"Vivre l’attentat au Musée juif, c’est un film d’horreur qui ne s’arrête jamais"
- Publié le 20-12-2018 à 08h08
- Mis à jour le 20-12-2018 à 10h27
Déjà marquée par le coup d’État de Pinochet, Clara est une rescapée du Musée juif.Ce 24 mai 2014 devait être pour Clara Billeke Villa Lobos une après-midi agréable avec une amie artiste qui exposait au Musée juif de Bruxelles. Cette amie, qui a perdu ses parents et son frère aîné pendant la Shoah, y exposait ses œuvres, un agencement d’objets qui évoque la mémoire, et qui touche l’humanité en chacun de nous. Un homme armé a fait irruption dans le Musée et a tué quatre personnes.
Clara Billeke n’a pas vu le tireur. Elle a vu de loin un homme ramasser un sac et s’enfuir. Elle a entendu les tirs : "C’était assourdissant", dit-elle. La vie de cette femme née au Chili, déjà marquée par le coup d’État de Pinochet et de toute la violence qui l’a précédé et suivi, n’a plus été la même.
Près de cinq ans plus tard, alors que le procès de Mehdi Nemmouche va s’ouvrir, elle en garde les stigmates.
Le 24 mai 2014, les deux femmes devaient voir au Musée un homme qui avait aidé l’amie artiste à préparer l’expo. Elles ne le verront jamais : Alexandre Strens, 27 ans, blessé dans l’attentat, succombera à ses blessures deux semaines plus tard.
Claire Billeke ne sait pas "quel nom donner à celui qui a pu faire quelque chose de si ignoble, mobilisé par des idées idiotes. Il y a des lois universelles, des droits universels. J’ai très difficile à le nommer. Même un chien va mettre à l’abri un autre chien en danger. Ici, il va froidement tuer tout ce qu’il trouve dans son passage".
Très vite, se rappelle-t-elle, "la police est arrivée dans un tintouin incroyable de gyrophares et klaxons. C’est épouvantable". Elle ne sait rien d’éventuelles victimes. Elle rejoint son amie, partie fumer une cigarette. Un policier arrive, les voit, les apostrophe rudement, demande ce qu’elles font là et leur dit de rentrer.
Pas d’infos sur place
Son amie était calme. On leur dit qu’il y a eu un attentat. Son amie veut téléphoner. La police refuse. Elle insiste. Sans succès. Son téléphone sonne. Elle décroche. "C’était un de ses enfants qui lui dit qu’il a reçu un appel des États-Unis, signalant un attentat au Musée juif. Son fils lui demande si on va bien." Elles apprennent ainsi qu’il y a eu des morts.
Les deux femmes se sentent mal. Les policiers sont "très directs, pas agressifs, mais sans empathie". Sauf une policière, qui tremble comme une feuille. Elle patrouillait autour du Musée juif, cible potentielle d’attentat. Elle s’est rendu compte que si elle avait fait sa ronde dans l’autre sens, elle se serait trouvée nez à nez avec le tueur.
Une longue attente
"Nous n’avions pas mangé à midi. On a demandé si l’on pouvait avoir quelque chose. Les policiers nous ont dit qu’ils n’avaient eux-mêmes rien et que leurs collègues à l’extérieur n’étaient pas là pour cela." Une telle demande peut peut-être sembler excessive : "Mais les besoins premiers reviennent. On veut bouger. Demander à manger, un verre d’eau, c’est aussi une manière de penser à autre chose que l’attentat", explique Mme Billeke.
"C’est horrible. Dans de tels moments, on ne peut empêcher l’imagination de tourner", ajoute-t-elle. Et pour cette femme, qui a fui le Chili après le coup d’État de Pinochet, ce fut évidemment des épisodes de cette longue période tendue à l’extrême, marquée par des violences d’État, qui sont revenus. Mme Billeke avait alors échappé à une balle perdue, grâce à l’aide d’un inconnu. Son mari était alors hospitalisé dans un état gravissime et ses enfants avaient besoin d’elle.
Autre similitude entre cette époque et le 24 mai 2014, des hélicoptères tournoyaient dans le ciel. Mme Billeke ne peut plus les supporter.
Un terrible sentiment de culpabilité
"C’était très dur. Mon amie et moi nous rendons compte que l’on a échappé à la mort. On sait qu’il y a des morts. On ne sait pas combien. On sait qu’on est vivantes. Il y a une culpabilité qui s’installe. Pourquoi eux et pas nous ? Pourquoi une telle violence indicible ? Un fou ne se comporte pas comme cela. Ce sont des gens qui sont orientés vers l’acte de donner la mort avec un caramel au bout du bâton pour aller au paradis."
Elles resteront jusqu’à minuit dans le périmètre fermé du Musée juif, huit heures après l’attentat : "On était emprisonnées sur place." Elle se rappelle ensuite un moment de grande communion avec la communauté juive sur la place du Sablon, avec des policiers à l’écoute. La police a voulu la raccompagner. Elle a refusé.
Perturbée, elle ne trouve pas immédiatement sa voiture avec laquelle elle était venue. Les sentiments se bousculent : "Je ne veux pas juger ce type. Je m’interdis de juger. Mais je suis dans une colère noire. Et dans ce cas on fait des choses que l’on ne doit pas faire. Je me suis dit : à la première tête de Maghrébin que je vois, je lui mets mon poing dans la figure, là où cela fait mal", dit Mme Billeke, montrant un poing serré.
Un refus de la haine
"Et puis je me suis dit non. Celui-là n’a pas fait que tuer des gens. Il m’a inoculé le virus de la haine, de l’agressivité totale. Et je ne veux pas de cela."
Elle décide d’en parler aux personnes de confession musulmane qu’elle rencontrera, comme des chauffeurs de taxi qui l’ont prise en charge. "Je dis que j’ai été victime d’un attentat. En général, je suis bien reçue." Surtout un chauffeur qui l’a beaucoup émue : "C’était Noël. Il m’a prise dans ses bras et m’a dit : je te demande pardon pour tous les autres."
L’attentat l’a marquée de manière indélébile. Cela s’est inséré dans ce que cette militante socialiste a vécu dans le Chili de Pinochet qu’elle a quitté il y a plus de 40 ans. "Cela réveille les souvenirs. C’est comme un film d’horreur qui ne se termine pas." Mme Billeke a reçu un soutien de la cellule d’accompagnement victimes.
Aujourd’hui encore, elle craint les transports en commun. Si elle prend un tram, elle se place tout à l’arrière près d’une porte. "Je me rends compte que je me suis isolée", dit-elle. Depuis l’attentat, cette femme, qui est aussi artiste, reste sur le qui-vive. Elle appréhende la foule. "Aller dans un cinéma est une torture. J’ai chanté dans une chorale : rentrer dans une église remplie, j’en suis malade, d’imaginer qu’une personne peut rentrer et tuer."
Un psychiatre a attesté qu’elle souffre de troubles anxieux et du sommeil, de phobie sociale, de flash-backs, explique son avocat, Me Vincent Lurquin. Elle veut se constituer partie civile. Elle est consciente que son témoignage ne fera pas avancer l’enquête. Mais elle veut être une passeuse de mémoire et montrer combien de tels attentats peuvent marquer au fer rouge une victime.