Sesame, l'incroyable projet scientifique qui veut réconcilier le Moyen-Orient
- Publié le 20-02-2017 à 13h58
- Mis à jour le 20-02-2017 à 19h01
Que font un Israélien, un Palestinien, un Egyptien, un Iranien, un Chypriote, un Jordanien, un Bahreïnien, un Turc et un Pakistanais réunis dans une pièce en Jordanie? Ils se battent et s’insultent ? Non, ils discutent de science. Cette scène a l’air d’être issue d’un "monde parallèle", comme dit celui qui en est à l’origine. Mais elle appartient bien à la réalité. Sesame, un accélérateur de particules construit à Allan (Jordanie), est le fruit de la collaboration de ces neuf pays du Moyen-Orient, pourtant davantage habitués au conflit qu’à œuvrer de concert. L’anneau de 133 mètres où les électrons circulent à une vitesse proche de la lumière vient d’entrer en fonctionnement et sera inauguré le 16 mai. Nous avons rencontré le "père" de cet incroyable projet scientifique et humain, le physicien israélien Eliezer Rabinovici, de passage à Bruxelles.
Quelle est l’origine de ce projet ?
Je suis né à Jérusalem, il y a 70 ans. On m’a dit que quand j’étais enfant, une balle jordanienne est entrée dans ma chambre. Elle est rentrée par la fenêtre mais comme elle venait de 2 km de là, elle était très ralentie par la distance. Ma mère l’a retrouvée le lendemain matin sous mon lit ! J’ai vécu beaucoup de guerres, mais on m’a toujours éduqué avec ce principe : tu dois rechercher la paix et contribuer à ton environnement immédiat et à la société. C’est mon éducation ! Vivant dans cette région, j’ai toujours eu ce rêve : trouver un lieu où Arabes et Israéliens, peu importe les cicatrices, les blessures qu’ils portent - j’ai perdu des amis et de la famille dans la guerre, c’est dur, pour moi, pour les autres ! -, peuvent se réunir et faire quelque chose ensemble, pour le bien de l’humanité. Mais aussi pour nous, et que nous en tirions tous quelque chose.
Pourquoi miser sur la science ?
Depuis le départ, le projet avait deux buts : faire de la science et créer le dialogue. Le but est d’utiliser la science comme passerelle pour une meilleure compréhension, une meilleure entente. Je ne dis pas "passerelle vers la paix", car je pense que "paix" est l’un des mots les plus abusivement utilisés. Surtout quand les gens utilisent l’expression "paix juste et durable". Vous pouvez faire beaucoup de guerres pour avoir la paix que vous souhaitez ! Je pense que la première pierre est la compréhension, l’entente. Dans notre région, c’est une chose cruciale. Pourquoi la science ? Le grand avantage, c’est que quand les scientifiques se rencontrent, ils ont un seul langage. Alors que quand, disons, des experts en religion - un musulman, un chrétien et un juif - se rencontrent, ils vont passer le gros de leur temps à trouver un langage commun, et je ne suis pas sûr qu’ils y réussiront ! Dans notre cas, il n’y a pas débat à propos du langage. Ce sont les lois de la nature, que nous acceptons tous. De ce fait-là, nous avons un meilleur point de départ, car nous avons un langage commun. Et un intérêt commun : comprendre la nature. En plus, la physique, la biologie, la chimie demandent beaucoup d’argent, donc des collaborations. Collaborer n’est pas une nouvelle chose pour nous, les scientifiques.
Mais comment cela se traduit-il sur le terrain, entre ces chercheurs qui viennent de pays normalement "en guerre" ?
Construire la machine de Sesame demandait que tous ces gens travaillent ensemble ! Cela s’est donc passé. Est-ce que c’était naturel ? Non, rien n’est naturel mais les choses se font… Il y a toujours un processus. Au début, les gens peuvent être froids les uns avec les autres. Mais quand vous travaillez avec cette personne, vous voyez qu’elle a des idées intéressantes, que lors des expériences scientifiques, c’est encore mieux… Vous allez la respecter professionnellement, et après, voir que cela vaut la peine de l’écouter, qu’elle travaille du même côté que vous, qu’elle veut les mêmes choses. Petit à petit, le monde s’élargit. Sans doute, personne ne croit que ça existe, que ce serait même possible, mais, si, ça se passe vraiment ! Sesame, c’est un univers parallèle, où les gens de la région travaillent ensemble et montrent que c’est possible. La science est un langage universel, qui permet de commencer à apprécier une personne : on sait si elle est pertinente ou si elle raconte n’importe quoi !
"Pour débuter ? De la physique sous une tente de bédouin"
Les différents pays étaient tout de suite intéressés par le projet ? Vous avez pris votre valise et vous êtes allé les convaincre ?
Après les accords d’Oslo (NdlR : jalons pour une résolution du conflit israélo-palestinien, 1993), mon ami le physicien Sergio Fubini, qui me traitait au départ de gauchiste naïf, m’a dit : "Essayons de voir si ton rêve peut être réalisé". Je suis allé en Egypte, en Turquie, mais les réunions ont surtout eu lieu en Jordanie. Les scientifiques et les officiels que j’ai rencontrés se sont montrés intéressés par le projet. Mais j’ignore ce qui s’était passé avant notre rencontre. Peut-être y avait-il eu des disputes à l’intérieur du pays avant ! La première réunion ensemble, autour de la physique, a eu lieu en novembre 1995 dans une grande tente de bédouin, dans le désert du Sinaï. C’était deux semaines après l’assassinat de Rabin. Tout le monde s’est levé pour un moment de silence : Israéliens, Palestiniens, Jordaniens, Egyptiens… Pour installer la machine, on a choisi la Jordanie, où la science est aussi développée qu’en Israël. Les scientifiques iraniens ou pakistanais ne seraient jamais venus en Israël, donc on l’a éliminée. L’Egypte était trop loin, l’Iran pas ouvert à tout le monde. La Jordanie était le pays le plus ouvert à tous.
La politique interfère-t-elle parfois dans le projet ?
Le 1er juin 2010, d’Israël, j’arrive au Caire en pleine nuit pour une réunion Sesame qui doit avoir lieu l’après-midi. A mon réveil, j’allume CNN et je vois que des soldats israéliens ont arraisonné des bateaux turcs et qu’il y a des victimes. C’est l’affaire du Mavi Marmara, très sérieuse. A la réunion, les Egyptiens ne disent rien, mais un représentant d’une délégation (je ne dis pas laquelle) dit : "Nous devons condamner les Israéliens pour ce qu’ils ont fait". On ne connaissait pas encore les détails. Moi, je m’apprêtais à partir, en expliquant qu’on n’a pas besoin que Sesame devienne une autre Unesco ou une autre Onu ; les gens peuvent déjà exprimer leur opinion là-bas ! Le représentant turc a alors dit : "Il y a 400 ans, les Britanniques ont mis sur pied leur société scientifique, mais ils restaient bloqués par des disputes religieuses. Alors, ils ont décidé de mettre la religion en dehors du débat, et depuis la Société s’est épanouie. Même si des compatriotes ont été tués, je propose qu’on mette la politique hors de Sesame". A ce moment-là, on a réaffirmé la règle qu’on ne parle pas de politique à Sesame, exclusivement de science.
Sesame est-il parfois utilisé comme moyen de pression ?
Personnellement, du côté israélien, je n’ai jamais reçu de pression politique, même si je ne suis pas de droite. Je ne sais pas ce qui se passe dans les autres pays. Mais l’argent, le financement, est en fait toujours un moyen de faire pression sur les gens. […] En 2008, on avait le bâtiment, mais il restait vide, parce personne ne voulait donner d’argent pour la machine. Les gens ne croyaient pas que le projet pouvait se faire ! […] Beaucoup de "petites gens" ont contribué à débloquer les choses. A côté de la Jordanie, l’Union européenne est un contributeur majeur. Mais il faudrait encore 25 millions d’euros. La bonne science coûte cher.
Pourquoi est-ce si nécessaire d’avoir un outil comme Sesame au Moyen-Orient ?
Il y a quelque 66 machines de ce type dans le monde, et c’est très difficile d’avoir du temps pour travailler dessus. Cela permet donc d’avoir plus de temps. Mais la chose principale que cela permet est la confiance : savoir que vous pouvez bâtir de telles machines et faire de la recherche de pointe. Politiquement, Sesame est un miracle, mais je pense que nous serons jugés sur la qualité de la science. On ne peut pas faire de compromis à ce niveau. Mon rêve, c’est que des recherches réalisées avec Sesame valent un prix Nobel. Et puis si vous ne misez pas sur la science fondamentale de haute qualité, vous serez toujours dépendants de l’extérieur : usines, produits… Si vous produisez de la science de haute qualité, cela produira des ingénieurs de haute qualité qui pourront rentrer en compétition avec l’extérieur. Et éviter la fuite des cerveaux est aussi l’une des retombées de notre projet.