Médias

Lettre à Christine Angot, «qui parle sans savoir ce qu'elle véhicule comme message»

[Tribune] Comment ne voyez-vous pas que vos mots ne s'appliquent à personne mieux qu'à vous?

Christine Angot à Paris, le 17 novembre 2013. | Kenzo Tribouillard / AFP
Christine Angot à Paris, le 17 novembre 2013. | Kenzo Tribouillard / AFP

Temps de lecture: 3 minutes

Chère Christine Angot,

Vous avez réussi, samedi 1er juin dans «On n'est pas couché», à insulter la mémoire des victimes de la traite négrière et de l'esclavage, tout en salissant celle des victimes de la Shoah, de tous les génocides, qui méritent un autre respect que celui dont vous vous imaginez l'étendard en les citant à comparaître sur la scène bancale de vos élucubrations au sujet de «la concurrence des mémoires».

Ce tour de force vous a valu bien des misères sur les réseaux sociaux. En choisissant l'attaque personnelle, en se vautrant dans la bêtise et la haine (souvent conjointes), certains commentaires qui vous ont été adressés déshonorent leurs auteurs. D'autres, par leur pertinence intellectuelle, historique, par les preuves qu'ils ont produites, mettent en lumière l'inanité de votre raisonnement.

Je vous invite notamment à lire le fil pédagogique de la philosophe Marylin Maeso, qui démonte vos arguments un à un, en toute rigueur, sans esprit de polémique.

Si vous n'en avez pas le temps, regardez donc cette vidéo de Claudy Siar, animateur de RFI, inspirateur de la «génération consciente»: vous entendrez peut-être, dans sa voix blessée et néanmoins sereine, ce que vos propos ont d'inacceptable, a fortiori sur une chaîne du service public, a fortiori dans une émission d'aussi grande écoute.

Ce qui m'intéresse ici, c'est la cause de cet aveuglement dont vous n'êtes, hélas, pas la seule à être affligée. D'où vient cette inconscience collective? De quel mal est-elle le symptôme? 

En prélude à votre longue diatribe, qui est aussi et surtout un crash particulièrement pénible à regarder, vous dites ceci: «Les vrais antisémites […], on sait où ils sont, on les repère tout de suite […]. Mais il y a tous ceux qui parlent sans savoir ce qu'ils véhiculent comme message.»

Comment, avec votre culture et votre intelligence, avec vos convictions politiques, ne voyez-vous pas que ces mots, «ceux qui parlent sans savoir», ne s'appliquent à personne mieux qu'à vous?

Dans un article récent, j'ai repris le concept d'innocence, développé par James Baldwin au sujet des progressistes blancs aux États-Unis, pour montrer dans quelle mesure les gens se disant de gauche ont tendance, en France, à envisager le racisme comme un objet extérieur, un mal qui ne saurait faire partie de ce qu'ils sont.

L'innocente, en l'occurrence, n'est autre que vous.

Sur le plateau d'«On n'est pas couché», le jeu de rôle télévisuel fait de vous la voix de gauche, une incarnation de la conscience progressiste, que d'autres figures médiatiques ont incarnée et incarneront.

Votre innocence, vous qui êtes censée représenter ce «camp du bien» raillé par les éditorialistes conservateurs, consiste à hiérarchiser les crimes contre l'humanité. Elle est de déduire de la spécificité historique de la Shoah la quantité supérieure de souffrances qui en découle selon vous. Elle est d'ignorer la spécificité historique du commerce transatlantique et de l'esclavage, tout en proférant des choses tout à fait obscènes sur la quantité de souffrances qui s'y rattache, toujours selon vous.

«Ça introduit par exemple une différence fondamentale, je vous cite, alors qu'on veut confondre, avec par exemple l'esclavage, et l'esclavage des Noirs, envoyés aux états-Unis, et cetera, ou ailleurs, où c'était exactement le contraire.»

Qui est ce «on», chère Christine Angot, sinon le pronom favori des corbeaux et des dénonciateurs dont vous savez combien la liste a été longue sous l'Occupation? Qui confond tout, sinon vous, en introduisant la concurrence victimaire que vous avez l'inconséquence de dénoncer dans la même tirade? Comment, vous pour qui les mots sont à la fois des outils de travail et un matériau, une façon de vous raconter et de comprendre les autres, pouvez-vous vous exprimer avec une telle désinvolture sur des sujets aussi graves?

«L'esclavage

Des Noirs

Envoyés aux États-Unis

Et cetera

Ou ailleurs»

Pourquoi feignez-vous d'ignorer que la traite et l'esclavage ont commencé aux Amériques bien avant l'indépendance des États-Unis? Pourquoi faites-vous comme si les Africains avaient été transportés là-bas par la magie d'une puissance invisible, non identifiée?

Vos mots, par la légèreté de leur assemblage, forment à la fois une offense et un dangereux combustible. Votre aveuglement sur le racisme, partagé par nombre de bonnes consciences françaises, ouvre la porte à bien des ressentiments. Votre refus de voir les Afro-Français comme les héritiers du viol colonial dessine un espace pour bien des théories du complot.

Votre rejet de la conscience historique, dévaluée ici en «repentance», là en «exercice de culpabilisation», hystérise les positions et empoisonne la réflexion sur notre passé colonial, alors même que des avancées importantes ont eu lieu en la matière ces dernières années, comme en témoignent les nouveaux manuels scolaires.

Votre ignorance volontaire nous fait du mal. Elle est un exemple de ces angles morts de la mémoire et de l'imaginaire coloniaux qui doivent être investis par le travail critique et une multiplicité de points de vue. Penser la continuité entre racisme, exploitation néocolonialiste, colonisation, traite, esclavage, ce n'est pas être prisonnier du passé: c'est inventer un avenir habitable par nous tous.

Je termine, chère Christine Angot, par l'un de ces télescopages que seule l'actualité a le pouvoir d'organiser.

Quelques jours avant votre intervention sur France 2, une équipe de chercheurs a retrouvé l'épave du Clotilda, un bateau négrier, dans les eaux boueuses du fleuve Mobile, en Alabama. Certains doutaient de son existence.

Le refoulé, vous ne pouvez ignorer cela, finit toujours par remonter à la surface et nous crever les yeux.

cover
-
/
cover

Liste de lecture