Fritz Haber, le paradoxe du génie sauveur devenu sordide tueur
- Publié le 19-07-2018 à 10h39
- Mis à jour le 21-02-2022 à 12h25
Dans le cadre d’une série d’été, "La Libre" part à la découverte, à travers une série de portraits, de ces "savants fous" du passé et du présent. Grâce à leur génie ou leur audace, ils révolutionnèrent leur domaine. Notre troisième épisode est consacré au "paradoxe" Fritz Haber, l'homme qui a permis le développement des engrais mais aussi des gaz de combats mortels.
Fritz Haber est un oxymore à lui tout seul. Un paradoxe. On parle assez peu de lui, comparé à certains de ses contemporains. Pourtant, il a changé la face du monde à lui tout seul. Fritz Haber est né l’hiver 1868 et mort l’hiver 1934. Il est à la fois un sauveur de l’humanité et à la fois l’un des plus grands "tueurs" du XXe siècle. Mieux, ou pire encore, ses travaux ont permis à l’Allemagne de développer le Zyklon B, produit tristement connu pour son utilisation dans les chambres à gaz lors de la Seconde Guerre mondiale. Et Fritz Haber n’était pas à un paradoxe près, puisqu’il était lui-même d’origine juive.
Fritz le sauveur
Avant d’aborder la part sombre de Fritz Haber, il faut savoir sur quel terreau une telle mauvaise herbe a pu pousser. Haber était avant tout un talentueux chimiste allemand. Par ses recherches, il a permis de développer des engrais azotés. Et ce n’est pas rien. Entre 1800 et 1900, la population mondiale a quasiment doublé, pour atteindre environ 1,7 milliard d’individus. La question de savoir comment nourrir toutes ces bouches se posait très sérieusement. Et l’une des solutions à l’époque était l’utilisation de guano, autrement dit, les excréments d’oiseaux. Riches en azote, ils permettaient de faire pousser les plantes en plus grande quantité, et plus rapidement. Mais la demande en guano était largement supérieure à l’offre.
Alors que la population humaine semblait être condamnée à être régulée par les famines, Haber trouve la solution. Il arrive à mettre au point un engrais à base d’ammoniac. Le procédé qu’il met en place, appelé "procédé Haber-Bosch" permet de produire cet engrais de manière industrielle, et donc de régler directement le problème de nourriture de la population humaine grandissante. L’être humain peut désormais produire plus de légumes, plus de céréales, plus de fourrages pour les élevages.
Haber a théoriquement sauvé la vie de millions d’individus. C’est ce qui lui a valu le prix Nobel de chimie de 1918. Un prix qui suscitera une énorme controverse de par les autres activités, un peu moins glorieuses, qu’il a menées en parallèle.
Fritz le tueur
Fritz Haber est un patriote dans l’âme. Et s’il s’intéresse à l’azote, c’est aussi pour la création d’explosifs, indispensables en temps de guerre. Mais il optera finalement pour la recherche sur les gaz. Il est d’ailleurs tellement patriote qu’il fait partie des signataires convaincus du "Manifeste des 93" de 1914. Ce texte de propagande appelle "les nations civilisées" à croire que l’entrée en guerre de l’Allemagne était d’abord non voulue, ensuite nécessaire. L’invasion de la Belgique était, selon le texte, un mal indispensable. Il fallait prendre les devants pour ne pas mourir.
À l’aube de la Première Guerre mondiale donc, Haber se concentre essentiellement sur le développement des premiers gaz de combat. C’est là qu’il s’intéresse au chlore. Au début de la guerre, il est nommé capitaine dans l’armée allemande et fait une première expérience en Belgique, à Ypres, avec près de 200 tonnes de chlore. C’était le 22 avril 1915. Le résultat est sans appel. Le chlore est efficace. Les voies respiratoires brûlent à son contact et les victimes se noient dans leur sang. Cinq mille morts, 15 000 soldats intoxiqués. Haber a réussi son coup. De retour chez lui, sa femme, Clara Immerwahr, elle aussi chimiste, le supplie d’arrêter ses "expérimentations". Mais Haber refuse froidement. Pour lui, seule sa patrie compte. Et la patrie a besoin de lui. Clara Immerwahr décide alors de se suicider. Peu importe, quelques jours après, Haber part sur le front de l’Est pour continuer son "travail".
Lors de ses recherches, il met au point une formule, que l’on appelle désormais "constante de Haber", qui définit le dosage et le temps d’exposition nécessaires à un gaz pour être mortel. En 1917, il teste un gaz - qui avait déjà été mis au point au XIXe siècle - pour la première fois sur un champ de bataille. De nouveau, c’est à Ypres que cela se passe. D’où le nom du gaz : l’ypérite. Aussi connu sous le nom de gaz moutarde. Il est beaucoup plus vicieux que le chlore, puisque les masques à gaz ne suffisent pas pour s’en protéger. Le gaz fait des dégâts considérables au simple contact avec la peau. Une horreur. Dans le même temps, Haber participe au développement du Zyklon, un pesticide très puissant. Plus tard, après sa mort, celui-ci sera transformé en Zyklon B, dont on connaît les ravages dans les camps de concentration lors de la Seconde Guerre mondiale.
En quelques mots, l’homme qui aura sauvé l’humanité de la famine a donc aussi permis à une partie de celle-ci de mourir dans d’atroces souffrances. Et ce de manière consciente et volontaire la plupart du temps.
Fritz le rêveur
A la sortie de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est condamnée à rembourser des sommes colossales pour tous les dégâts causés pendant le conflit. Fritz Haber se met alors en tête d’extraire l’or présent dans l’eau des océans. On estime à environ 13 milliardièmes de gramme la présence d’or par litre d’eau de mer. Fritz Haber, lui, pensait que cette concentration était supérieure. Cependant, il se cassa les dents sur ce projet, puisque le procédé d’extraction était beaucoup trop gourmand en énergie. Ce fut donc un échec cuisant.
Fritz Haber, d'origine juive, a finalement dû quitter l'Allemagne, à son grand regret, au début des années 1930. La haine de Hitler envers les Juifs étant trop forte. Hitler aurait déclaré à cette occasion que "si la science ne peut se passer des Juifs, nous nous passerons de la science l'espace de quelques années". Haber ne survivra pas longtemps à ce choc et décède finalement d'une crise cardiaque à Bâle, en Suisse, le 29 janvier 1934.