Johann Chapoutot est professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne (Sorbonne Université). Il est spécialiste d’histoire de l’Allemagne, du nazisme et de la modernité occidentale. Titulaire du Prix international de l’Institut Yad Vashem, il a notamment publié, chez Gallimard, La Loi du sang. Penser et agir en nazi (2014) et La Révolution culturelle nazie (2017). A ses yeux, l’impact de Shoah (1985) sur les historiens est moins affaire d’influence que de concomitance. « Formidable travail d’histoire orale, de recueil des témoignages », le film de Claude Lanzmann a en effet été contemporain d’un « virage culturel » opéré par les chercheurs, qui a induit un intérêt plus marqué pour le « discours » et les « représentations des acteurs ».
« Shoah » a-t-il été un choc dès sa sortie en salle au printemps 1985 ?
C’est un choc différé. A Paris, le film, qui effraie par ses dimensions singulières et par un sujet ainsi qu’un mode de traitement que l’on redoute peu vendeurs, sort dans à peine deux salles. L’intérêt public du président Mitterrand pour le film, ainsi que la bonne insertion de Claude Lanzmann, collaborateur des Temps modernes, avant d’en devenir directeur en 1986, ancien compagnon de Simone de Beauvoir et ami de Sartre, aident le film à passer le cap risqué de cette sortie, et à devenir pleinement une œuvre qui rencontre son temps et qui touche la société, française en premier lieu.
Shoah, dont le titre, cryptique, presque ésotérique, intrigue, permet de lire à livre ouvert le plus grand mystère du XXe siècle, sinon de l’histoire de l’humanité, en donnant la parole au triptyque devenu célèbre : victimes, bourreaux, témoins. Le temps semble mûr, préparé par la diffusion de la série américaine Holocaust depuis 1979, et décanté par le passage des générations : quarante ans après la capitulation des nazis, le seuil, souvent constaté par les historiens, des deux générations est quasiment franchi, qui augure une perception et une intellection plus apaisées de ce que, à raison, Lanzmann refuse de nommer « Holocauste » ou « Solution finale ».
Quel fut son impact sur l’historiographie du sujet ?
Il me semble qu’il faut moins parler d’influence que de concomitance, de synchronisme. Lanzmann procède à un formidable travail d’histoire orale, de recueil des témoignages, souvent sur les lieux mêmes, parfois avec une démarche de reconstitution qu’il veut thérapeutique, mais dont les victimes ressortent moulues. Cette attention à la parole, au récit, est contemporaine d’un virage culturel en histoire qui est largement un virage linguistique : l’historien s’intéresse moins au fait, idéal régulateur de son travail et noumène inaccessible, qu’au discours et aux représentations des acteurs.
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