Partager
Moyen-Orient

Face à l’Iran, Israël ne peut s’en remettre à la Russie de Poutine

Pour le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier, Israël "ne saurait s’en remettre à la Russie pour contrebalancer le régime chiite-islamique de Téhéran" en Syrie. "Les appels téléphoniques d’une capitale à l’autre, la succession d’entretiens bilatéraux et l’invocation d’une prétendue loi des intérêts bien compris ne pourront occulter cet état de fait" ajoute-t-il. 

réagir
Benjamin Netanyahou

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, le 1er février 2015.

GALI TIBBON / POOL / AFP

Malgré le vote unanime d’une résolution des Nations Unies sur la Syrie, le 24 février dernier, il n’y a guère de doute sur le fait que la guerre, loin d’être bientôt achevée, continuera de muter dangereusement. Désormais, la dimension régionale et internationale de ce conflit multiforme l’emporte sur la lutte contre l’« Etat islamique », le pseudo-califat mondial étant revenu au point de départ, ainsi que les diverses incarnations du djihadisme global de facture sunnite. Dans cet entremêlement de guerres, le heurt entre la libido dominandi iranienne et Israël, placé sur la défensive, appelle l’attention. Au regard du contexte géopolitique, il appert que l’Etat hébreu ne saurait s’en remettre à la Russie pour contrebalancer le régime chiite-islamique de Téhéran. Les appels téléphoniques d’une capitale à l’autre, la succession d’entretiens bilatéraux et l’invocation d’une prétendue loi des intérêts bien compris ne pourront occulter cet état de fait.

Une relation un temps ambivalente

Jusqu’à ces dernières semaines, la relation entre Jérusalem et Moscou était marquée au sceau de l’ambivalence. En 1991, la dislocation de l’URSS ouvrit une phase nouvelle, les dirigeants de la Russie post-soviétique décidant de réinstaurer les relations diplomatiques, brisées lors de la guerre des Six Jours (1967). Au cours des années 1990, la forte émigration de juifs russes ou russophones vers Israël – environ un million de personnes, soit près du cinquième de la population – allait dans le sens d’une coopération politique, économique et technico-militaire approfondie entre les deux Etats. Quantitativement parlant, les échanges commerciaux russo-israéliens furent multipliés par vingt. Sur le plan humain, l’importante minorité israélienne de langue russe est comparable à un pont qui renforce les échanges bilatéraux. Malgré l’aide militaire apportée par l’Etat hébreu à Tbilissi (Géorgie), dès l’époque Chevardnadze, la guerre russo-géorgienne d’août 2008 ne mit pas à mal cet ensemble de relations. Simplement, les exportations de drones israéliens prirent désormais la route de Moscou.

En raison du poids politique des Israéliens russophones, de leurs préjugés favorables à la politique russe et des liens étroits tissés au cours des deux dernières décennies, les dirigeants israéliens n’ont donc pas considéré le soutien de Vladimir Poutine à son homologue syrien, le sinistre Bachar Al-Assad, comme constituant un péril pour la sécurité de leur pays. Avant le début de la guerre, la relation russo-syrienne était vue, bien à tort, comme étant de type opportuniste (la seule quête d’avantages matériels à court terme). Le souci de Poutine aurait été principalement d’ouvrir des marchés à son complexe militaro-industriel et d’obtenir des contrats pour les groupes énergétiques russes. Il est vrai toutefois que Moscou prenait en compte les intérêts de sécurité israéliens. Ainsi les ventes de S-300 (des missiles anti-aériens), d’avions de combat sophistiqués et d’autres matériels de pointe furent-elles été momentanément suspendues. Un juste retour après la cessation de ventes d’armes israéliennes à la Géorgie. Cette prise en considération de la sécurité fut .étendue à l’Iran (voir l’embargo sur la vente de S-300, décidé en 2010), au risque d’endommager le partenariat géopolitique entre Moscou et Téhéran.

Puis vinrent le « printemps arabe » et le temps de la guerre en Syrie (2011). Anticipant le prochain « hiver islamiste », le gouvernement israélien fut d’emblée réservé quant à l’idée d’un changement de régime, d’autant plus que la frontière avec la Syrie, sur le plateau du Golan, était stable. Benyamin Netanyahou et les dirigeants de l’Etat hébreu ne méconnaissaient pas la malignité du clan Assad, mais ils s’en accommodèrent et le soutien de Moscou au régime de Damas ne constituait pas leurs yeux un problème stratégique. Après les attaques au sarin dans la Ghouta orientale, en août 2013, le Premier ministre israélien se déclara en faveur du plan de désarmement chimique de Damas, présenté par Poutine comme alternative aux frappes sur le dispositif politico-militaire du régime. En septembre 2015, l’intervention militaire de Moscou en Syrie, pourtant conduite en alliance avec Téhéran et les Gardiens de la Révolution (les Pasdarans), fut vue comme un moindre mal. La présence de la Russie, nous expliquait-on, viendrait contrebalancer le poids de l’Iran.

La réalité de l’alliance russo-iranienne

De fait, les Israéliens furent les premiers à négocier avec les Russes des accords dits de « déconfliction » (dès octobre 2015) qui ont pour objectif d’éviter collisions et accidents entre les forces militaires des deux pays, celles-ci opérant dans un théâtre géographiquement limité. Au-delà de cet impératif, les discussions entre Jérusalem et Moscou portèrent sur les intérêts de sécurité israéliens et les « lignes rouges » fixées par Jérusalem (ni milices irano-chiites dans le voisinage du Golan ni livraisons d’armes au Hezbollah ; pas d’enracinement militaire iranien en Syrie et de projection stratégique vers la Méditerranée orientale). Lorsqu’à cent reprises peut-être, l’Etat hébreu, malgré le verrouillage de l’Ouest syrien par le déploiement de S-400, frappe des convois d’armes ou des ateliers où le Hezbollah construit ses missiles et roquettes, les militaires russes regardent ailleurs. Au niveau politique, Netanyahou rencontre régulièrement le président russe afin de lui expliquer les positions d’Israël et sa stratégie régionale. A défaut d’être toujours entendu, estiment les spécialistes, il est pleinement compris.

Tout semblait donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles lorsque, du 10 au 11 février 2018, se produit un épisode guerrier entre les Iraniens et leurs clients syriens d’une part, les Israéliens de l’autre. Confirmant le danger militaire constitué par les ambitions de Téhéran en Syrie, un drone iranien entre dans l’espace israélien avant d’être détruit. En représailles à cette agression iranienne, la chasse israélienne bombarde la base d’où l’engin est parti (la base T-4, près de Palmyre). Au retour, un F-16 de Tsahal est abattu par Damas. Un deuxième raid israélien sur des cibles irano-syriennes s’ensuit. Dans cette affaire, d’aucuns s’interrogent. Poutine aurait-il laissé faire Assad et son « parrain » iranien ? Serait-il débordé par les forces locales et régionales qu’il a activées ? Des experts pointent la soudaine efficacité de la défense anti-aérienne d’Assad : la « Russian touch » ? Enfin, il semblerait que l’appel téléphonique de Poutine, courroucé, à Nétanyahou ait limité l’ampleur du deuxième raid israélien.

Au total, les « lignes rouges » que Poutine est censé faire respecter s’érodent, le président russe jugeant très exagérées les demandes de Jérusalem. En vérité, l’ambivalente relation russo-israélienne pèse moins dans la balance que le maintien d’Assad au pouvoir, essentiel pour les actifs géostratégiques russes au Levant, et l’alliance Moscou-Téhéran. Loin d’être superficielle et circonstancielle, ladite alliance repose sur des convergences politiques et idéologiques profondes. Animées par des ressentiments historiques similaires et une volonté de revanche partagée, ces deux puissances entendent détruire l’hégémonie américano-occidentale au Moyen-Orient et faire advenir un autre ordre des choses. Certes, les contradictions s’accumulent et la Pax Poutina espérée par certains, dans un lâche soulagement, s’avère fallacieuse. Et s’il lui faut choisir, on voit mal Poutine sacrifier l’alliance iranienne aux relations russo-israéliennes. A brève échéance, une telle option conduirait au retrait russe. Le cas échéant soit le régime de Damas s’effondrerait, soit Téhéran et les milices panchiites qui lui sont affiliées combleraient le vide. L’un ou l’autre terme de l’alternative constituerait pour Moscou un revers majeur.

Obstacle épistémologique

En bref, l’axe Moscou-Téhéran, le régime de Damas se situant à l’intersection de ces deux puissances, est bien plus solide qu’il ne l’est trop souvent affirmé. A rebours des analyses développées par les tenants d’une Realpolitik réductionniste, il paraît vain de prétendre détacher la Russie de l’Iran, en lui faisant miroiter quelque gratification. Bien au contraire, l’accroissement du nombre de bases aériennes russes en Syrie, dont certaines sont partagées avec les forces iraniennes, ainsi que le renforcement du corps expéditionnaire dépêché par le Kremlin, vont dans le sens du resserrement des liens. Confrontés aux forces spéciales américano-occidentales et aux troupes des FDS (Forces démocratiques syriennes, arabo-kurdes) déployées à l’est de l’Euphrate, ces trois régimes liberticides regroupent leurs moyens. Du point de vue russe, la contradiction principale (pour parler comme les marxistes-léninistes) commande le reste.

Enfin, il importe de comprendre pourquoi l’Etat hébreu, à l’instar d’autres capitales occidentales, peine à saisir ce qui meut les puissances révisionnistes. Formulons une hypothèse. Et si l’utilitarisme de nos sociétés et leur référence aux « intérêts » comme clef de lecture constituaient un obstacle épistémologique ? Poutine et ses homologues ne sont pas simplement des hommes d’affaires, en quête de profits, mais entendent imposer leur volonté. Et la domination n’est pas un bien collectif réductible en unités simples et interchangeables, objets de transactions marchandes. Une figure du pouvoir nous vient à l’esprit, celle de l’« Aufbrecher », en opposition au « Aufhalter » (le « mainteneur »). Loin d’œuvrer dans le sens d’un monde stable, équilibré et mesuré, l’objectif de ce type d’homme consiste à réaliser une percée, voire à renverser l’échiquier du pouvoir mondial. Aussi sommes-nous dans un temps de grands périls.

Jean-Sylvestre Mongrenier Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique et Chercheur associé à l’Institut Thomas More.

 

 

 

 

 

 

Commenter Commenter

Centre de préférence
de vos alertes infos

Vos préférences ont bien été enregistrées.

Si vous souhaitez modifier vos centres d'intérêt, vous pouvez à tout moment cliquer sur le lien Notifications, présent en pied de toutes les pages du site.

Vous vous êtes inscrit pour recevoir l’actualité en direct, qu’est-ce qui vous intéresse?

Je souhaite TOUT savoir de l’actualité et je veux recevoir chaque alerte

Je souhaite recevoir uniquement les alertes infos parmi les thématiques suivantes :

Entreprise
Politique
Économie
Automobile
Monde
Je ne souhaite plus recevoir de notifications