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Salomon Malka: «Avraham Yehoshua était l'un des écrivains les plus doués et les plus aimés d'Israël»

A. B. Yehoshua après avoir reçu le Prix Médicis étranger pour son roman Rétrospective.
A. B. Yehoshua après avoir reçu le Prix Médicis étranger pour son roman Rétrospective. AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - L'écrivain Salomon Malka rend hommage à Avraham Yehoshua, lauréat du prix Médicis étranger en 2012 et figure de la gauche israélienne, décédé mardi 14 juin.

Salomon Malka est journaliste et écrivain. Son dernier ouvrage Elena Ferrante: À la recherche de l'amie prodigieuse (2022), est paru aux Éditions Ecriture.


Un des écrivains les plus doués, les plus lus, les plus aimés d'Israël vient de s'éteindre à l'âge de 85 ans, des suites d'un cancer. Il était l'auteur de romans, d'essais, de nouvelles, de pièces de théâtre, d'articles politiques, et ses livres ont été traduits dans le monde entier, particulièrement en France où son roman Rétrospective a obtenu le Prix Médicis étranger.

Né à Jérusalem, dans les mêmes quartiers que son ami, son jumeau et son alter ego Amos Oz, Avraham Yehoshua qu'on surnommait «Boolie» a grandi dans une famille séfarade. Le père était issu d'une famille ancienne de la ville sainte originaire de Salonique, et travaillait comme traducteur d'arabe et d'anglais au Secrétariat général du mandat britannique. La mère était arrivée du Maroc en Palestine au début des années trente. Après quelques années passées à Paris avec son épouse Ika, psychanalyste, il fera des études de philosophie et de littérature à l'Université hébraïque.

Son premier roman, L'amant mettait en scène six figures qui se racontaient à la première personne du singulier, sous forme de monologues, sur fond de guerre de Kippour. Le livre connaîtra très rapidement un important succès, traduit dans des dizaines de langues, porté à l'écran et intégré dans les programmes scolaires.

« Tant d'amis sont morts, dira-t-il dans un film qui lui a été récemment consacré, tous avaient terminé leur tour de garde et moi je suis resté pour garder la boutique, un pistolet à la main ».

Salomon Malka

Le second roman suivra, Divorce tardif, aussi construit sur le mode «simultanéiste». En tout, douze romans et six nouvelles. Sa dernière nouvelle, la plus récente, écrite en 2019 alors que la maladie s'était déjà déclarée, est une étonnante composition à deux voix où se mêlent l'arrière-cour du monde rabbinique, le statut personnel problématique d'une jeune femme qu'on veut empêcher à tout prix de rejoindre son amant, et les rêves mi-comiques mi-utopiques où se trouvaient rassemblées les trois religions monothéistes dans un troisième temple à venir qui verrait la femme convertie et le rabbin confident unir leurs voix dans un hymne à la joie et à la concorde. Ultime pirouette de l'artiste qui n'a jamais cessé de s'intéresser au processus de création littéraire et qui a vécu les dernières années de sa vie dans la quête perpétuelle de toutes les formes d'inspirations.

«Tant d'amis sont morts, dira-t-il dans un film qui lui a été récemment consacré, tous avaient terminé leur tour de garde et moi je suis resté pour garder la boutique, un pistolet à la main».

Son entourage témoigne que, jusqu'à son dernier souffle, il a continué à tenir la plume.

Il pouvait se laisser aller à des formules provocatrices. Il pouvait choquer, se montrer parfois brutal. Ainsi quand il disait qu'un juif qui vivait en dehors d'Israël était à ses yeux une moitié de juif. Sorties tempétueuses et déclarations à l'emporte-pièce qu'il prisait et qui devaient lui valoir de solides prises de bec (la romancière américaine Nicole Kraus en sait quelque chose !).

Pendant des années, des décennies, il n'a cessé d'écrire dans les journaux en défense d'un État palestinien aux côtés d'Israël. Et puis brusquement, en 2018, ce fut une totale révision de ses convictions. Était-ce la lassitude de voir ce conflit s'enliser? Était-ce le sentiment qu'il était trop tard? L'envie sincère d'explorer de nouvelles voies, de chercher d'autres solutions?

Ce fut la seule fois où les deux grandes figures de la littérature israélienne (il faudrait dire les trois, avec David Grossman) ont vu leurs routes se séparer. Dans un entretien publié il y a deux ans, «Boolie» revenait encore inlassablement sur le sujet, s'agaçant du fait que les jeunes auteurs israéliens se détachaient de la politique. «Vous me voyez, disait-il, bientôt je serai mort, et je n'abandonnerai pas pour autant la question palestinienne. J'ai encore des projets et ce sera mon testament: inviter les Palestiniens à l'intérieur de l' «israélité ». Les Palestiniens, expliquait-il, ne sont pas des immigrants de travail africains. Ce ne sont pas non plus des réfugiés de Syrie. Ils sont des enfants de cette terre depuis des générations. La majeure partie d'entre eux savent l'hébreu. Ils connaissent les codes et y participent. Conclusion? Il fallait trouver des solutions. Les inventer.

Amos Oz et A. B. Yehoshua. Le tandem sacro-saint de la littérature israélienne.

Salomon Malka

Amos Oz et A. B. Yehoshua. Le tandem sacro-saint de la littérature israélienne. L'auteur de ces lignes a pratiqué l'un et l'autre abondamment, lu un grand nombre de leurs livres (avec un penchant plus prononcé pour l'auteur d'Une histoire d'amour et de ténèbres et une faiblesse pour deux des livres d'A.B. Yehoshua qui n'ont pas eu le succès qu'ils méritaient, Le responsable des ressources humaines dont on a tiré un très joli film, et Voyage en l'an Mille qui a été adapté en opéra), réalisé quelques entretiens avec eux, et même sacrifié au rite de la visite aux grands écrivains, à Arad, cette ville du sud du pays où Oz s'est retiré à cause d'une maladie des bronches de son fils, et dans le carmel de Haïfa où vivait le couple fusionnel formé par «Boolie» et Itka.

Yehoshua transportait chacun de ses romans dans un univers différent et élaborait presque musicalement ses partitions.

Salomon Malka

L'un était bouillonnant, ardent, mélancolique et tellement attachant. L'autre colérique, prolifique, plein d'humour et bourré d'imagination. Mais on ne pouvait pas être indifférent à l'amitié profonde qui unissait ces deux êtres. Ils se téléphonaient ou se voyaient une fois par semaine, lisaient respectivement leurs livres, l'un par-dessus l'épaule de l'autre.

On disait qu'il n'y avait pas une once de jalousie entre eux. C'est peut-être vrai. Mais ils se surveillaient du coin de l'œil, même s'ils avaient l'élégance de n'en rien laisser paraître. Nicolas de Lange, le très fidèle ami et traducteur d'Amos Oz, confirme qu'ils ne se privaient pas de critiques. À l'occasion, ils se montraient sévères parfois l'un pour l'autre, et toujours exigeants.

Ce qui manquera après le départ de ces deux visages illustres des lettres israéliennes? Leur prochain roman qui ne paraîtra pas.

Si la prose d'Oz était reconnaissable à chacune de ses phrases et si ses thèmes de prédilection étaient perceptibles au premier coup d'œil, Yehoshua transportait chacun de ses romans dans un univers différent et élaborait presque musicalement ses partitions.

À ce duo inspiré, il faut rajouter un troisième larron, Yehoshua Kenaz – qu'Oz appelait Josué -, traducteur de Balzac et de quelques grands classiques de la littérature française. Ils étaient tous les trois inséparables. Deux se sont retirés de la scène. Le troisième sombre lentement dans l'amnésie. Cette amnésie qui est au centre d'un des derniers romans de «Boolie», Le tunnel.

Ce fut la dernière performance de l'artiste que de raconter un personnage saisi par la démence et qui vit cette déchéance à sa manière, comme une soudaine prise de liberté avec les mots, avec les choses, avec la vie. Les derniers entretiens de l'écrivain disparu étaient encore emprunts de ce détachement souverain dont il a continué à jouer jusqu'à ses derniers jours.

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