Accusé par certains d’être antisémite, Steve Bannon l’est-il vraiment ?
- Publié le 01-08-2018 à 10h31
- Mis à jour le 01-08-2018 à 11h14
L’intrusion de Steve Bannon dans la vie politique belge relance une question : est-il antisémite ? Si l’ex-conseiller de Donald Trump échappe aux accusations, ce n’est pas le cas des mouvements qu’il inspire. Les organisations juives américaines ont adopté des positions opposées face à ce personnage.
Lundi, LaLibre.be diffusait l’analyse du politologue Michel Hermans sur la volonté de Mischaël Modrikamen et Steve Bannon de fédérer les droites populistes et extrémistes européennes. Le professeur de l’ULiège-HEC y évoquait brièvement “l’antisémitisme” de l’ancien conseiller de Donald Trump. Scandalisé, M. Modrikamen a contacté lundi soir la rédaction en chef de “La Libre Belgique” pour lui faire part de son écœurement : “Ce prétendu antisémitisme de Bannon est le plus grand hoax [canular] calomnieux qui existe, et que ne peuvent que répéter les ignorants.” Le président du PP a exigé dans la foulée que cette accusation soit supprimée de l’interview. Ce que nous avons fait, mais seulement parce que nous étions convaincus qu’il y avait lieu d’examiner plus en profondeur l’antisémitisme prêté à Steve Bannon par certains. Ce que nous faisons donc ici.
Steve Bannon est-il antisémite ?
La question n’est pas anodine s’agissant d’un homme qui, après avoir dirigé le site d’information en ligne Breitbart de mars 2012 à août 2016, est devenu l’artisan de la victoire électorale de Donald Trump, puis le "stratège en chef" du nouveau président - un mentor si apprécié que, à la surprise générale, il fut invité à siéger au Conseil de sécurité nationale. Sa chute fut, cependant, aussi météorique que son ascension puisque, dès août 2017, Bannon était banni de la Maison-Blanche et retournait à Breitbart News, avant d’en être aussi chassé, en janvier dernier, pour s’être lâché contre la famille Trump dans le livre sans concessions de Michael Wolff, "Fire and Fury".
Des accusations d’antisémitisme semblent a priori étonnantes dans la mesure où Steve Bannon avait réussi à se hisser dans le premier cercle de Donald Trump, où l’on retrouve bien sûr le gendre du président, Jared Kushner, et sa fille Ivanka, convertie au judaïsme à l’occasion de leur mariage en 2009. L’objection doit, toutefois, être nuancée puisque c’est précisément à la cohabitation de plus en plus houleuse de Bannon et Kushner que d’aucuns attribuent la disgrâce du premier.
Pour prêter des penchants antisémites à Steve Bannon, on se réfère volontiers à une déclaration de sa deuxième épouse, Mary Louise Piccard, alors engagée dans une procédure de divorce en 2007. Selon elle, Bannon ne voulait pas inscrire leurs filles à la prestigieuse école Archer de Los Angeles "parce qu’il n’aimait pas les Juifs et leur façon d’éduquer leurs enfants pour en faire de petits pleurnichards". L’intéressé a démenti avoir tenu pareils propos, et rappelé qu’il avait "fièrement" envoyé sa progéniture étudier à Archer.
"L’antisémitisme en horreur"
Il ne semble par ailleurs exister aucun témoignage sur des manifestations d’antisémitisme aux dépens du personnel de Breitbart News, et certainement pas du fait de Steve Bannon, qui en était le directeur exécutif. Deux de ses plus proches collaborateurs à l’époque, Joel Pollak et Ben Shapiro, sont des juifs orthodoxes. Ils ont assuré, l’un et l’autre, que Bannon avait "l’antisémitisme en horreur".
Ce jugement met en lumière la distinction à opérer entre Steve Bannon et les organisations qu’il fut amené à inspirer ou à piloter. Si l’homme peut se soustraire aux accusations d’antisémitisme, il n’en va guère ainsi pour Breitbart, et moins encore pour l’Alt Right, cette droite radicale dont, de l’aveu même de Bannon, Breitbart était devenu "la plateforme". Le "suprémacisme blanc" fait bon ménage, en son sein, avec l’antisémitisme. Bannon a admis qu’il y avait certainement des racistes et des antisémites dans les rangs de l’Alt Right, mais cela ne suffit pas, selon lui, pour qualifier le mouvement de raciste et d’antisémite.
Langage codé pour antisémitisme feutré
Aux yeux des observateurs, Steve Bannon passe largement pour un homme de pouvoir prêt à presque tout pour atteindre ses objectifs. Si cela peut servir sa cause, il s’entendra donc avec des partenaires dont il ne partage pas nécessairement toutes les convictions - et fréquentera au besoin des gens aux préjugés nettement plus explicites que les siens. Quitte à noyer le poisson en usant d’un langage codé. Hostile à la mondialisation, Bannon dénonce volontiers "la finance internationale" - une expression qui, selon certains, viserait indéniablement "les banquiers juifs", une cible privilégiée de l’antisémitisme au siècle dernier.
La communauté juive semble elle-même très partagée dans son jugement sur Steve Bannon (voir ci-dessous). Si certains progressistes n’hésitent guère à le taxer d’antisémitisme, les orthodoxes lui savent gré de son soutien à Israël. Car, ainsi que le soulignait l’ancien rédacteur en chef du "Jerusalem Post" Bret Stephens dans les colonnes du "New York Times" en novembre 2017, "comme il existe des Juifs antisionistes, il existe des sionistes antisémites". Ces derniers peuvent très bien mesurer l’importance intrinsèque de l’Etat hébreu sur l’échiquier du Moyen-Orient, sans considération aucune pour sa dimension spirituelle et culturelle juive.
La communauté juive américaine se divise face à Steve Bannon
L’entrée de Steve Bannon dans la plus haute sphère du pouvoir politique, au cœur même de la Maison-Blanche, n’est pas passée inaperçue au sein de la communauté juive américaine. En 2016, cet homme de l’ombre, qui aime cultiver le mystère autour de sa personne autant que la haine de "l’establishment", est devenu le conseiller stratégique du président Donald Trump, dont il a tiré les ficelles de campagne - il sera ensuite poussé vers la porte de sortie, en août 2017.
Cette nomination a provoqué des réactions en chaîne des organisations juives outre-Atlantique, étant tantôt saluée, généralement par la frange orthodoxe plus conservatrice de la communauté, tantôt dénoncée par les groupes plus libéraux ou réputés de gauche. Ces divisions reposent notamment sur la définition même de l’antisémitisme, de l’antisionisme, ou encore de toute critique de l’Etat d’Israël, et sur la perception de ces termes comme étant (ou pas) totalement distincts et séparables.
L’Organisation sioniste d’Amérique (ZOA) a fait l’éloge de la décision de Donald Trump, citant le juif orthodoxe et écrivain pro-israélien, Joel B. Pollak, qui considère M. Bannon comme un "patriote américain qui défend Israël et a beaucoup d’empathie pour les Juifs". S’exprimant dans les colonnes du "New York Post", le président de ZOA, Morton A. Klein, tient pour preuve le fait que "chaque article publié [sur le site alors dirigé par M. Bannon, Breitbart] au sujet d’Israël et des Arabes de Palestine soutient Israël". Même son de cloche du côté de la Coalition juive républicaine, dont l’un des membres, Bernie Marcus, est monté au créneau pour défendre "Steve" comme "un sioniste passionné".
Le sionisme, une garantie
Ainsi, une personne affichant son soutien indéfectible pour Tel-Aviv dans le conflit israélo-palestinien ne pourrait-elle pas, par définition, être accusée d’antisémitisme. Une opinion partiellement partagée par le rabbin Abraham Cooper, vice-doyen du Centre Simon Wiesenthal. "Israël est le foyer de la plus grande communauté juive dans le monde. Il est également le centre spirituel du judaïsme et du monde juif. Il serait difficile de classer quelqu’un comme un antisémite de type classique, s’il soutient et défend l’Etat juif", a-t-il déclaré au "Huffington Post", tout en mettant en garde contre les admirateurs de Steve Bannon, dont David Duke, un ancien membre du Ku Klux Klan.
Peu nieront le fait que Steve Bannon baigne dans une nébuleuse extrémiste, où se mélangent antimusulmans, anti-Afro-Américains, homophobes, antisémites… "Mais pour des groupes comme ZOA, une position pro-Israël est tout ce qui compte. Le gouvernement israélien lui-même adopte cette logique lorsqu’il affiche son soutien pour le gouvernement hongrois, qui pourtant mène une campagne antisémite contre [le philanthrope juif] George Soros", note Spencer Sunshine, un analyste du think tank Political Research Associates.
"Un antisémitisme codé"
"D’autres organisations sont plus sensibles aux formes d’antisémitisme crypté, qui ne citent pas directement des Juifs mais des représentations de cette communauté (par exemple les riches banquiers, George Soros, NdlR) . Ces organisations vont s’opposer à Steve Bannon et son site Breitbart, qui utilise des théories de la conspiration dérivées de l’antisémitisme, tout en adoptant une position pro-israélienne, comme une sorte de distraction ou parce qu’Israël serait un rempart face à l’islam radical", ajoute M. Sunshine.
Le Centre d’action religieuse du judaïsme réformé a estimé "qu’il ne devrait pas y avoir de place à la Maison-Blanche" pour une personne "responsable de l’avancement des idéologies antithétiques à notre nation". A son tour, l’Anti-Defamation League (ADL), née en 1913 pour lutter contre l’antisémitisme et dite de gauche libérale, a tiré la sonnette d’alarme, ne voyant pas dans le sionisme de Steve Bannon une garantie de son respect pour les droits du peuple juif - d’ailleurs, à l’inverse, l’organisation précise sur son site que la critique d’Israël ne s’apparente pas nécessairement à de l’antisémitisme. Son directeur, Jonathan A. Greenblatt, a qualifié de "triste jour" celui où "un homme qui a présidé le premier site web de l’Alt Right, un groupe de nationalistes blancs, d’antisémites et de racistes, est proposé comme membre de haut rang de ‘la maison du peuple’". De quoi hérisser les poils de ZOA, qui a aussitôt exigé que l’ADL présente ses excuses à… Steve Bannon.
Dans une tribune pointant "l’hypocrisie des Juifs qui se rangent derrière la vision dérangée de Steve Bannon de l’Amérique" , Jane Eisner, rédactrice en chef du site progressiste juif Forward, a quant à elle condamné la logique qui veut que "tant que vous soutenez certaines politiques du gouvernement israélien actuel, il est correct de copiner avec des gens qui haïssent les Juifs" .