Un roman-fleuve sur l’esclavage et la Shoah pour assurer les devoirs de mémoire
- Publié le 21-01-2018 à 09h24
- Mis à jour le 21-01-2018 à 09h25
Viktor Lazlo, arrière-petite-fille d’une femme née esclave, fait se confronter, dans Les passagers du siècle, la traite négrière et la Shoah. Un grand roman. Elle le dit modestement, tout à la fin de notre entretien. Pourtant, quand elle s’est mise au travail, voici presque trois ans, c’est de cela que rêvait Viktor Lazlo, encouragée par son éditeur de l’époque. Une petite phrase, souvent entendue dans sa jeunesse, lui trottait dans la tête, dont elle ne savait que faire : "Ils ne voudront jamais de toi." C’est autour de ce thème que s’est construit Les passagers du siècle, roman-fleuve, où les héros jouent à saute-mouton par-dessus les océans, fuyant les persécutions ou arrachés à leur terre natale. Un livre qui fait écho à sa propre histoire et qui résonne, aussi, avec l’actualité.
"Ce n’est vraiment pas de l’autofiction, mais je suis l’héritière d’une part de ce voyage. Le voyage de ma famille pourrait être celui de Yamissi, sauf que ma famille n’est pas allée jusqu’à Cuba. Je suis l’arrière-petite-fille d’une femme qui est née esclave… L’autre mémoire est sans doute fantasmée mais ça m’a prise très jeune. J’ai commencé à faire des rêves, j’étais cachée dans le ventre d’un piano tandis que les soldats SS venaient rafler toute ma famille. Je ne sais pas pourquoi, c’est quelque chose qui m’a habitée très jeune. On a beaucoup de témoignages, une vraie visibilité très accessible sur la Shoah et la déportation, mais on en a moins sur la traite négrière. C’est peut-être pour ça que dans mon cerveau de petite fille, une mémoire a pris le pas sur l’autre. Plus tard, évidemment, tout ça s’est mélangé.
C’est un puzzle qui n’a pas dû être facile à construire : on est dans deux époques, plusieurs mondes, plusieurs continents…
"Quand j’ai commencé, la seule chose que j’avais en tête, c’était d’écrire un roman où figureraient les deux déportations. Mais je ne savais pas comment j’allais le raconter. J’avais une phrase en tête : " Ils ne voudront jamais de toi ". C’est parti de là. Vous savez comme, on détricote un pull : on tire le fil et les choses arrivent. C’est étrangement magique, l’écriture. Souvent, il y a des concordances que vous n’auriez pas rêvées et qui existent. Ensuite, il y a eu beaucoup de recherches, parce que je voulais être au plus près de l’histoire. J’ai été aidée, en partie, par une historienne qui m’a montré vers quoi aller, où chercher. Et puis, c’est là que l’éditeur est le grand manitou : c’est lui qui dit on comprend ou on ne comprend rien. Et tant que c’est le cas, il faut travailler. Il faut structurer. C’est le premier roman pour lequel j’ai dû revoir la structure trois fois. J’ai d’ailleurs viré près de 100 pages."
Faire se rencontrer ces deux mondes - la Prusse et Cuba, la Martinique - entre 1860 et aujourd’hui, ce n’était pas gagné !
"C’est ça qui paraît magique mais qui est en réalité d’une banalité confondante : c’est cette errance qui caractérise les communautés qui sont ostracisées. Que l’on commence par Yamissi, son Afrique natale et son trajet jusqu’à Cuba ou par Samuel qui part également parce qu’il est persécuté parce qu’anarchiste juif, tous ces personnages sont obligés, forcés de quitter leur milieu d’origine pour se reconstruire ailleurs, dans l’adversité. C’est vrai pour Samuel Wotchek ou Ephraïm Sodorowski qui lui aussi a une trajectoire de fuite. Ce que je voulais mettre en exergue dans ce paysage romanesque, c’est que ces tragédies sont ce qui nous constitue, tous. À un moment ou à un autre, on a été proche, on a entendu ou bien on a dans notre ADN une part de cette tragédie, du côté de la victime ou du bourreau."
Ephraïm est un personnage ambigu, il vend des esclaves mais traite bien les siens, il aime sincèrement Yamissi…
"Ce n’est pas un sale type : c’est un type qui arrive à Cuba - dernier pays à avoir aboli l’esclavage - dans un siècle où c’est la normalité. Sur le bateau, il a vécu l’horreur du voyage. Il arrive, juif sur une île catholique et il aura des esclaves comme on a aujourd’hui des gens de maison, à la différence qu’il ne les paie pas. C’est un commerçant, un mec qui voit son intérêt, qui va faire sa fortune sur le dos de cette histoire-là. Mais c’est l’ami de Cespédes, cet humaniste qui va abolir l’esclavage et qui va mettre Ephraïm sur le chemin d’une conscience par rapport à ce dernier ressort qui l’attache à un monde en train de couler. Il a envie de bien faire, d’évoluer. D’ailleurs, quand il revient à Nantes, il reprend contact avec sa communauté et le jeune rabbin Samuel Korn qui est un type formidable."
Jusqu’à un certain point, parce qu’il déconseille quand même à Ephraïm de se marier avec Yamissi !
"Oui, mais il ne faut pas oublier dans quel siècle on évolue ! D’ailleurs, on dit la même chose d’une ouvrière qui voudrait épouser un noble : faut pas déconner, garde-la comme maîtresse. Vous savez, on a dit ça de moi en 1995 : garde-la comme maîtresse mais ne l’épouse pas. C’était très élégant de la part des parents du monsieur en question."
En 1939, Samuel revient en Europe, qui est au seuil de la Seconde guerre… Il se jette dans la gueule du loup.
"Tous les personnages, d’ailleurs, sont bouffés par le regret, un sentiment de ne pas avoir fait ce qu’il fallait. Ils ne sont que ce qu’ils sont dans leurs faiblesses et leurs manquements. Samuel est aspiré par le bonheur, dans sa jeunesse, par l’amour que représente Josépha, la fille de Yamissi. Au début du siècle, traverser l’Atlantique pour refaire une vie aux Antilles, c’est un monde nouveau. Il a pensé qu’il oublierait d’où il vient."
Mais on n’oublie jamais ?
"Bien sûr que non. On n’oublie jamais sa mère, son père… Quand il décide de revenir, il fait partie de ces gens qui avaient plus foi en l’intelligence de l’humanité qu’en sa noirceur. C’est pour ça qu’énormément de gens ne sont pas partis. En Allemagne, beaucoup de Juifs ne sont pas partis parce qu’ils se disaient qu’un pays qui avait une telle culture ne pouvait pas verser dans une horreur aussi grande. Samuel évolue, politiquement et socialement en Martinique et cette menace de la peste brune lui passe complètement au-dessus de la tête."
"Où se trouve l'intelligence de l'humanité ?"
Tout le voyage de Yamissi - qui se retrouve sur le dernier bateau qui va transporter des esclaves vers Cuba -, il est raconté dans des archives ?
"Le vrai dernier bateau s’appelait le Daomé. Le capitaine du vaisseau est bien celui que je cite. Tout ça, on le sait et d’une manière presque clinique. On sait comment les esclaves étaient rangés sur les bateaux. On a des coupes transversales des vaisseaux négriers : on dirait une boîte à sardines, avec des gens tête-bêche, les pieds dans les fers, d’autres accroupis dans les entreponts, des cargaisons énormes pour perdre le moins de place possible, quitte à perdre des vies humaines. C’est pour ça que je dis que ce sont les plus forts qui résistent. Traverser cet enfer-là, arriver de l’autre côté et survivre, c’est une victoire. Tous ces gens-là sont arrachés à leur pays, ils tentent de se reconstruire et d’accéder à une certaine forme de liberté. Même chez Yamissi, à travers ce rapprochement entre Ephraïm et elle, il y a une tentative d’accéder à sa liberté de femme. Mais on est à la fin du 19e siècle et on n’est pas sorti de l’auberge. En même temps, c’est une femme sage - j’ai rencontré beaucoup de femmes africaines comme ça, qui ont compris quelle serait leur trajectoire, qui ont une forme de sérénité, d’abnégation face un destin aberrant et qui l’acceptent avec une sorte de grandeur."
Cette histoire résonne aussi avec l’actualité : aujourd’hui, pour d’autres raisons, des millions de gens sont sur les routes et fuient leur pays…
"Absolument. C’est la machine tragique de cette humanité, qui n’arrive pas à apprendre de ses erreurs. C’est ce qui apparaît quand on fait un travail comme ça. L’homme devient de plus en plus intelligent, on en connaît de plus en plus sur le cerveau humain, mais regardez-moi ce qui se passe : il y a encore des êtres humains qui sont vendus sur des marchés, des femmes qui sont violées et soumises à l’esclavage, des populations entières qui sont obligées de fuir… Où se trouve l’intelligence, l’évolution de l’humanité ?"
Le puzzle est déjà compliqué mais vous ajoutez encore une couche avec un personnage, Fleur, qui, à 100 ans, se souvient de son passé…
" (rires) Oui, mais je voulais travailler sur les croisements. Je n’aime rien tant que ces moments qu’on attrape et qui, tout à coup, comme une constellation, se mettent en place. Fleur, elle détient des clefs, mais pas toutes. Le narrateur, omniscient, remplit les vides. Le problème de Fleur et la raison pour laquelle elle est ce qu’elle est - un personnage pas très sympathique, qui a raté le coche - parce qu’on ne lui a pas donné les clefs, on ne lui a pas tout dit. C’est une façon d’exprimer cette nécessité de transmettre son histoire, sa mémoire, pour permettre aux générations futures de se construire sereinement. Quand on ne transmet pas, on se construit sur des malentendus et ça peut générer de la haine et que l’on voit aujourd’hui dans notre société. Je pense aux immigrés nord-africains, à la troisième génération. D’abord, la manière dont l’Europe a géré l’immigration est très discutable - on leur a coupé les couilles - et, ensuite, c’était intransmissible parce que c’était du domaine de la honte. Comment voulez-vous que les générations suivantes se construisent dans la fierté, dans la mémoire de ce qu’ils sont réellement ? Ca donne quoi ? Des gosses qui s’invitent dans les scènes de terreur qu’on a pu voir ces dernières années."
>>> Viktor Lazlo, Les passagers du siècle, Grasset