Crise constitutionnelle ou conflit de pouvoirs ? (I)

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 La seconde phase de la “Révolution constitutionnelle” a commencé,
par Pierre Lurçat

Depuis plusieurs semaines, l’expression de « crise constitutionnelle » ne cesse d’être employée et brandie comme un épouvantail, ou parfois comme une menace. A l’approche de l’audience de la Cour suprême sur la Loi supprimant le critère de raisonnabilité, il importe de définir ce que signifie cette expression et de se demander en quoi elle est ou non pertinente pour décrire le débat politique et juridique actuel en Israël.

Traditionnellement, l’expression de « crise constitutionnelle » désigne une situation dans laquelle la Constitution ne prévoit aucune solution pour résoudre une crise politique. Parmi les exemples classiques de crise constitutionnelle, on peut citer les cas de sécession d’États de l’Union aux États-Unis (avant la guerre de Sécession), ou le mariage du roi Edouard VIII avec Wallis Simpson en Angleterre, en 1936. Ces deux exemples mettent en évidence la différence fondamentale avec le cas d’Israël aujourd’hui : contrairement aux États-Unis et à l’Angleterre, Israël ne possède en effet pas de Constitution, au sens précis du terme. On ne peut donc employer le terme de « crise constitutionnelle » à proprement parler, mais plutôt celui de « crise politique », ou de conflit institutionnel.
Il s’agit en effet avant tout d’un conflit de pouvoir, qui connaît actuellement un nouveau climax, avec la possible annulation par la Cour suprême de l’amendement à la Loi fondamentale sur le critère de raisonnabilité. En apparence, la décision de la Cour suprême de juger recevables les multiples recours formés contre l’amendement à la Loi sur le pouvoir judiciaire adopté le mois dernier n’avait rien d’exceptionnel. A peine la loi était-elle votée que – quelques minutes plus tard seulement – les premiers recours affluaient au secrétariat de la Cour suprême. Les acteurs habituels – Mouvement pour la qualité du gouvernement, etc. – avaient préparé leurs recours bien avant le vote de la Knesset…
Mais derrière cette apparence de « normalité », quelque chose d’inhabituel – et même d’extraordinaire – est en train de se jouer. Car la loi votée le mois dernier n’est pas une loi ordinaire, mais un amendement à une Loi fondamentale. Rappelons qu’une Loi fondamentale (‘Hok Yessod) a une valeur supra-législative, ou quasi-constitutionnelle. Comme je l’explique dans mon livre sur le sujet*, les Lois fondamentales sont les chapitres d’une future Constitution, dont l’adoption formelle a été empêchée jusqu’à ce jour pour de multiples raisons. Profitant de ce vide constitutionnel, le président de la Cour suprême Aharon Barak a depuis les années 1990 initié une « Révolution constitutionnelle », par laquelle il a prétendu faire de la Cour suprême un véritable « Conseil constitutionnel », c.-à-d. un juge de la constitutionnalité des lois et des actes du gouvernement et de l’administration.
Le raisonnement du juge Aharon Barak, devenu depuis une théorie admise par une majorité des membres de l’establishment judiciaire, est que les deux lois fondamentales de 1992 (Loi sur la dignité de l’homme et sur la liberté professionnelle) sont la « Déclaration des droits de l’homme » d’Israël et qu’à ce titre, elles doivent être respectées par tous, sous le contrôle de la Cour suprême. Le « hic » de cette théorie est qu’elle a été élaborée de manière unilatérale par le juge Barak et par ses partisans, sans avoir été jamais validée par la Knesset ou par le peuple, et ce en l’absence de Constitution véritable.
Si la Cour suprême devait – comme cela est de plus en plus probable – annuler une Loi fondamentale, il y aurait là une deuxième étape de la « Révolution constitutionnelle », ou même une « deuxième Révolution constitutionnelle », encore plus dramatique que la première de l’avis de certains commentateurs. Dans la première “Révolution constitutionnelle » de 1992, en effet, la Cour suprême s’était placée au-dessus de la Knesset en tant que pouvoir législatif, en s’autorisant de manière unilatérale à annuler des lois. Si elle annulait une Loi fondamentale, cela voudrait dire qu’elle est aussi désormais au-dessus de la Knesset en tant que pouvoir constituant (ou quasi-constituant), puisqu’elle s’arrogerait le droit d’annuler une loi à valeur quasi-constitutionnelle (ou constitutionnelle de l’avis de ceux qui considèrent que les Lois fondamentales ont une valeur constitutionnelle).
C’est donc une décision dramatique qui risque d’être prise dans les prochaines semaines, dont l’enjeu concerne le fragile équilibre des pouvoirs – déjà menacé par la première Révolution constitutionnelle – et le bon fonctionnement de la jeune démocratie israélienne. Dans la suite de cet article, nous verrons pourquoi il est problématique pour la Cour suprême de se prononcer sur la Loi fondamentale restreignant le critère de raisonnabilité. (à suivre…)
P. Lurçat
Mon livre Quelle démocratie pour Israël ? publié aux éditions l’éléphant, est disponible sur B.o.D, Amazon, à la librairie du Temple à Paris, à la librairie française de Tel-Aviv et auprès de l’éditeur à Jérusalem (editionslelephant@gmail.com)

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