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Musique

L’art de la dissonance

En octobre dernier, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a suscité quelques remous amusants. Sans surprise, certains tenants de la « grande culture » s’en sont trouvés assombris. Alain Finkielkraut y a vu un « indice annonciateur de la fin des temps modernes européens (1)  ». Annie Ernaux, célèbre pour ses récits nourris d’autobiographie, considère également que ce choix est « le signe d’un tournant : ce qui est proprement littéraire se dissout (2)  » — sans, par ailleurs, porter de jugement sur l’œuvre. Irvine Welsh, l’auteur de Trainspotting, a semblé plus nettement meurtri : sur Twitter, il a traité les jurés de « vieux hippies baragouinant à la prostate rance » (13 octobre 2016).

En filigrane, toujours la même vieille question : qu’est-ce que la littérature ? Elle se double d’un vigoureux mépris pour la culture « populaire », si regrettablement vulgaire. Inversement, le long silence de Dylan après l’annonce officielle fut un parfait bonheur pour ceux qui saluent dans le rock (3) son pouvoir de désordre ; car, s’il accepte sa légitimation par les experts de la « grande » culture, qu’en est-il alors de sa force de perturbation du goût dominant ? Le lauréat a bien fini par envoyer un petit mot de remerciement, qu’il n’a pu lire en personne, « retenu » qu’il était « par d’autres engagements ». C’est précisément sur la question litigieuse qu’il se penche avec désinvolture pour mieux l’invalider, en rappelant que lui ne s’est jamais demandé si ses chansons étaient de la littérature. Ce qui lui importait, c’était de trouver le studio adéquat pour enregistrer (4).

Mettre l’accent sur la dimension littéraire du rock (ou, plus largement, de la chanson) afin de le sauver de son indignité d’art mineur, voilà une tentation très répandue, y compris chez certains de ses laudateurs. Les essais biographiques rêveurs que la romancière Christine Spianti consacre avec feu à Jim Morrison et Patti Smith (5) les présentent ainsi tous deux comme des chamans guerriers, sous le parrainage d’Arthur Rimbaud… Il est vrai que Morrison et Smith se sont voulus poètes. Mais c’est en tant que chanteurs rock qu’ils ont été saisissants. L’obstination de Patti Smith à affirmer son admiration pour Charles Baudelaire ou Jean Genet témoigne de l’émouvant désir de respectabilité qui a saisi une partie du rock, notamment aux États-Unis, depuis le tournant des années 1960-1970. Cette volonté d’anoblissement est ambiguë : d’une part, sont minorées la voix et la musique ; d’autre part, le rock avait longtemps eu pour rôle de subvertir les codes de la culture officielle, et non de s’y rattacher.

Pourtant, alors même que le rock de ces années-là fait aujourd’hui figure d’objet de musée, il n’est pas certain que ces multiples entreprises de neutralisation de son « mauvais genre » soient véritablement efficaces. Le Velvet Underground, qui, comme David Bowie ou le punk, a subi l’embaumement, reste méchant, sexy, peu assimilable. Formé en 1965 autour de Lou Reed et de John Cale, il chantait la rue, celle des paumés, des dealers, des travestis. Il chantait Heroin en un temps où s’épanouissaient le « peuple des fleurs » et sa quête du peace and love : à l’évidence, il était à contre-courant. D’ailleurs, même avec l’appui d’Andy Warhol, il n’a pu être durablement à la mode. Trop rétif, même aux injonctions implicites de l’avant-garde, autre fabrique de codes. C’est ce que saluent de façon ardente Philippe Azoury et Joseph Ghosn (6) en détaillant les enjeux de ses expérimentations musicales, appels à l’insurrection intime et à l’écoute de ce qui, d’ordinaire, est tu. Non, ce n’était pas de la littérature, mais… du rock. De l’émotion électrique.

Evelyne Pieiller

(1« Le Nobel à Dylan, déclin de la culture ? », Causeur.fr, 18 octobre 2016.

(2« Annie Ernaux : “La littérature se dissout” », Le Monde, 15 octobre 2016.

(3Il importera peu ici que Dylan ait chanté aussi de la folk, de la country, etc. Il représente un mouvement plus vaste : le rock.

(4Discours à lire sur le site officiel www.nobelprize.org

(5Christine Spianti, Jim Morrison. Indoors/Outdoors, Maurice Nadeau, Paris, 2016, 224 pages, 18 euros ; Patti Smith. La poétique du rock. New York, 1967-1975, Maurice Nadeau, 2016, 200 pages, 18 euros.

(6Philippe Azoury et Joseph Ghosn, The Velvet Underground, Actes Sud, Arles, 2016, 180 pages, 16,90 euros.

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