France

Que la Licra refuse que l'on parle d'«islamophobie», c'est une catastrophe

Le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, Alain Jakubowicz, a de nouveau appelé à ce que le terme soit banni du vocabulaire public.

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Paris, le 11 janvier 2015 | abac077 via Flickr CC License by

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La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), autre fois ligue contre les pogroms, est née en France dans les années 1920, quand les juifs étaient un peuple de trop sur Terre et, à l’occasion, objet de haine et de dérision. Le temps passant, la vieille dame de l’antiracisme a élargi son champ. Elle est, culturellement, la plus «juive» des associations de défense des droits de l’homme, notamment de par son soutien à l’existence de l’État d’Israel, et sa juste dénonciation du «nouvel antisémitisme», mais elle n’est pas que cela. Nous lui devons grandement la loi de 1972 contre le racisme, pilier de notre vivre-ensemble. Elle défend les migrants. Elle s’opposait aux persécutions que subissaient, dans un pays repus, les travailleurs immigrés. Elle porta plainte contre Marine Le Pen, qui assimilait à l’occupation allemande les prières dans la rue de musulmans privés de mosquée assez grande.

C’est une digne association.

Que cette Licra milite, activement, pour que le mot «islamophobie» soit banni du vocabulaire public est donc une catastrophe notable, politique et idéologique.

C'est arrivé à nouveau cette fin de semaine, dans un de ses colloques, que son président, Alain Jakubowicz, a relayé de quelques messages bien sentis (y compris à l’intention de l’auteur de ces lignes, qui débattait avec lui sur Twitter).


Comme il s‘agit de la Licra, et parce que c’est la Licra, il faut s’arrêter à cette catastrophe.

Catastrophe parce que c’est un rejet brûlant. La Licra fait partie de l’histoire humaniste de ce pays, et c’est donc notre histoire humaniste qui nierait ce mot, «islamophobie», qui résume un mal-être de musulmans français.

Catastrophe, parce que c’est un piège d’une perversité insensée. Voilà donc, de toutes les associations, celle qui s’identifie de fait, à la communauté juive, qui censure ce que vivent ou ressentent tant de musulmans de France.

Catastrophe parce que le délégué interministériel à la Lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Gilles Clavreul, partage, relaie et amplifie les positions de la Licra. Voilà donc l’État, dans ce qu’il a de plus protecteur, qui nie un mot résumant une des souffrances de notre société.

Les mots sont têtus comme les faits

Laissons les symboles. Clavreul, la Licra, ceux qui les accompagnent, dans une mouvance influente dont Manuel Valls occupe le grade le plus élevé, ne sont pas sans argument. Les attaques haineuses qu’ils subissent, notamment sur les réseaux sociaux, de la part d’autoproclamés «défenseurs de l’islam», leurs donnent le droit à la parole, avec le plus vrai respect.

L’islamophobie, disent-ils, est un concept dangereux. Il serait l’arme des islamistes, un mot forgé par eux, pour imposer leurs vues à la société

L’islamophobie, disent-ils, est un concept dangereux. Il serait l’arme des islamistes, un mot forgé par eux, pour imposer leurs vues à la société, et leur empire intégriste à tous les musulmans; un outil idéologique pour interdire le blasphème, et au-delà la critique de la religion. Le mot serait donc intrinsèquement pervers. Au nom de la laïcité, il faudrait parler de «racisme anti-musulmans», à combattre comme toute discrimination. Tout ceci atteint une hégémonie intellectuelle: l’exception française. Ailleurs, dans des pays non moins civilisés que le nôtre, on étudie, on combat, on dissèque l’islamophobie, comme un des maux de la société.

Précisons. Les mots sont têtus, comme les faits. L’islamophobie, comme détestation de l’islam et des musulmans, est un vieux mot, antérieur à l’horrible révolution khomeiniste. Précisons encore. Le jour où tombera le régime iranien et ses mollahs rétrogrades et misogynes, le jour où les femmes, à Téhéran, seront libres de quitter leur voile, sera un jour aussi important que celui de la chute du mur de Berlin.

L’islamophobie n’est pas un fantasme

Mais ce n’est pas de cela que nous parlons ici, mais de notre pays de douce liberté, la France, où tranquillement, quotidiennement, on discute comme on discuterait d’un taux adéquat de TVA de la bonne manière de discipliner, soumettre, assimiler, nos voisins et compatriotes musulmans, quand leur religiosité vient écorcher le paysage.

Bannir les femmes voilées de l’université? De la rue? Des sorties scolaires? Des crèches –ça, c’est fait. Imposer le porc à la cantine? Mettre sous tutelles mosquées et communautés? Dénigrer un lycée musulman, parce que musulman, et célébrer un des ses enseignants qui, tranquillement, dénonce comme antisémites des enfants qui ne le sont pas? Faire, comme en 2012, de la viande halal le sujet d’une présidentielle? Traquer les influences islamistes d’émeutes sociales en banlieue? Accuser, au hasard d’une interview dans un grand journal de gauche, un media de terrain, le Bondy Blog, d’être sous la coupe des frères musulmans? Et, de la part du grand journal de gauche, ne rien rétorquer à Gilles Kepel quand il s’abandonne à la diffamation?

Ici vient l’islamophobie. Pas celles qu’évoquerait des barbes-à-poux enturbannées. Celle qui est à l’œuvre, paisiblement, ici. Les «discriminations» ou les «actes anti-musulmans» du vocabulaire admis ne suffisent pas à décrire une atmosphère ou une idéologie, une ambiance. L’islamophobie n’est pas un fantasme. C’est une idéologie. Elle dit ceci. Que l’islam et ses adeptes n’ont pas sa place chez nous. Que l’islam et ses adeptes subvertissent notre société et nous arrachent à nos valeurs, et contre eux, toute précaution est heureuse et licite. L’islam ne passera pas par nous. L’islam est danger, menace, anti-France, à l’œuvre, constamment, à notre insu, jusqu’au Bondy Blog, et, allez savoir, jusque dans ces lignes que vous lisez. Nous serions, contre lui, en légitime défense. Contre lui, nous devons veiller, et sanctuariser notre identité. En France, on ne voile pas les femmes, nous dit monsieur Sarkozy. En France…

Laïcité sous tension

Cette définition est assez simple. Chacun la comprend. Chacun peut écouter les spots crapuleux qui invitent les apeurés à lire le dernier glapissement à succès de Philippe de Villiers, dans cette maison d’édition, Albin Michel, qui devient, en temps de paix, aux musulmans ce qu’étaient, aux juifs, les gentils messieurs de Denoel, éditeurs du Céline de Bagatelles pour un massacre. Des mercantis pousse-au-crime.

L’islamophobie n’est pas le racisme. Elle ne l’exclut pas. L’islamophobie n’est pas la ratonnade d’antan. Elle la prolonge parfois, la transmute, lui donne des atours républicains… Allons! La laïcité, seulement, provoquerait la diabolisation du burkini? Allons… Nous vivons, depuis 1989 et les premières affaires de foulard islamique, dans une tension entre nos peurs et nos principes, notre laïcité et la liberté individuelle, notre besoin de normes et l’étouffement silencieux d’une partie de la population. J’ai décrit cela dans un livre, il y a trois ans. Je n’ai pas grand-chose à y changer.

Tirer de quelques exemples, l’idée que tout musulman, potentiellement, toute mosquée, virtuellement, menacerait nos orchestres et achèverait le Bataclan, est crétin, et islamophobe

La critique de la religion est banale, piégeuse et légitime. Regrettant que l’église s’oppose à l’avortement, suis-je dans une critique politique ou religieuse? Ou devrais-je débattre du droit canon? Constatant que des juifs orthodoxes, au Proche-Orient, ont préparé la mort de Rabin, je parle politique? Mais si je reproche à d’autres orthodoxes d’empêcher les femmes de prier aux côtés des hommes au Mur des lamentations, suis-je en train de parler religion? Il n’en va pas autrement de l’islam. Dire que l’islamisme djihadiste est une idéologie de mort est un jugement politique. S’indigner de la séparation stricte des «frères» et des «sœurs», dans une organisation caritative musulmane, est-ce une critique religieuse? Elle est bienvenue…

La montée des archaïsmes

Il est régulièrement des affaires qui montrent qu’à l’intérieur de communautés musulmanes, en France, se développent des courants archaïques et régressifs, qui font du judo avec la modernité, lui empruntant ses codes –langage jeune, videos YouTube, rapport décontracté avec l’auditoire– pour mieux la saper. Ces courants-là se retrouvent aussi dans le catholicisme, le judaïsme; il n’était pas étonnant de voir une sainte alliance de culs-bénis contre le mariage gay –et après tout, c’était leur droit… Ces archaïsmes sont un paramètre de notre société, et un problème. La guerre contre l’islam ne le résoudra pas.

Dire qu’un imam, à Brest, prêcha des insanités à des enfants, quand il les avertissait contre la musique qui transformerait l’homme en porc, n’est pas être islamophobe. Penser que ce prêcheur, qui, tout archaïque qu’il soit, condamne le terrorisme, est un agent avant-coureur de Deach, c’est a minima hâtif, vraisemblablement diffamatoire. Tirer de cet homme, et de quelques autres, l’idée que tout musulman, potentiellement, toute mosquée, virtuellement, menacerait nos orchestres et achèverait le Bataclan, est crétin, et islamophobe.

Ce jugement est politique. Politique aussi, le constat, réitéré, que la seule organisation à travailler réellement, sur le terrain, sur ce que peuvent subir des musulmans trop pratiquants pour la tolérance républicaine, le CCIF, ne se décide pas à rompre avec des compagnonnages inconséquents. Mais attaquer le CCIF quand il fait banquet avec les Indigènes de la République, ne signifie pas que l’islamophobie n’existe pas; éventuellement qu’il ne s’y oppose pas assez dignement.

Des citoyens surnuméraires

Disons enfin. Charlie avait le droit de publier toutes les caricatures du Prophète, et d’autres encore. En attaquant le journal, le CFCM a commis, à l’époque, une faute aussi terrible que celle, jadis, de musulmans britanniques contre Rushdie. Mais en même temps, ce que disaient les éditoriaux de Charlie, sur l’inexistence de l’islamophobie, était faux. Et l’utilisation qu’on fait des morts du journal, depuis, pour compléter la punition des musulmans français, est sordide. La femme voilée du coin de la rue n’a tué personne. Elle est morte, d’ailleurs, cette femme, sur la Promenade des anglais, ou bien son fils fut tué par Mohamed Merah, ou les frères Kouachi, le jour même où Charb fut assassiné. Laissez-la pleurer. Épargnez-lui vos considérations élevées sur la signification d’un signe religieux. Soyez laïques, respectez-la.

Dans ce qui arrive à tant de musulmans, en France, il y a ceci: l’impression que le discours public fait d’eux des citoyens surnuméraires, des Français en doute, de Français en trop. L’ambiance islamophobe est ici. Refuser le mot qui décrit cette exclusion, l’islamophobie, par principe, par raisonnement itératif ou biaisé, complète cet enfermement. Il faut mettre un mot sur les drames. L’islamophobie est ce mot. Ici, aux Amériques et en Europe. Nos républicains gagneraient à se l’approprier, pour en transcrire une définition commue, au lieu de piétiner les syllabes. Ils sortiraient de leur bunkerisation sémantique pour humer la société qu’il n’en seraient pas moins patriotes.

Je commence à me demander comment quitter ce pays. Car je ne veux pas que ma fille de 4 ans souffre. Elle aime dessiner le drapeau français et regarder faire la prière

«Ces gens nous détruisent»

L’ambiance islamophobe est, comme toutes les ambiances infernales, pavée de bonnes intentions? Admettons. Quand on les interpelle, les négateurs du mot «islamophobie» font valoir qu’ils ne sont pas hostiles aux musulmans. Jakubowicz a comparé le sort des musulmans aujourd’hui à la situation des juifs au XXe siècle. Clavreul proteste régulièrement contre des dégradations de mosquées. Certes. Mais voici le message que m’envoie un jeune homme, sur les réseaux sociaux, à la suite de la polémique de la Licra. 

«Je suis un produit de l'école laïque et républicaine. Enfant d'immigré analphabète, je suis ingénieur et cadre dirigeant dans un groupe international. Je sais ce que je dois à la France. Musulman (pas fondamentaliste ) je suis pour la laïcité et l'égalité des femmes et contre l'antisémitisme. Désolé d'avoir à le préciser. Je commence à me demander comment quitter ce pays. Car je ne veux pas que ma fille de 4 ans souffre. Elle aime dessiner le drapeau français et regarder faire la prière et c'est une casse-cou. Ces gens nous détruisent.»

Ce qui est horrible, c’est qu’il pensait, écrivant cela, à mes amis de la Licra, antiracistes convaincus, qui traitent d’idiots utiles les adversaires de l’islamophobie, et piétinent la tristesse de ceux qu’ils pensent défendre.

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