L’histoire des Juifs au cœur de la vie d’Anderlecht

Poignant, émouvant. Au fil des pages « d’Histoire et Mémoire d’Anderlecht », des visages et des lieux s’impriment. Du parcours de la vie juive aux Pavés de la Mémoire, du Mémorial à la liste des Justes, les récits d’enfants cachés détaillent une période qui va de l’immigration juive en Belgique aux persécutions et à la résistance.

Les récits des survivants dressent la réalité de l’époque, mais aussi la volonté indicible et l’espoir dans les jours à venir. Comme le rappelle le livre « d’Histoire et Mémoire d’Anderlecht », « le quartier juif d’Anderlecht est situé à l’origine dans le quartier dit du « triangle », en plein cœur de Cureghem. Il est notamment composé des rues Georges Moreau, rue Bara, rue de la Clinique, boulevard de la Révision, etc. Il se trouve à proximité de la gare du Midi, par laquelle tous les immigrés débarquent, principalement pour fuir la misère économique très grande à l’Est et le climat politique antisémite virulent. Ce quartier dans l’entre-deux guerre est principalement peuplé de Juifs de Russie et d’Europe de l’est et centrale. La plupart d’entre eux exercent des professions de petits artisans et commerçants telles que tailleurs, maroquiniers, bouchers, épiciers,… ». Ils y développèrent aussi toute une vie communautaire variée avec des journaux d’opinion, des meetings politiques des partis juifs de leur pays d’origine.

Un outil de mémoire

Le travail d’Isabelle Emmery, présidente de la section anderlechtoise de la Fédération nationale des Combattants de Belgique est minutieux et vaste : « Ce livre est la réédition d’un ouvrage que j’ai pu reprendre, approfondir et enrichir de nouveaux témoignages. Nous avons choisi plus particulièrement des témoignages qui nous parlent de l’histoire de la communauté juive dans la commune d’Anderlecht. Cette communauté qui pensait, après avoir fui les pogroms de l’Europe de l’Est, retrouver une vie normale. C’est en fait l’horreur qu’elle a rencontrée. » Sa réflexion est très humaine, très riche de rencontres : « Nous avons inclus un parcours de la mémoire de l’histoire juive et de nouveaux témoignages. » Cet important travail se veut aussi un outil de transmission et de lutte contre l’oubli : « Nous avons réalisé à destination des écoles un cahier pédagogique… qui fait des parallèles par rapport à notre époque. La résilience est aussi abordée dans ce cahier. Comment un enfant, un adolescent se porte à la suite d’un événement dramatique. »

Le rôle central de la gare

Ce projet à Anderlecht s’inscrit évidemment dans l’histoire de Bruxelles, comme elle le rappelle : « Anderlecht est évidemment une commune avec des traces très visibles comme la synagogue, un couvent, les pavés, les maisons où les personnes vivaient. Cela existe aussi sur St Gilles et Forest et à Bruxelles-ville dans le quartier des Marolles. Notre travail ne porte pas sur ces communes. Les communes proches de la gare du Midi sont plus liées à cette partie de l’histoire que d’autres communes » ajoute d’Isabelle Emmery.

L’impact de la gare sur l’immigration, Ben David, guide diplômé, l’évoque lors de chacune de ses ballades thématiques pour la maison de la culture juive : « La gare du Midi était une porte d’entrée comme pouvait aussi l’être la gare de Schaerbeek. Le quartier de Cureghem est emblématique de l’implantation des réfugiés juifs entre les deux guerres mondiales. Je réalise notamment des balades explicatives sur les traces de la vie juive à Anderlecht. Ils arrivaient de l’Europe centrale et de l’Est notamment et ouvraient beaucoup d’ateliers de confection et de maroquinerie. C’est là qu’ils ont recréé un tissu social et industrieux avant la dernière guerre mondiale. Aujourd’hui, il y a moins de Juif à Anderlecht qu’à cette époque. »

Aujourd’hui, le parcours de la vie juive permet, de son côté, de découvrir un autre Anderlecht, marqué par une présence juive dans le passé, ainsi que quelques lieux emblématiques de la présence juive actuelle. Si, au fil des rues à Anderlecht, certaines traces ont disparu, il rappelle qu’il est toujours possible de se rendre au Musée Erasme à Anderlecht : « On peut y trouver une collection importante de la vie juive d’Anderlecht. C’est très intéressant. » Daniel Van Damme (1893-1967), conservateur et fondateur de la Maison d’Érasme, décida en effet, dès la création du musée, d’y donner une place à l’histoire et à la culture juives.

La synagogue et le Mémorial

Le siège actuel de la synagogue, au cœur de Cureghem, alors quartier juif en plein essor, a été inauguré en 1933. Il est possible de la visiter. : « Les juifs à Anderlecht sont toujours nombreux mais moins qu’à l’époque. Depuis quelques années, la population juive a diminué. La synagogue reste très vivante. C’est un lieu de culte, actif et de transmission. Nous avons mis en place un service tourné vers la commune, les écoles avec notamment les ateliers de musiques juives. Nous avons beaucoup de visites scolaires avec un partenariat avec la commune d’Anderlecht. 400 élèves par an viennent la visiter », explique un administrateur de la synagogue, Daniel Rabinovitsj. « Le Mémorial est un autre très lieu important de la commune. Le travail de mémoire est important et la vie juive se poursuit. »

Pour rappel,  en 1961, les membres de l’Union des Déportés Juifs de Belgique décident de créer un monument commémoratif aux victimes de la Shoah. Joseph Bracops, bourgmestre de la commune d’Anderlecht, ancien déporté politique, soutient le projet et met à disposition un terrain pour la construction d’un mémorial. « Le choix de la commune d’Anderlecht fait sens, car celle-ci était un important lieu d’immigration juive au début du 20e siècle. Trois ans plus tard, le projet des architectes André Godart et Odon Dupire est retenu. En 1965, la première pierre est posée. Le Mémorial est inauguré le 19 avril 1970, date anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie et de l’attaque du 20e convoi. Ses murs rappellent les noms des 24.036 Juifs déportés depuis la Caserne Dossin (Malines) et assassinés à Auschwitz-Birkenau, camp de concentration et centre de mise à mort nazi situé en Pologne. », peut-on lire sur le site du Mémorial aux Martyrs juifs de Belgique.

Les pavés

Près de 500 Pavés de Mémoire sont scellés dans les trottoirs de Bruxelles, Liège, Charleroi, Gand, Namur, Anvers et d’autres communes. 37 se trouvent dans la commune d’Anderlecht. Dans toutes les langues les pavés commencent ainsi : « ICI HABITAIT… ». La mémoire de cette période est aussi entretenue par la Maison-Musée des Résistances et le travail mené pour établir la liste des Justes d’Anderlecht : tous ces hommes et femmes de bonne volonté qui, au péril de leur vie, ont caché des enfants juifs à Anderlecht pendant la guerre.

Les enfants cachés

En Belgique, ce sont environ 6000 enfants qui ont été sauvés de la déportation et extermination. Quatre institutions anderlechtoises cacheront des enfants juifs pendant la guerre : la Clinique Sainte Anne, le Collège Notre Dame de Cureghem de la rue de Fiennes, le Couvent des Petites Sœurs des Pauvres de l’avenue Clemenceau, et l’Institut Saint Joseph de la chaussée de Mons.

Le destin a souvent basculé en quelques secondes pour ces enfants comme le raconte très bien le témoignage de Fanny Swierk-Deridder, (p.43) : « Maman s’est rendue dans notre maison – au n°9 – afin d’aller y chercher divers objets ou nourriture étant donné que toute la famille était partie à la hâte, avec bien peu de choses et vivait provisoirement chez ma grand-mère Deborah Teper, à Anderlecht. Au moment où nous sommes sorties rejoindre maman, deux policiers de la Gestapo vérifiaient les papiers d’identité de notre mère. Ma sœur m’a serré la main un peu plus fort et j’ai compris le message. Surtout ne pas crier, ne pas courir. Muettes, avec des jambes de plomb, nous avons continué à marcher jusqu’à hauteur du n°13, où la crémière nous a fait entrer rapidement dans son magasin; ensuite, tout est allé très vite, Pépère est venu nous chercher et nous a ramenées au café – au n°7- . Depuis bientôt 60 ans, le dernier regard de ma mère, celui qu’elle n’a pas osé nous jeter, de peur de se trahir, hante mes nuits. Je nous vois encore ma sœur et moi pleurant, tremblant, hébétées de ce qui venait de se dérouler. Je sens encore l’agitation soudaine, ma mère emportée, déportée… et toi Jeanne obligée de retourner seule, déchirée en larmes chez Mamichi notre grand-mère. »

À Anderlecht, en 1940, on y trouvait des boucheries kasher, des épiceries juives et une synagogue rue de la Clinique. Les parents de Camille Adler venaient de Pologne. « Son père exerça plusieurs petits métiers avant d’apprendre le métier d’imprimeur. Sa mère travailla dans un magasin de lingerie près de la porte d’Anderlecht… ». Pour Israël Krasucki, son père était maroquinier. « La famille vivait rue Pasteur. C’était à la fois un lieu de résidence et de travail. Israël fréquentait l’école primaire n°3 à Anderlecht », comme on peut le lire dans le livre.

Le dernier témoin

La Préface posthume de Maxime Steinberg, historien belge, l’un des précurseurs de l’étude de la Shoah, rappelle que l’importance de « L’enfant caché » qui est le dernier témoin de la Shoah à prendre la parole dans le discours de la mémoire. « Il succède au rescapé des camps nazis dont il est aussi parfois l’enfant. C’est au début des années ‘90 que les associations d’anciens enfants cachés se constituent. Leur première rencontre internationale se tient à New York, en mai 1991. A leur retour, les participants belges organisent L’Enfant caché. »

Cent quinze Juifs d’Anderlecht ont survécu aux camps de concentration nazis. Dans la préface, Jean-Philippe Schreiber Professeur à l’Université libre de Bruxelles rappelle qu’ « outre de nombreux particuliers, au moins quatre institutions situées à Anderlecht cacheront des enfants juifs pendant la guerre. C’est dans une autre institution anderlechtoise que des partisans armés juifs sauveront de la mort quatorze fillettes qui y étaient abritées, ainsi que leur accompagnatrice. »

Il s’agit d’un des faits les plus marquants de la Résistance à Anderlecht qui a été accompli par Paul Halter, Toby Cymberknopf et Bernard Fennerberg. Ils ont en effet sauvé d’une mort certaine 14 fillettes juives cachées au couvent du très St Sauveur de l’avenue Clemenceau n°70 comme l’expliquera Bernard Fennerberg à la maison communale d’Anderlecht en mai 2003 : « J’étais révolté: ces enfants ils ne les auront pas ! » (…)

Le devoir de mémoire à l’école

Pour Isabelle Emmery, le livre et le cahier pédagogique vont permettre aux professeurs de 5e et 6e secondaires de poursuivre la transmission. « Les écoles comme l’Athénée Bracops et une autre école de Soignies nous ont déjà contactées. Nous nous y rendons avec des témoins pour transmettre et écouter. Tous ces documents sont sur une plateforme de la FWB et ils sont accessibles à tous les enseignants. » Les écoles peuvent faire des demandes directement à iemmery@synet.be. Ce projet a été entièrement financé par la Cellule Démocratie ou barbarie de la FWB, Fédération Wallonie-Bruxelles.

De son côté, Charles Hosten, animateur socioculturel auprès du programme « la haine je dis non »  mène aussi un travail de terrain important : « Nous faisons des animations. Nous passons par l’histoire de Sophie l’enfant cachée. La volonté de notre équipe a été de créer un outil pédagogique propre à l’introduction à l’histoire de la Shoah dans l’enseignement primaire (5e et 6e). « Sophie, l’enfant cachée », raconte l’histoire vraie de Sophie Rechtman-Granos. On fait un cycle d’animation autour de l’identité : c’est quoi l’identité, mais aussi de l’identité de l’autre… Après nous abordons les stéréotypes, les préjugés, les discriminations…pour en arriver à l’histoire de Sophie. Ce cycle d’animation se termine par la visite de certains lieux de l’histoire juive de l’époque mais également des lieux comme la gare du Midi pour aborder la question de la migration, de l’immigration. »

Le Centre d’Éducation à la Citoyenneté est le département du CCLJ en charge du programme « La haine, je dis NON ! » (dont la directrice est Ina Van Looy). « Notre directrice et un collègue vont dans le secondaire. Les enfants sont curieux, réceptifs, enthousiastes. Avec eux, il n’y a pas de mauvaises questions. Parfois, cela fait écho à leur propre vécu. Les élèves remarquent qu’il y a des questions liées à leur propre immigration. Avec « L’histoire de Sophie », quand nous allons dans les classes, nous demandons à chaque élève de venir avec un objet. Cela va donner une information sur lui. Ils présentent leur objet à la classe et des différents cercles d’appartenance qui y sont liés. Après, nous arrivons avec une petite valise avec les objets de Sophie où il y a des choses liées au judaïsme, mais aussi une corde à sauter. Cela permet d’envisager l’altérité autrement. »

Expliquer, écouter, échanger, plus que jamais une priorité entre les générations et les quartiers de Bruxelles.

V.LI.