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INTERVIEW

Crainte d'un embrasement au Moyen-Orient : "Les Libanais ne sont absolument pas prêts à la guerre"

Après l’attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre, les Libanais redoutent une escalade régionale du conflit alors que leur pays est déjà fragilisé par une crise politique et économique sans précédent. Les affrontements entre Israël et le Hezbollah se multiplient à la frontière entre l'État hébreu et le Liban.

Un membre de la défense civile libanaise observe un incendie de forêt qui se serait déclenché après des tirs d'obus israéliens, dans la région de Labbouneh, dans le sud du Liban, près de la frontière avec Israël, le 26 octobre 2023.
Un membre de la défense civile libanaise observe un incendie de forêt qui se serait déclenché après des tirs d'obus israéliens, dans la région de Labbouneh, dans le sud du Liban, près de la frontière avec Israël, le 26 octobre 2023. © AFP
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Depuis l'attaque du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre, qui a déclenché la guerre entre l'État hébreu et le mouvement islamiste palestinien, les échanges de tirs se multiplient à la frontière entre Israël et le Liban. Cette montée des tensions entre l'armée israélienne et le Hezbollah, mouvement islamiste pro-iranien allié du Hamas, fait peser la crainte d'un embrasement régional. Les Libanais, asphyxiés par une grave crise politique et économique, apparaissent hostiles à toute implication dans le conflit. Pour le Liban, un État fragile, une nouvelle guerre avec Israël serait plus grave que celle de 2006. Entretien avec Karim Émile Bitar, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, professeur à l'École normale supérieure de Lyon et à l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

France 24 : Le gouvernement libanais prépare un plan d’urgence en cas d’invasion. Comment décririez-vous le climat qui règne dans le pays depuis le retour de la guerre au Proche-Orient ?

Karim Émile Bitar : Les Libanais ne prennent pas très au sérieux ce plan d’urgence. Ils y voient un effet d’annonce. Ils savent que ce gouvernement ne dispose ni de moyens financiers, ni d’infrastructures, ni d’une cohésion politique nécessaires pour mettre en œuvre quelque plan que ce soit.

Des Libanais ont déjà quitté le pays, ainsi que de nombreux étrangers qui étudiaient au Liban. Parmi mes étudiants en master, 75 % d'entre eux, qui viennent de pays européens, ont été rapatriés. Nous, les professeurs, nous poursuivons les enseignements par Zoom. Les gens s’efforcent de faire des provisions. Certains préparent leurs maisons secondaires dans les montagnes ou envisagent de rejoindre leur famille dans une région plus sécurisée si la situation se détériore. Car en général, c’est au Sud-Liban qu’Israël frappe.

Les Libanais ont vécu une multiplicité de guerres mais cette fois-ci, ils ont le sentiment que ce serait le coup de grâce. Cette société présentée comme résiliente est aujourd’hui à bout de force. Si la guerre éclate, celle-ci interviendrait dans un contexte d’effondrement de toutes les institutions étatiques et de vacance présidentielle. Le système politique est sclérosé. Les Libanais ne sont absolument pas prêts à la guerre.

Selon un sondage sorti aujourd’hui, près de 75 % de Libanais sont hostiles à toute implication de leur pays dans le conflit. Et ils manifestent une certaine solidarité envers les victimes civiles palestiniennes.

Pourquoi le conflit serait-il plus grave cette fois-ci que celui qui a opposé Israël et le Hezbollah en 2006 ?

Au Liban, il y a une forte polarisation entre pro et anti-Hezbollah, et en plus une vacance à la présidence de la République [depuis que le mandat du président Michel Aoun a pris fin, le 31 octobre 2022, NDLR]. Le gouvernement branlant gère seulement les affaires courantes, sans pouvoir prendre de décisions vitales.

De plus, la population libanaise est prise à la gorge par une crise économique et financière sans précédent, la plus grave au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale. Les Libanais ont subi plusieurs traumatismes successifs au cours des cinq dernières années, notamment les explosions du port de Beyrouth et également l’effondrement du système financier tout entier.

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Les Libanais n’ont plus accès à leurs dépôts dans les banques. Les caisses de l’État, qui est en cessation de paiement, sont totalement vides. Les banques sont en faillite, même si elles sont dans le déni. La Banque centrale n’a plus de réserves en devises. Les Libanais ont aujourd’hui le sentiment de vivre sur un bateau ivre, un navire sans capitaine.

Sur le plan politique, au cours de ces dix dernières années, le Hezbollah [mouvement chiite classé comme "organisation terroriste" par les États-Unis et l'Union européenne, NDLR] s’est aliéné une grande partie des communautés chrétiennes et sunnites. Même les anciens alliés du Hezbollah se sont distanciés de l’organisation. Si la guerre était déclenchée après des provocations venant du Hezbollah, ce serait mal perçu par nombre de Libanais.

Mais l’effroi est tel face à ce qui se passe à Gaza que beaucoup de Libanais, qui ne sont pas du tout dans le camp du Hezbollah, seraient prêts à accueillir des déplacés en provenance du sud du pays, comme en 2006. Même Youmna Gemayel, la fille de Bachir Gemayel, figure emblématique de la droite chrétienne qui avait été élue au poste de président en 1982 après l’invasion israélienne, a écrit que si le Liban devait subir une nouvelle guerre, tous les clivages internes ou communautaires devraient s’effacer. Et toutes les régions devraient accueillir tout Libanais contraint de quitter son domicile, quelle que soit la communauté dont il est issu.

Le vide politique laisse-t-il la voie libre au Hezbollah pour décider seul de la guerre et de la paix ?

Même en situation normale lorsque les institutions fonctionnent plus ou moins, avec un président et un gouvernement, le Hezbollah a la haute main. Et aujourd’hui, en l’absence de toute figure pouvant représenter l’État, le Hezbollah est encore davantage le maître du jeu. Mais l’organisation doit tout de même tenir compte de l’opinion publique et du rapport de force entre les puissances régionales.

En tout cas, les députés libanais auraient dû, dès la fin du mandat du président de la République fin octobre 2022, élire un successeur. Or, empêchés par le Hezbollah et ses alliés, ils se sont montrés incapables de le faire. L’élection d’un chef d'État au Liban est toujours la résultante d’un modus vivendi entre acteurs locaux et puissances régionales. Comme on était dans un contexte de guerre froide intense entre l’Iran et l’Arabie saoudite, il n’y a pas eu de figure consensuelle qui a émergé.

Peut-on éviter l’ouverture d’un second front au Liban ?

Il y a encore une possibilité que le Liban soit épargné si on mise sur la rationalité des acteurs. Ni l’Iran, ni le Hezbollah, ni Israël n’ont intérêt à une guerre ouverte sur plusieurs fronts. Chacun a ses raisons. Le Hezbollah réalise que la société libanaise est particulièrement fragile. Pour Israël, il est très difficile de mener un combat sur plusieurs fronts. Téhéran, de son côté, sait que cela risque d’entraîner une réaction américaine contre le régime iranien. Les porte-avions américains envoyés en Méditerranée participent à dissuader l’Iran. Toutefois, le contexte est tellement explosif que si une opération terrestre israélienne à Gaza tourne au carnage, il y a un risque que l’Iran permette au Hezbollah de lancer quelques attaques sur Israël depuis le territoire libanais. Et là, la réaction de l'État hébreu pourrait être dévastatrice. 

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