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«C’est un exercice de patience» : Shoah de Claude Lanzmann, un monument cinématographique délaissé par les jeunes

Le président François Mitterrand arrive en compagnie et du réalisateur Claude Lanzmann pour assister à la projection de son film «Shoah», le 21 avril 1985 au Théâtre de l'Empire à Paris.
Le président François Mitterrand arrive en compagnie et du réalisateur Claude Lanzmann pour assister à la projection de son film «Shoah», le 21 avril 1985 au Théâtre de l'Empire à Paris. MICHEL RILLON / AFP

Près de 40 ans après sa sortie, le film-fleuve de plus de neuf heures sur des témoignages de rescapés de la Shoah sera rediffusé dans son intégralité ce mardi sur France 2. Un film difficile d’accès à l’heure de Netflix et de Tiktok.

Il y a 40 ans sortait Shoah, le film fleuve de Claude Lanzmann qui recueillait les témoignages de juifs rescapés des camps de la mort. Monument cinématographique de 9h20, œuvre référence pour comprendre l’histoire de la Shoah, il sera rediffusé ce mardi 30 janvier à 21h10 par France 2. Quarante ans après sa diffusion, l'œuvre est toujours abordée dans les cours sur la période. «C’est un tournant dans l’histoire de la mémoire de la Shoah», souligne Lucile*, une professeure d’histoire-géographie, qui aborde la question en Terminale, dans le chapitre «Histoire et mémoire» de la spécialité géopolitique (HGGSP) de son lycée privé de région parisienne.

Dans son entourage, des collègues en montrent aussi des extraits à leurs élèves. Mais la durée du film complet, ainsi que sa spécificité – des témoignages de rescapés, témoins et bourreaux entrecoupés de plans de paysages en Pologne —, le rendent difficile d’accès pour la jeune génération. Un contraste avec celle de leurs parents, que le film avait profondément marquée.

À la sortie du lycée public Jacques Decour à Paris (9ème), certains élèves en ont certes entendu parler. Mais aucun d’entre eux ou presque ne l’ont vu. «On l’a évoqué en classe», confirme Clara, élève en terminale, qui a choisi la spécialité géopolitique. En fouillant dans ses cahiers de cours, elle retrouve la leçon en question : «On a parlé de Shoah, de Nuit et Brouillard, du Fils de Saul, de la Liste de Schindler et d'Amen». Ce dernier film, de Costa-Gavras, a même fait l'objet d'un exposé qu'elle a dû présenter devant sa classe.

«Concurrence de mémoires»

À côté d'elles, ses deux amies Eulalie et Tissem, qui ne font pas les mêmes spécialités, ne connaissaient pas l’existence du film. Mais elles citent d'emblée des œuvres plus récentes : Le Garçon au pyjama rayé (2008) ou Anne Frank, ma meilleure amie (2021). Un peu plus loin, Martin et Niels, deux élèves en classes de première dans le même lycée, évoquent les mêmes œuvres, mais aussi Un sac de billes (2017) ou La liste de Schindler (1993).

«Les films de référence des jeunes évoluent au fil des années», souligne Ophir Levy, maître de conférences en Études cinématographiques à l'Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis qui intervient pour le service pédagogique du Mémorial de la Shoah depuis près de vingt ans. La Rafle (2010) ne parle déjà plus aux lycéens d'aujourd'hui, même si certains «classiques» demeurent incontournables : «J'ai vu La vie est belle (1997), et d'ailleurs je l'ai utilisé dans une dissertation de philo’ sur “faire croire”», raconte un élève en classes préparatoires, qui n'a pour autant jamais entendu parler de l'œuvre de Lanzmann.

«Il y a toujours eu des films qui évoquent le génocide, dès 1944», rappelle Ophir Levy. Mais contrairement à Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais ou Le Chagrin et la Pitié (1971) de Marcel Ophüls, Claude Lanzmann n’utilise pas d’images d’archives, car il choisit de ne parler que des centres de mise à morts comme Sobibor ou Treblinka, dont il ne reste quasiment aucune image. «Lanzmann nous permet de comprendre qu’il ne reste quasiment aucune trace de la Shoah, ce qui pose un défi pour le cinéma : qu’est-ce qu’on filme, quand ce qu’il y a à filmer c’est l’absence même de signes visibles ?»

«Je pense que nos générations ne l’ont pas vu parce que c’est un film qui date, qui est long et pas du tout comme les films qu’on a l’habitude de regarder», pointe Helena, élève en classes préparatoires qui a vu des extraits de Shoah en classe de terminale. Dépourvu d'ordre chronologique, le film plonge d’emblée le spectateur au cœur des lieux où subsistent peu, voire aucune trace. «Je crois que c’est un des seuls films qui n’a pas voulu mettre en scène la Shoah, pour rester au plus près de la vérité», ajoute Helena.

Reste que 80 ans après les faits, le sujet reste parfois sensible à aborder. «Surtout en ce moment, c'est tendu», confie Martin, en référence au conflit entre le Hamas et Israël depuis le 7 octobre. «Il y a beaucoup de communautés différentes dans le lycée, donc c'est aussi des sujets difficiles à aborder pour les professeurs», rappellent-ils, en invoquant le meurtre Samuel Paty par un terroriste islamiste. «Même entre les élèves c'est difficile d'en parler», concluent les deux lycéens.

«On peut avoir des élèves qui sont dans la concurrence des mémoires, des souffrances», soulève Lucile, la professeure d’histoire, tout en soulignant que c’est épisodique et cantonné à certains élèves. Lorsque le sujet est abordé, «en général c’est le silence dans la classe, et très vite on en arrive à des questions philosophiques : comment ont-ils pu faire cela ? Car “comment en est-on arrivé là”, c’est justement l’objet du cours d’histoire sur la Shoah ?», témoigne-t-elle.

«C'est très difficile de garder un œil objectif parce que c'est un sujet compliqué», confirme Clara, «mais ça intéresse tout le monde», ajoute Eulalie, pour qui ce n’est pas un sujet sensible car, «depuis la 3e, on est habitués à en parler». Les élèves abordent également la Shoah en classe de CM2.

«On n’aime pas lire»

Et pour mieux comprendre, les films restent une porte d’entrée de prédilection : «on est une génération où, dès qu'on ne comprend pas quelque chose, on va regarder une vidéo. On n'aime pas lire. D’ailleurs pour le chapitre sur la Première guerre mondiale, tout le monde a révisé avec une série Netflix dessus», conclut Eulalie.

Mais à l’ère de Netflix et de TikTok, Shoah reste difficile d’accès : «c'est un exercice de patience : le film exige une attention particulière à laquelle les productions actuelles n’ont pas habitué les élèves», indique Ophir Lévy. «Quand je leur dis que ça dure plus de neuf heures, les élèves me disent “mais madame, c’est pas possible !», s’amuse la professeure. Pour les deux enseignants, le documentaire ne saurait être abordé sans cadre pédagogique dédié. Sans cela, «la probabilité pour que les jeunes le découvrent d'eux-mêmes est faible», indique encore Ophir Lévy.

«Je l’utilise aussi pour débattre de l’usage de la fiction pour aborder la Shoah», explique la professeure d’histoire. Car «le second aspect qui caractérise la démarche de Lanzmann» est justement un «refus du recours à la fiction», explique encore Ophir Levy. Quelques années avant la sortie de son film, la mini-série américaine Holocaust connaît un immense succès mondial, mais Lanzmann, qui travaille alors depuis plusieurs années sur son film, désapprouve tant son caractère fictionnel que son titre. Alors que le terme d’«Holocauste» renvoie à un rite sacrificiel dans la Bible, il choisira plutôt celui de «Shoah», officiellement utilisé en Israël dès 1951, ce qui contribuera à n populariser l’usage en France.

La Shoah continue d’alimenter les œuvres cinématographiques, et la rediffusion du travail de Lanzmann ce mardi sur France 2 à une heure de grande écoute demeure un geste symbolique fort : «ça crée l’événement : évidemment qu’ils vont perdre les téléspectateurs, mais je me suis dit “tiens, ils osent”», s’enthousiasme la professeure d’histoire-géographie.

«C’est un exercice de patience» : Shoah de Claude Lanzmann, un monument cinématographique délaissé par les jeunes

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14 commentaires
  • spe55

    le

    le film est évidemment utile, mais consacrer ces 9h de visionnage à lire R.Hillberg ou S.Friedlander serait tout aussi efficace

  • Lux

    le

    Un film qui va au fond de la noirceur nazie : Lanzmann témoigne en filmant les lieux du drame qu’ont voulu nettoyer les nazis méthodiquement pour laisser le moins de traces possible de cette industrie du carnage humain inventée par les nazis comme le précise si bien l’historien Raul Hilberg

  • Moije

    le

    Se plaindre d'une main et businesser de l'autre

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