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Yuval Noah Harari, le disrupteur de l'histoire

Comment la Silicon Valley en est-elle venue à se passionner pour un obscur universitaire israélien?

Yuval Noah Harari dans l'émission «La Grande librairie», sur France 5, en septembre 2017 | Capture d'écran France 5 <a href="https://www.youtube.com/watch?v=TUDtLwOyW6A">License by</a>
Yuval Noah Harari dans l'émission «La Grande librairie», sur France 5, en septembre 2017 | Capture d'écran France 5 License by

Temps de lecture: 14 minutes

Il y a moins de dix ans, Yuval Noah Harari débutait sa carrière à l'université hébraïque de Jérusalem avec un cours sur l'histoire du monde méprisé par à peu près tous ses collègues. Aujourd'hui, il est lu et acclamé par Barack Obama, Mark Zuckerberg ou encore Bill Gates –dont la critique dithyrambique a fait la une du supplément livres du New York Times. Il est invité à donner des conférences au Forum économique mondial de Davos, pour TED et TimesTalks. À l'heure où j'écris cet article, deux livres de Harari sont numéros un et deux dans la liste des best-sellers du New York Times, catégorie essais.

Ce qui n'est pas si mal pour un médiéviste vegan qui médite deux heures par jour et vit avec son mari dans une coopérative agricole non loin de Jérusalem. Tout cela, il le doit à Sapiens: Une brève histoire de l'humanité, un livre écrit à partir du cours dont personne ne voulait. Son public aura dépassé toutes ses attentes, jusqu'à passionner les huiles de Hollywood et de la Silicon Valley. Sur la côte ouest des États-Unis, à des milliers de kilomètres de son pays d'origine, ce jeune universitaire israélien est aujourd'hui vu comme le mieux placé pour dire à ces industries ce qui leur tient le plus à cœur: la suite des événements. Il peut leur expliquer pourquoi la froide et austère utopie technologique dont elles avaient jadis rêvé s'est muée en soupe primitive et conflictuelle. Et il réconforte aussi tous ces ingénieurs, scientifiques et créateurs en leur disant que oui, s'ils veulent radicalement transformer le monde, le pouvoir est encore entre leurs mains.

Sapiens, un genre qui plaît à notre époque

Publié en Israël en 2011, Sapiens y est rapidement devenu un best-seller. La version anglaise (traduite par Harari lui-même) n'est pas sortie au Royaume-Uni avant 2014 et à l'heure où cette édition se vendait comme des petits pains, le livre avait déjà été refusé par vingt-cinq éditeurs américains. Pourquoi? «Personne n'avait jamais entendu parler de lui», explique Claire Wachtel, qui fera finalement l'acquisition des droits américains pour HarperCollins avant de publier le livre en février 2015. Selon Wachtel, qui a aussi édité en 2005 Freakonomics de Stephen J. Dubner et Steven Levitt, le succès de Sapiens n'a pas été immédiat. Ce n'est que lorsque Mark Zuckerberg le met, quelques mois plus tard, dans sa très publique liste de lecture que les ventes décollent. Après une critique élogieuse de Gates au printemps suivant, Sapiens consolide son statut de blockbuster à combustion lente. En juin 2017, la version anglaise s'était écoulée à un million d'exemplaires. Depuis, Harari a publié deux autres livres: Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir en 2017 et 21 leçons pour le XXIe siècle à la rentrée 2018. À chaque nouvelle sortie, Sapiens reprend sa place dans la liste des meilleures ventes, en chef de file du nouveau phénomène éditorial qu'est le «livre intello», pour reprendre la formule du Guardian. Ridley Scott et le documentariste Asif Kapadia seraient en train de l'adapter pour le grand écran.

Malgré le premier scepticisme des éditeurs face à Sapiens, son succès ne peut pas vraiment être qualifié de coup de chance. Cela fait des lustres que les lecteurs et lectrices manifestent leur appétit pour les grandes fresques historiques, de l'Esquisse de l'histoire universelle publié par H.G. Wells en 1919 à L'Histoire de la civilisation de Will et Ariel Durant –onze volumes sortis entre 1935 et 1975, ayant eu presque à chaque fois les honneurs de la sélection du Book of the Month Club. Dans les années 1960 et 1970, ce genre d'ouvrages et de documentaires faisait la joie du public. Civilisations de Kenneth Clark (qui se focalisait sur l'histoire des arts) ou L'Ascension de l'homme de Jacob Bronowski (axé sur la science et les technologies) sont deux des exemples parmi les plus célèbres dans le monde anglophone. Quelle que soit leur forme, ces grands panoramas –le plus souvent portés par un ponte grisonnant chez qui l'érudition n'a rien à envier au charisme– promettaient à leur auditoire d'affûter un sens historique auparavant flagada. Et dans l'Amérique d'après-guerre en particulier, grâce au G.I. Bill et à sa valorisation de la figure de l'autodidacte, ces livres qui vous faisaient miroiter une maîtrise de l'histoire «mondiale» (tout en se limitant en général à l'Europe) allaient devenir comme une drogue pour le lectorat.

Sapiens étanche une même soif, même s'il réadapte le genre aux rêves et aux cauchemars du public du XXIe siècle. Les lectrices et lecteurs de L'Histoire de la civilisation et les spectatrices et spectateurs de la série de Kenneth Clark traversaient les siècles passés avec une complaisance respectueuse –ils absorbaient les réalisations les plus brillantes et les plus inspirantes de l'humanité dans une ascension ordonnée vers le progrès, eux-mêmes placés à sa plus haute marche connue. (C'est exactement dans cet état d'esprit que ma famille allumait toutes les semaines la télé sur PBS pour avoir sa dose de grande culture hautement digestible). Sapiens, en revanche, présente l'histoire comme une série de révolutions douloureuses, contribuant chacune à l'hégémonie de notre espèce sur la planète, mais à des coûts effroyables. Toute «ascension» n'est pas pour le meilleur. Les choses pourraient tourner terriblement mal à l'avenir, nous prévient Harari, à moins que nous ne fassions un meilleur effort pour comprendre le passé. Si la conférence TED est la grande série documentaire de notre époque, Harari –jeune, mince et pâle, avec une calvitie qui lui donne un air d'extra-terrestre presque comique– fait alors office d'héritier nerveux et cérébral de Clark, avec son onctueux accent britannique, et de Bronowski, grand-père idéal aux sourcils expressifs. Contrairement à eux, Harari n'est pas là pour nous congratuler, mais pour dire quelques vérités qui dérangent.

Concepts-clés et risque de récupération

Parmi les arguments les plus controversés de Harari, l'idée que la transition de petites communautés de chasseurs-cueilleurs vers de grandes agglomérations agricoles aurait été une perte nette pour les êtres humains. «[D]ans l’ensemble»1, écrit Harari, «les fourrageurs jouissaient apparemment d’un mode de vie plus confortable et gratifiant que la plupart des paysans, bergers, travailleurs et employés de bureau qui leur succédèrent.» Leurs activités quotidiennes étaient plus variées et intéressantes, leurs régimes plus équilibrés, leurs sociétés plus égalitaires et leurs corps en meilleure forme. Un argument quintessentiellement hararien: il surfe sur des modes contemporaines (dans ce cas, celle des régimes «paléo») tout en soulignant la myopie des individus qui les suivent. Tout lecteur affirmant préférer, s'il avait le choix, garder les antibiotiques, le chauffage central et l'Anneau des Nibelungen est obligé de se rappeler combien de gens dans le monde survivent aujourd'hui sans pouvoir accéder à de tels luxes. «Si vous partez du point de vue des classes moyennes des sociétés prospères actuelles», précise Harari dans le Guardian, la révolution agricole a tout d'une très bonne idée. «Mais si vous vous mettez dans la perspective d'un Bangladais qui travaille 12 heures par jour dans un atelier clandestin» –le résultat final de cette révolution– «alors c'est une très mauvaise idée».

Contrairement à ses solennels prédécesseurs, Harari fait dans la synthèse historique franche, modeste et n'hésite pas à souligner ce que les données sont incapables de nous expliquer

Dans l’œuvre de Harari, une autre idée fondamentale est la suivante: la «fiction» est un super-outil qui aura permis à Homo sapiens d'accéder à un pouvoir inégalé sur le reste du vivant. Chez les autres primates, il est impossible de gérer des communautés stables dépassant les 150 membres. Mais après la «Révolution cognitive», comme l'appelle Harari, marquée par le développement du langage, «les mythes partagés permirent à des centaines d’inconnus de coopérer». Si nous sommes les empereurs du monde, ce n'est pas tant grâce à nos gros cerveaux ou nos pouces opposables, mais parce que nous sommes capables d’œuvrer de concert et en masse, mobilisés par des croyances communes. L'idée n'est pas neuve. On la retrouve par exemple chez le sociobiologiste Edward O. Wilson qui explique comment la religion est une fiction génératrice d'unité sociale avantageuse. Sauf que l'argument marche souvent main dans la main avec un athéisme et une psychologie évolutionniste aux accents machistes annonçant autant l'obsolescence de la foi à l'âge de la raison scientifique qu'exagérant l'action âprement concurrentielle des «gènes égoïstes» dans les moindres recoins de l'existence humaine. Une version plus grossière de cette même façon de penser se retrouve dans les communautés d'incels, de pick up artists, de MGTOW et autres masculinistes où pullulent des mythes pseudo-scientifiques peuplés d'hommes alpha et bêta et de femmes disposées ou non à coucher avec eux.

Mais Sapiens retourne cette fétichisation de la dominance masculine souvent à l'œuvre dans l'évopsy pour souligner que «[m]ême parmi les chimpanzés, le mâle alpha gagne sa position en formant une coalition stable avec d’autres mâles et femelles, non pas par une violence aveugle». Et, pour Harari, l'universalité du patriarcat à travers les cultures humaines reste une énigme: «Comment se fait-il que, dans la seule espèce dont la réussite dépende avant tout de la coopération, les individus qu’on suppose les moins coopératifs (les hommes) dominent ceux qui passent pour les plus portés à coopérer (les femmes)? Pour l’heure, nous n’avons pas de réponse satisfaisante», écrit-il.

Ce genre d'apartés est un élément essentiel de l'attrait que peut susciter Harari. Contrairement à ses solennels prédécesseurs, Harari fait dans la synthèse historique franche, modeste et n'hésite pas à souligner ce que les données sont incapables de nous expliquer. Ce qui le rapproche d'un scientifique scrupuleux et l'éloigne d'un gars qui chercherait simplement à nous vendre une ligne partisane. Le contraste est aussi saisissant avec la fascination qu'entretient la psychologie évolutionniste pour les «histoires comme ça» et autres justifications ad hoc conservatrices et pseudo-scientifiques nous expliquant comment la «nature» a pu enraciner des comportements traditionnels –comme les rôles genrés– dans notre biologie. Pour autant, que les libéraux ne s'attendent pas à sauter de joie en lisant Harari. Dans une conférence effectuée au siège de Google quelques jours avant la publication américaine de Sapiens, Harari parlait de «l'humanisme libéral» comme de la «religion» dominante de notre époque. Selon Harari, la «religion» caractérise un ensemble d'idées «offrant une légitimé à des normes et des règles humaines en les liant à une entité ou à une loi surhumaines». Souvent, l'autorité surhumaine est un dieu, mais nous voyons de plus en plus d'idéologies se référer à un «droit naturel» comprenant des principes comme les droits de l'Homme, sans aucune existence en dehors de l'esprit humain. Des croyances qui sont aussi assimilées à des fictions dans son livre. L'humanisme libéral, ancré autour du concept d'individu inviolable portant en lui le sens de la vérité et de la liberté, est un produit de notre imagination. Qui pourrait bientôt laisser la place à un autre «centre de signification» –qui sera sans doute «les données».

Comme un gourou de la tech

Le titre de cette conférence de 2015 –«Techno-religions et prophètes de silicium»– explique aussi pourquoi Sapiens s'est trouvé un abondant lectorat dans la Silicon Valley: si le gros du livre parle du passé de l'humanité, ses chapitres conclusifs envisagent un avenir de science-fiction peuplé de cyborgs sans sexe capables de «partager directement [leurs] pensées avec d’autres êtres, dont les capacités de concentration et de remémoration sont mille fois supérieures aux nôtres». Kevin Roose, journaliste économique pour le New York Times m'écrit que «l'engouement pour Harari est réel» dans le monde de la tech. «À mon avis», ajoute-t-il, sa «perspective historique hyper-large –à échelle d'espèces et de millénaires– est adaptée à celle des ingénieurs habitués à une pensée systématique». Que les titres suivants de Harari spéculent davantage sur l'avenir qu'ils ne décrivent le passé prouve aussi une adaptation aiguë aux désirs du marché. Mais comment Sapiens a-t-il réussi au départ à s'immiscer dans les veines de la tech?

 

 

«Techno-religions et prophètes de silicium» n'est pas la première conférence de Harari chez Google. En 2011, il en donne une dans leurs bureaux de Tel Aviv pour la sortie de l'édition originale en hébreu de Sapiens. Dans les deux cas, le lien entre Google et Harari se fait par le biais de Ron Merom, ingénieur logiciel de Google. Les deux Israéliens se sont connus sur un site de rencontres, mais comme ils étaient rarement dans le même pays à l'époque, leur relation allait se muer en amitié épistolaire. En 2011, avec son mari Ariel Gordon, Merom sait que Harari a écrit un livre pour accompagner son cours à l'université hébraïque, mais «on pensait que c'était un manuel ennuyeux», m'explique Gordon. La conférence de Harari à Google Tel Aviv est l'une des premières qu'il donne devant un public non universitaire.

S'il est impossible de savoir précisément comment Sapiens a atterri entre les mains de Mark Zuckerberg, il est probable que «Techno-religions et prophètes de silicium» soit la première incursion formelle de Harari dans la Silicon Valley. Une conférence qui, pour celles et ceux qui ne connaissaient pas encore Sapiens, allait sans doute faire l'effet d'une succesion farouchement imprévisible de paroles. Au mieux, l'auteur peut être décrit comme un contrarien sans orientation politique discernable (en dehors de son exécration pour l'élevage industriel, un thème qui revient souvent dans le livre). Harari observe que la science moderne n'aurait pas pu s'épanouir sans «l'empire et le capital» si souvent conspués des puissances européennes. Oubliez la théorie de l'homme providentiel en science, qu'il s'appelle Galilée, Christophe Colomb ou Charles Darwin: «Si ces génies n’étaient pas nés», écrit Harari, «probablement d’autres auraient-ils eu les mêmes intuitions. Mais, sans les finances adéquates, jamais le brio intellectuel n’aurait suffi». En outre, «la recherche scientifique ne saurait prospérer qu’en alliance avec une idéologie ou une religion», car de telles «fictions» motivent les pouvoirs en place à payer les factures. La «science pure» n'existe pas.

Sapiens ne cesse de déstabiliser son lecteur avec une succession de revirements moraux dont Harari a le secret.

Sapiens ne cesse de déstabiliser son lecteur avec une succession de revirements moraux dont Harari a le secret. «Alors que l’évolution humaine suivait son cours d’escargot habituel, l’imagination construisait de stupéfiants réseaux de coopération de masse tels qu’on n’en avait encore jamais vu sur terre», écrit-il. Et puis, quelques paragraphes plus loin, il met en garde contre «toute illusion idyllique» (…) «“Coopération”paraît très altruiste, mais celle-ci n’est pas toujours volontaire, et elle est rarement égalitaire. La plupart des réseaux de coopération humaine reposent sur l’oppression et l’exploitation.» Parce que de telles affirmations, dans leur ensemble, ne sont visiblement au service d'aucune ligne politique connue, Harari pourrait sembler n'avoir «absolument biais», comme le fait remarquer un membre du public à la fin de la conférence de 2015. Peu d'historiens seraient assez téméraires pour se dire vierges de tout biais, mais Harari répond à ce qu'il estime être un «très beau compliment» en disant que, comme un scientifique, son «but en tant qu'historien est avant tout de décrire la réalité, pas de la juger». Bien évidemment qu'il la juge constamment dans Sapiens, mais seulement pas d'une manière qui le place facilement dans tel ou tel camp politique. Il peut, par exemple, louer les réussites du capitalisme et même de l'impérialisme, tout en condamnant leurs nombreuses atrocités.

Si une telle perspective tient d'une objectivité davantage stylistique que substantielle, reste qu'elle parle aux ingénieurs qui, comme l'analyse Gordon, «essayent en général de ne pas laisser leurs opinions influencer leurs actions». Harari est aussi séduisant par sa façon de constamment bousculer les vaches sacrées et autres interprétations traditionnelles du passé. Il disrupte l'histoire, comme pourrait le dire un gourou de la tech. Une pratique de l'histoire qui n'a pas de sens pour les historiens, dont le travail consiste à faire des recherches originales au lieu de reconditionner et de simplifier les interprétations d'autres chercheurs –ce qui constitue le gros de Sapiens. De fait, les critiques les plus sévères de Sapiens viennent d'historiens et d'anthropologues.

Ce qui agace les historiens

La sérénité et la confiance avec lesquelles Harari pose ses arguments les plus radicaux (sur la révolution agricole ou sur les abstractions que sont le droit et l'argent, d'autres de ses «fictions») ont tendance à agacer les historiens, car il s'agit d'une discipline où plus vous étudiez un sujet, moins il vous est facile d'en tirer des conclusions péremptoires. Ce que Harari admet lui-même: «C’est l’une des marques distinctives de l’histoire comme discipline universitaire: mieux on connaît une période donnée, plus il est dur d’expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi et pas autrement. Ceux qui n’en ont qu’une connaissance superficielle ont tendance à se focaliser sur la possibilité qui a fini par se réaliser. Ils offrent une histoire simpliste pour expliquer rétrospectivement pourquoi cette issue était inévitable. Ceux qui ont davantage approfondi sont bien plus avertis des chemins qui n’ont pas été suivis», écrit-il. Les travaux historiques les plus rigoureux contiennent des tas d’ambiguïtés, ce qui peut se révéler frustrant pour le lecteur ou la lectrice profane. Selon cette logique, le meilleur moyen d'écrire un livre d'histoire populaire, de ceux qu'apprécient les lecteurs lambda, est d'avoir une appréhension superficielle de votre sujet. Ce dont Harari est accusé par ses critiques.

La plupart des «disrupteurs» de la Silicon Valley ont en commun cette assurance à toute épreuve et cette naïveté qui se heurte souvent à la complexité du réel. Heureusement, susciter l'ire de ses collègues historiens attire rarement autant l'attention que, par exemple, un service d'annonces gratuites sur internet qui mène incidemment les journaux papier à la ruine.

Harari séduit aussi ceux dont le métier est d'inventer des histoires

Un gros problème avec la complexité et l'incertitude des perspectives historiques académiques, c'est qu'elles ont beau décrire précisément le monde et ce qui s'y passe, elles peuvent être paralysantes. Si vous ne pouvez jamais être sûr de ce qui a causé un problème, une situation, ou quelles sont les conséquences ultimes d'une action particulière, comment avoir suffisamment de confiance pour faire quoi que ce soit? D'un autre côté, l'audace de Harari et le bulldozer qu'il fait rouler sur la pensée conventionnelle laisse entendre qu'une action décisive est possible. En outre, parce qu'il estime que les aspects les plus durables de notre civilisation ne sont que des «fictions», il nous indique qu'il est possible de modifier la condition humaine en changeant les histoires que nous nous racontons. Et, après tout, nous l'avons déjà fait. Jadis, les Occidentaux vivaient dans un monde dont l'ordre dépendait d'un dieu chrétien, mais nous sommes aujourd'hui nombreux (comme le sont d'autres populations sous d'autres latitudes) à voir les valeurs de l'humanisme libéral comme les fondations de notre société. Le «matériel» humain demeure constant, mais le «logiciel» fictionnel de la culture transforme nos sociétés. Ce qui cadre à merveille avec la description que les entreprises technologiques se font d'elles-mêmes: elles changent le monde. De l'avis de Roose, Harari flatte les gars de la Silicon Valley parce qu'il leur «donnent l'impression qu'ils ne font pas simplement joujou avec des pixels, mais qu'ils participent à une énorme révolution civilisationnelle».

Harari séduit aussi ceux dont le métier est d'inventer des histoires. «Qui ne veut pas entendre que ses compétences ont été d'une importance cruciale pour l'histoire humaine?», se demande Tim Brittain, scénariste qui a travaillé pour les séries Fargo et American Crime Story. «Je suis sûr qu'il a titillé pas mal de complexes démiurgiques dans le coin.» Brittain est d'ailleurs en train de fignoler une «comédie post-apocalyptique» inspirée de Sapiens. «La série met en scène une petite communauté», explique-t-il, «où toutes sortes de personnages –des gens religieux, des hippies, des génies de la tech– sont obligés de se demander ce qui a pu merder avec les histoires qu'ils se sont racontées jusque là». Dans ce cas, les idées de Harari ne sont pas des outils pour transformer le monde, mais pour éviter, une fois implosée la civilisation telle que nous la connaissons, que la reconstruction de l'humanité ne se passe aussi mal que sa construction. Brittain précise qu'il est loin d'être le seul créateur de Hollywood à avoir été galvanisé par le livre. «Ça arrive quasiment dans toutes les réunions auxquelles j'ai pu participer. Il y a toujours des gens qui vont dire “j'adore la science” et te citer Elon Musk et Sapiens».

Mais Harari est loin d'être le thuriféraire des secteurs qui se passionnent pour son œuvre et surtout pas du monde de la tech. En 2017, il publiait une critique acerbe du manifeste de Mark Zuckerberg sur la construction d'une «communauté globale», un texte pourtant considérablement inspiré par ses livres. En particulier, il reprochait à Zuckerberg de ne pas comprendre comment les communautés virtuelles peuvent à la fois aider les communautés réelles et leur nuire. «Les communautés physiques ont une profondeur que les communautés virtuelles ne pourront jamais espérer égaler», écrivait-il, «du moins pas dans un futur proche. Si je suis cloué au lit chez moi en Israël, mes amis de Californie peuvent m'envoyer des messages réconfortants, mais ils ne peuvent pas m'apporter de la soupe ou une bonne tasse de thé.» (Un développement typiquement hararien, avec un constat général immédiatement suivi d'un exemple concret et accessible à tous et toutes).

Dans un autre article plus récent pour le Guardian, Harari se dit prêt (avec quelques réserves) à défendre la démocratie libérale dont l'obsolescence ne semblait pourtant pas l'émouvoir à l'époque de «Techno-religions et prophètes de silicium». Comme à peu près tout le monde, Harari semble avoir été profondément ébranlé par l'agitation politique de ces cinq dernières années. (Qui ne voudrait pas repartir à zéro? Même si pas forcément de façon post-apocalyptique). Dans Sapiens, par exemple, il écrivait: «À mesure qu’on avance dans le XXIe siècle, le nationalisme perd du terrain». Mais échaudé par le spectacle des réseaux sociaux et de la big data mobilisée pour manipuler l'électorat et semer la discorde tribale, Harari sonne aujourd'hui l'alarme: «L'IA et la bio-ingénierie sont sur le point de changer la trajectoire de l'évolution et il nous reste que quelques décennies pour savoir quoi en faire». Harari peut-il réellement convaincre les géants de la tech et les starets de Hollywood qui l'adorent et les pousser à prendre enfin leurs responsabilités? Difficile à dire. Mais du moins, pour le moment, il essaye de se faire entendre et ils sont nombreux à l'écouter.
 

 

1Toutes les citations de Sapiens sont issues de la traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat publiée chez Albin Michel en 2015, NdT.

 

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