuritaire et de sa prétendue faiblesse face à l'OLP de Yasser Arafat lors des accords d'Oslo.

Je vous dirais qu'à la fin de sa vie, à peu près tout le monde chez lui, jusqu'aux nationalistes ombrageux, le respectaient. Mais vous avez raison sur le fond ; les Israéliens l'ont tout de même rejeté comme Premier ministre quatre fois, la cinquième étant très tangente, et même la présidence de l'État, pourtant sans pouvoirs réels, lui fut refusée par la Knesset une première fois, en 2000! À droite, on ne l'aimait pas du fait à la fois de sa faiblesse présumée sur le plan sécuritaire (il n'avait pas fait carrière dans Tsahal) et de sa prétendue faiblesse face à l'OLP de Yasser Arafat lors des accords d'Oslo. Les religieux ne l'appréciaient guère pour n'être à leurs yeux pas assez conservateur, et trop proche d'un sionisme laïc et progressiste. Enfin à gauche, beaucoup le considéraient comme complaisants avec le Likoud et, du moins, lui reprochaient de n'avoir pas démantelé la moindre implantation lorsqu'il en avait le poids politique, entre 1995 et 1996. J'ajoute que son grand plan de Mizrakh haTikhon haKhadasha, ce nouveau Moyen-Orient fondé sur les échanges économiques et technologiques, n'avait pas convaincu ceux pour qui l'économie passait après le politique.

À l'étranger, Pérès fut a contrario salué presque unanimement sur la planète politique et morale.

À l'étranger, Pérès fut a contrario salué presque unanimement sur la planète politique et morale dès la signature des accords d'Oslo et son accession au prix Nobel de la Paix. Le seul vrai affront qu'il eut à subir - en fait quasiment une injure publique - provint du président turc Erdogan en 2010. Rétrospectivement, eu égard à sa dérive despotique et répressive, beaucoup voient cela comme un hommage à la grandeur et à la probité de Pérès!

Mais je dirais que les trois pays où il était sans doute le plus apprécié pour des raisons différentes étaient les États-Unis, le Maroc, et la France. Il se sentait extrêmement proche de notre pays, amoureux de sa culture, et reconnaissant à son égard.

Sur le conflit israélo-palestinien, quel regard portait ces dernières années celui qui fut président de l'État d'Israël jusqu'en 2014?

Shimon Pérès demeurera un grand personnage, mais vous savez, les cimetières abritent tant de gens irremplaçables...

Pour l'avoir lu, entendu et même interrogé, je puis vous dire qu'il était un peu désabusé. Le processus d'Oslo avait échoué - sauf quant au maintien de la reconnaissance mutuelle Israël/Autorité palestinienne -, le monde arabe s'effondrait dans le chaos des suites du Printemps arabe de 2011, et la droite nationaliste était toujours au pouvoir, alliée aux partis religieux, face à un centre gauche amorphe et perpétuellement dans l'opposition. Et en même temps, il demeurait plein d'espoir. À juste titre, il considérait que d'une manière où d'une autre la progression fulgurante du high-tech et des universités en Israël ferait tout de même à terme progresser non seulement le pays mais les chances de paix avec ses voisins arabes, et, en outre, il se félicitait que le sionisme comme mouvement de libération nationale du peuple juif, pour lequel il s'était battu toute sa vie, fut de mieux en mieux compris à l'extérieur d'Israël.

Avec sa mort, est-ce aussi la perspective de la paix d'Oslo qui disparaît sur fond de crises multiples au Proche et au Moyen-Orient?

Je sais qu'on aime les symboles et autres «tournants», mais je ne crois pas que la mort de Shimon Pérès marque celle du processus d'Oslo, et moins encore des chances de voir la paix advenir.

D'abord car Oslo a disparu dès 2000, ensuite parce que d'autres processus (comme Annapolis en 2007, ou Kerry en 2013) ont vu le jour depuis, enfin car le tout premier accord de paix israélo-arabe (suivi d'ailleurs d'un retrait d'implantations) tient toujours, qui avait été signé bien avant le processus d'Oslo, en 1978 à Camp David, et cela par le... nationaliste Menahem Begin! Shimon Pérès demeurera un grand personnage, mais vous savez, les cimetières abritent tant de gens irremplaçables...

Frédéric Encel : « La mort de Shimon Pérès ne marque pas celle du processus de paix »

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41 commentaires
  • lafcadio 22

    le

    Quelle chance d'avoir le brillant exposé de Frédéric Encel, subtil connaisseur du problème proche-oriental, pour rectifier l'article "officiel" et rééquilibrer l'information !

  • Moncey

    le

    Très bon article et très équilibré au milieu du concert bêlant des politiques et médias mondiaux.

  • Alan al louarn

    le

    Bien sur que non! Le processus de paix est mort bien avant, après les accords d'Oslo qui ont marqué la recrudescence des colonisations israéliennes. Mais les palestiniens peuvent se consoler. Arafat aussi avait reçu le prix Nobel de la Paix.

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