"Nous avons peur que le Liban devienne une nouvelle Syrie"

"Nous avons peur que le Liban devienne une nouvelle Syrie"
La lune se lève sur le drapeau libanais, à Beyrouth, le 15 novembre 2016. (HASSAN AMMAR/AP/SIPA)

Quel regard portent les Israéliens sur la crise entre l'Iran et l'Arabie saoudite ? Réponses de Sima Shine, ancienne cadre du Mossad.

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Sima Shine est chercheuse à l'INSS (Institute for National Security Studies) de Tel Aviv. De passage à Paris à l'invitation de l'EIPA (Europe Israel Press association), l'ancienne directrice du bureau "analyse" du Mossad, puis directrice adjointe du Conseil national de sécurité, explique la vision israélienne de la crise actuelle, alors que certains n'hésitent pas à évoquer la mise en place d'un axe Washington-Jérusalem-Riyad.

Quel rôle joue Israël dans la crise actuelle entre l'Iran et l'Arabie saoudite ?

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Premièrement, si certains événements de ces dernières semaines concernant cette crise sont liés directement à Israël, d'autres ne le sont que beaucoup plus indirectement. La question du Hezbollah et du Liban sont des sujets importants pour Israël. Mais la question syrienne domine les autres.

Quand la guerre civile a commencé en Syrie, deux écoles de pensée se sont exprimées. La première estimait qu'il valait mieux un démon que l'on connaît qu'un démon qui vous est inconnu. Elle souhaitait que nous poussions à un maintien de Bachar al-Assad. D'autres affirmaient que le comportement de Bachar al-Assad, qui amenait l'Iran et le Hezbollah à nos frontières, devait cesser et que nous devions aider à sa chute. Bien sûr le gouvernement a choisi de ne rien décider, ce qui est en réalité une décision : nous avons préféré ne participer à aucune action quelle qu'elle soit.

La question est désormais : que va-t-il se passer en Syrie ? Et malheureusement, notre réponse à ce jour est cauchemardesque parce que Bachar al-Assad est totalement dépendant des Iraniens, du Hezbollah et des milices chiites amenées par l'Iran. Or, de notre point de vue, une fois achevée la guerre contre l'Etat islamique, nous ne pouvons admettre d'avoir l'Iran à notre frontière. Une telle présence est très inquiétante pour nous : alors que nous craignons un nouveau conflit avec le Liban, ces milices pourraient être au Liban pour combattre avec le Hezbollah en quelques heures.

Vous craignez une déstabilisation du Liban ? Qu'il devienne une nouvelle Syrie ?

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Nous avons très peur de ce scénario, oui. La guerre civile libanaise est encore dans nos mémoires et nous ne souhaitons pas un retour en arrière. Je pense que c'est un souvenir qu'il faut garder en mémoire pour l'éviter. L'Arabie saoudite a décidé de déclencher cette crise pour envoyer un signal, secouer la stabilité, mais je ne pense pas qu'elle souhaite déclencher une guerre. Il n'y fait aucun doute en revanche que le Hezbollah et l'Iran pensent que c'est la direction voulue. Il a déjà été écrit que l'Arabie saoudite incite Israël à attaquer le Hezbollah, mais Israël n'attaquera ni le Hezbollah ni quiconque à la demande de l'Arabie saoudite, ou de qui que ce soit d'autre. Nous avons assez de soucis comme ça. Nous avons eu assez de guerre. Pourtant, l'escalade en cours nous empêche de dire jusqu'où les choses peuvent aller. J'espère qu'il n'y aura pas de guerre, mais qui sait ?

Que souhaitait le prince Mohammed ben Salmane en rappelant à Riyad le Premier ministre libanais Saad Hariri ?

En ce qui concerne la stratégie du prince héritier, Hariri est la partie émergée de l'iceberg. Tout le monde a été surpris : les Iraniens, le Hezbollah… tout le monde ! Reste à savoir ce qui se cache sous la surface ? Je ne vois pas. Si Mohammed ben Salmane (MBS) voulait changer des choses précises au Liban, que Hariri négocie avec Michel Aoun et le Hezbollah, je ne crois pas qu'il aurait procédé de la sorte. Des rumeurs circulent concernant l'aide de l'Arabie saoudite fournie à des groupes radicaux au Liban… Souhaite-t-il vraiment le désordre au Liban ? Je n'espère pas.

Nous devons attendre pour voir. Hariri va-t-il rentrer au Liban comme annoncé ? Et s'il rentre, va-t-il négocier des choses contre son maintien au poste de Premier ministre ? Difficile à dire. Parce que l'initiative du prince est tellement étonnante que je ne crois pas qu'il l'ait prise juste pour négocier quelque chose au Liban. Cela semble bien plus gros.

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Peut-on parler aujourd'hui d'un axe Washington-Jérusalem-Riyad ?

On peut dire qu'il existe un tel axe mais il est très fragile car les relations ne sont pas si bonnes. Nous avons des intérêts communs bien sûr. Beaucoup, et pas seulement concernant l'Iran. Il y a la question des Frères musulmans, du Hamas, de la lutte contre le djihad… Et puis nous sommes des "amis d'amis", l'Egypte et la Jordanie. Il y a un terrain pour des intérêts communs et une coopération. Il y a d'ailleurs une coopération en matière de renseignement. Et bien sûr nous sommes tous amis avec les Etats-Unis.

Mais je vois pas ces liens se transformer en une réelle coopération inter-étatique. Au bout du compte, Israël et l'Arabie saoudite ne discutent pas librement, nous n'avons pas de relations diplomatiques. Nous vivons à nouveau une nouvelle configuration au Moyen-Orient. Qui aurait imaginé il y a dix ans ce que nous traversons aujourd'hui ?

Craignez-vous que la situation évolue vers un conflit armé entre l'Iran et l'Arabie saoudite ?

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Je ne crois pas. Chaque partie essaye d'user au maximum d'intermédiaires, de conflits par procuration. Les Iraniens se plaignent d'un soutien saoudien aux minorités dans leur pays ; les Saoudiens se plaignent de la même chose de la part des Iraniens dans leur pays ainsi qu'à Bahrein. Nous connaissons une montée des tensions, nous ne pouvons évidemment pas dire si les choses vont devenir hors de contrôle. Nous verrons.

Les Américains sont très anti-Iran, ce qui ne contribue pas à abaisser les tensions. Mais d'un autre côté ils ne semblent pas désireux de s'impliquer tellement dans le Moyen-Orient… Mon sentiment est qu'Israël essaye de ramener un peu plus les Etats-Unis au Moyen-Orient. Parce qu'au bout du compte, nous sommes limités quant aux voies par lesquelles nous pouvons influer sur le jeu. Les Américains, peut-être, pourraient faire quelque chose pour réduire la tension.

Propos recueillis par Céline Lussato

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