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«Derrière les manifestations en Israël, une crise globale de la démocratie représentative occidentale»

Une manifestation pour protester contre le gouvernement israélien, à Tel Aviv, le 29 mars 2023.
Une manifestation pour protester contre le gouvernement israélien, à Tel Aviv, le 29 mars 2023. JACK GUEZ / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - Avraham Russell Shalev analyse les raisons profondes de la grave crise politique que traverse Israël, provoquée par le projet de réforme judiciaire du pays, voulu par le gouvernement. Et il établit un parallèle avec la situation en France.

Spécialisé en droit public, Avraham Russell Shalev est chercheur au département juridique du Kohelet Policy Forum, un groupe de réflexion israélien conservateur.


Israël traverse depuis plusieurs semaines une grave crise politique, provoquée, de façon assez surprenante, par un débat sur l'avenir du système judiciaire. Le gouvernement conservateur actuel – constitué à la suite des élections du 1er novembre 2022 et le premier depuis quatre ans à disposer d'une majorité claire à la Knesset, le parlement monocaméral de Jérusalem – a présenté, comme il y est autorisé, un projet de loi en vue d'assurer un nouvel équilibre entre les pouvoirs législatifs et exécutifs d'une part, et le pouvoir judiciaire d'autre part, y compris la Cour suprême. Cette initiative a été qualifiée de «coup d'État judiciaire» par l'opposition et par une large partie des médias. Au-delà des hyperboles, il serait bon de revenir sur le fond de l'affaire, quelles que soient par ailleurs les réserves ou les critiques techniques que chacun peut formuler sur le projet de loi, ou sur la façon dont il a été rédigé. De même, une comparaison avec le système judiciaire français ne serait pas inutile.

Israël est un État démocratique – ne le cédant en rien, sur ce point, à la France et aux pays occidentaux – et l'a été depuis sa création en 1948. Le gouvernement a toujours été formé à la suite d'élections libres, même dans des situations de guerre ou de tensions internationales. La presse et les médias ont toujours été libres. Plus encore, la démocratie israélienne a précédé l'État : de nombreuses institutions démocratiques et représentatives, fonctionnant sur le modèle occidental, avaient été mises en place bien avant l'indépendance - dès les origines du mouvement sioniste.

Des lois votées en 1992 ont en effet entraîné une extension anormale des pouvoirs de la Cour suprême et par implication d'une politisation de l'ensemble des structures judiciaires.

Avraham Russell Shalev

Cette tradition démocratique a cependant été remise en question depuis une trentaine. De l'intérieur, pour ainsi dire. Des lois votées en 1992 ont en effet entraîné une extension anormale des pouvoirs de la Cour suprême et par implication d'une politisation de l'ensemble des structures judiciaires. De nombreux juristes, venus de la gauche comme de la droite, ont relevé et dénoncé cette dérive bien avant que le gouvernement actuel ne songe à y mettre un terme. Pour reprendre les termes de Netta Barak-Corren, professeure de droit à l'Université hébraïque de Jérusalem : «La Haute cour de justice (…) a indument étendu sa compétence aux questions politiques, s'est arrogée le droit de définir les principes constitutionnels fondamentaux, a fondé son contrôle judiciaire (…) sur des critères subjectifs et vagues, s'est éloignée des pratiques judiciaires communément admises, et a créé un climat d'incertitude juridique qui ne pouvait que nuire à la capacité décisionnelle du pouvoir politique…». Une opinion d'autant plus digne d'attention que la professeure Barak-Corren a critiqué par ailleurs divers aspects du projet actuel de réforme.

Que s'est-il passé en 1992 ? Jusque-là, la démocratie israélienne s'en tenait à un régime de type westminstérien, fondé sur la suprématie du Parlement. Avec deux particularités, dictées par les conditions locales et plus précisément par la diversité sociale et culturelle du pays : l'absence d'une constitution écrite (comme ce fut le cas en France sous la IIIe République, et comme cela n'a jamais cessé d'être le cas en Grande-Bretagne) et l'élection des députés à la proportionnelle nationale.

Mais cette année-là, la Knesset vota presque incidemment (on ne comptait qu'une trentaine de députés sur cent vingt dans l'hémicycle) la Loi fondamentale «dignité humaine et liberté» dont l'objet, comme son nom l'indiquait, semblait être de mieux garantir les droits des citoyens. Les comptes rendus des débats, et les observations formulées à l'époque par les juristes les plus autorisés, montrent clairement que la Loi ne procédait pas d'une intention plus ambitieuse, qu'elle ne pouvait être considérée comme un texte «constitutionnel», et enfin qu'il n'était nullement envisagé d'accorder à la Cour suprême un pouvoir de contrôle judiciaire.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu immédiatement une levée de boucliers contre la doctrine Barak ? L'explication la plus plausible, c'est qu'Israël était lors confronté aux effets pervers d'une électorale hyperdémocratique, et semblait s'enfoncer dans une paralysie analogue à celle de la France sous la IVe République.

Avraham Russell Shalev

Mais trois ans plus tard, le président de la Cour suprême, Aharon Barak, se saisissait unilatéralement de ce texte – comme Napoléon de sa couronne lors de son sacre – pour lancer ce qu'il appela lui-même une «révolution constitutionnelle», aux termes de laquelle la Cour pouvait désormais annuler n'importe quelle loi ou au contraire élever n'importe quelle loi à un statut constitutionnel, et de manière plus générale intervenir dans le fonctionnement quotidien du gouvernement. Un processus quasi irrésistible était ainsi enclenché par lequel, cas unique au monde, le pouvoir judiciaire israélien allait peu à peu absorber les pouvoirs législatif et exécutif, mais aussi, de manière plus profonde, le pouvoir constituant.

Aujourd'hui, la Cour suprême israélienne intervient de manière routinière dans des questions relevant de la sécurité nationale, de l'immigration, de l'économie ou des affaires étrangères. En invoquant systématiquement un principe de «raisonnabilité» qui n'a jamais été défini et qui tend de plus en plus, dans les faits, à refléter une idéologie progressiste radicale, elle a exigé que des ministres soient démis de leurs fonctions ou mis en doute la légitimité d'un premier ministre démocratiquement élu. Elle a même avancé l'idée qu'elle était autorisée à retirer son statut à une loi considérée comme fondamentale, sans s'arrêter au fait qu'une telle invalidation pouvait dès lors s'appliquer à la loi de 1992 dont elle prétend tirer son autorité.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu immédiatement une levée de boucliers contre la doctrine Barak ? L'explication la plus plausible, c'est qu'Israël était lors confronté aux effets pervers d'une électorale hyperdémocratique, et semblait s'enfoncer dans une paralysie analogue à celle de la France sous la IVe République. Dans un tel contexte, une partie de l'opinion a pu estimer qu'une Cour suprême plus puissante rééquilibrerait le jeu des partis. Mais au fil des années, les aspects négatifs de la « révolution constitutionnelle », et leur caractère aberrant par rapport aux normes démocratiques internationales, sont devenus de plus en plus évidents.

Ainsi, la Cour suprême israélienne n'est pas entourée des mêmes garde-fous que le Conseil constitutionnel français ou d'autres cours de même nature : alors qu'en France il faut recourir à une Question prioritaire de constitutionnalité pour saisir le Conseil constitutionnel, et donc répondre préalablement à des critères précis, n'importe quelle partie - ONG ou «pétitionnaire public» - peut avoir accès à la Cour suprême israélienne, que ses intérêts soient directement concernés ou non.

On ne peut s'empêcher de noter un parallélisme entre la situation que la réforme judiciaire suscite en Israël et celle qui prévaut en France à la suite d'un plan de réformes des retraites.

Avraham Russell Shalev

Dans tous les pays démocratiques, la règle est que le pouvoir politique nomme les juges : et cela ne porte pas atteinte à l'indépendance de ces derniers. En France, par exemple, les neuf membres du Conseil constitutionnels sont désignés par trois personnalités élues : le président de la République, celui du Sénat et celui de l'Assemblée nationale. De surcroît, les anciens présidents de la République font partie de droit du Conseil. En Israël, au contraire, les quinze membres de la Cour suprême sont désignés par un comité de neuf membres où trois membres de la Cour suprême et deux autres magistrats, généralement soumis à l'influence des précédents, sont prépondérants face à quatre représentants de la représentation nationale élue. En d'autres termes, un Establishment judiciaire idéologiquement, culturellement ou socialement homogène est en mesure de se perpétuer à l'infini.

On pourrait citer de nombreux autres dysfonctionnements. Ainsi, aucun quorum n'est requis à la Cour suprême, de sorte que bon nombre des décisions prises en son nom ne sont pas le fait de la majorité de membres, mais par une minorité : trois membres seulement le plus souvent. Ou encore, que penser des «conseillers juridiques» ? En fonction d'un arrêt de la Cour suprême pris en 1993, ils ne sont pas nommés par celui-ci, mais désignés par leurs pairs, sous le contrôle de la Cour. Et loin de «conseiller» le gouvernement, ils interviennent sans cesse dans ses décisions, allant si nécessaire jusqu'à les suspendre.

Vu de Sirius, on peut se demander pourquoi, dans de telles conditions, la réforme de la Cour suprême et du système judiciaire israéliens, a pu susciter un débat d'une telle violence. Bien des facteurs entrent en ligne, y compris des polarisations sociales, culturelles ou même religieuses, et bien sûr des manipulations politiciennes. Mais il se peut également que la crise israélienne actuelle ne soit qu'un cas parmi d'autres d'une crise globale de la démocratie représentative occidentale. On ne peut s'empêcher de noter un parallélisme entre la situation que la réforme judiciaire suscite en Israël et celle qui prévaut en France à la suite d'un plan de réformes des retraites.


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11 commentaires
  • RobertN

    le

    Excellent! Comme en France, en effet. Et dans les deux cas, des élus qui manquent singulièrement de prédagogie - pourtant si nécessaire pour compenser les insuffisances de l'enseignement.

  • Mordechai.A

    le

    La vraie raison est que le peuple israélien est inquiet devant l'avancée du projet de gouvernement mondial

  • Bertrand lyon 44ans

    le

    En France s'ajoute la mainmise d'une instance supranationale sur nos pouvoirs législatifs et exécutifs : l'union européenne et ses organes tout puissant. Vrai déni de démocratie.

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