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«Le film La Zone d'intérêt n’esthétise pas le nazisme, il parvient au contraire à sonder l'action froide du mal»

Sandra Hüller dans le rôle d'Hedwig Höss, dans le film La Zone d'intérêt, de Jonathan Glazer.
Sandra Hüller dans le rôle d'Hedwig Höss, dans le film La Zone d'intérêt, de Jonathan Glazer. Courtesy of A24

FIGAROVOX/TRIBUNE - Le réalisateur Nicolas Giuliani répond à une tribune de François Margolin, publiée dans nos colonnes, qui reprochait au film de Jonathan Glazer de faire de l’esthétisme avec la Shoah.

Nicolas Giuliani est réalisateur. Il a aussi créé une collection dvd dédiée au cinéma documentaire.


Dans ces colonnes, La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer a suscité l'indignation de François Margolin qui s'emporte contre l'esthétique du film puis ose l'hypothèse selon laquelle son succès en salle serait lié à notre antisémitisme latent. En s'appuyant sur une des pierres angulaires de la critique française il considère que la beauté du film est choquante. Et assène qu'un «travelling sur un baraquement d'Auschwitz est toujours immoral, même si l'on n'en voit qu'un gros tiers.» Il faudrait se féliciter que François Margolin utilise des arguments propres à la forme du film pour appuyer ses arguments, mais malheureusement il les utilise à mauvais dessein.

Dès la fin des années 1950, à la suite d'André Bazin, la question de «la morale» traverse la critique française. De Jacques Rivette à Luc Moullet en passant par Eric Rohmer ou Jean-Luc Godard, tous considèrent que le cinéma a une vocation «morale». Aujourd'hui, ça pourrait presque prêter à sourire tant le mot a mauvaise réputation, a fortiori quand il s'agit de parler d'art. Pourtant ces jeunes critiques avaient raison. Et nous avons tort de répudier ce mot. Car en se plaçant dans la lignée des grands auteurs moralistes qu'ils admiraient, ils disaient quelque chose de fondamental, qu'il faut se redire, et ne jamais oublier. Les choix formels sont éthiques. Ils ont une incidence sur le sens. Dans cette perspective, ils poursuivaient un héritage critique qui descend directement des Salons de Jacques Diderot puis des critiques d'art de Charles Baudelaire. On ne demande pas à la critique de donner des bons points avec des formules cousues de superlatifs et d'adjectifs clinquants. On demande à la critique de redéfinir sans cesse le territoire de l'esthétique, afin de nous aider à discerner le sens des images, mieux comprendre ce que l'on voit, mettre à jour notre compréhension de la beauté, et parfois nous avertir de ce qui est trompeur, fallacieux, et éventuellement «immoral».

Ici l'esthétique glaçante joue contre les personnages.

Nicolas Giuliani

Comme le suggère François Margolin, c'est animé de cette foi dans la critique que Jacques Rivette a assassiné Kapo de Gillo Pontecorvo dans un article célèbre de juin 1961, intitulé «De l'abjection». Que rejetait-il de cette première fiction traitant des camps de concentration nazis ? Non pas que le cinéaste ait utilisé la figure du travelling. Car sinon, pourquoi Jacques Rivette aurait tant admiré Nuit et brouillard d'Alain Resnais (1956) qui en est plein ? Ce que rejette le jeune critique ce n'est pas tant le travelling que son usage «Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris. » Puis de poursuivre, en affirmant que ce qui compte c'est « l'attitude [du cinéaste] par rapport à ce qu'il filme (…) par rapport au monde et à toutes choses.» Cette conception éthique du cinéma n’a rien à voir avec une conception moralisatrice de l'existence. Ça ne veut pas dire qu'un auteur doit s'interdire un sujet selon des critères relatifs au bien ou au mal, mais qu'il a la responsabilité éthique et formelle de ce qu'il donne à voir. On peut parler de tout, mais il y a une manière de le faire. Cette exigence, on la retrouve chez tous les grands cinéastes de la modernité, de Roberto Rossellini à Pier Paolo Pasolini, d'Abbas Kiarostami à Wang Bing.

À la suite de cet enseignement, on voit bien que ce qui est jeu, ce n'est pas tant de censurer la figure du travelling, mais d'observer le regard du cinéaste qui est derrière. Il faudrait alors revenir sur l'accusation selon laquelle Jonathan Glazer a esthétisé le réel, comme s'il avait cherché à embellir les bourreaux qu'il filme. Car c'est bien entendu tout l'inverse qui traverse ce grand film. Ici l'esthétique glaçante joue contre les personnages. Que voit-on concrètement ? Des plans larges qui observent la famille Höss de manière quasi-entomologiste, sans jamais s'approcher de leurs visages. Des travellings latéraux filmés en à-plat, bouchés, sans perspective. Une obsession maniaque pour le raccord-mouvement (voyez la façon dont Höss ferme chaque porte, éteint chaque lampe). Une circulation dans l'espace comme dans un labyrinthe fermé sur lui-même. La rigueur d'une mise en scène qui rejette fondamentalement toute mise en spectacle, ce qui valut précisément à Claude Lanzmann de détester La Liste de Schindler . L'innocence insultante d'un jardin, quand le paradis devient lui-même un blasphème craché au visage de la vie et de la création. D'ailleurs, ce grand film dépourvu d'affects, et saturé par une bande-son effroyable, est-il seulement beau ? Car s'il l'était, il semblerait que ça soit selon les canons esthétiques du national-socialisme.

On ne saurait parler à la place des 500.000 spectateurs qui ont vu La zone d'intérêt, et qui d'après l’auteur seraient tous des « bobos ». Mais au regard du film que l'on a vu, on peut dire avec conviction qu'aucune sorte d'immoralité se loge dans la forme du film. Plutôt que de projeter ce que l'on croirait voir, il faut revenir à ce qui nous est montré. Et se féliciter qu'un grand film parvienne à sonder l'action froide du mal.

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4 commentaires
  • anonyme

    le

    C est un film à voir absolument. D un côté du mur, la souffrance extrême matérialisée par des sons, la fumée. De l'autre une banalité de la vie, une idéologie, le mépris de la vie des autres.

  • eika48

    le

    Tout à fait d'accord. Ce film n'est absolument pas beau, rien n'est esthétique. Nous ne pouvons pas non plus nous identifier aus personnages. Ils sont tous antipathiques, même les enfants. L'atmosphère est glaçante et pesante. Le film nous met mal à l'aise, et je pense que c'est le but recherché par le réalisateur . Il veut nous faire vivre ce qu'est la banalité du mal. Nous devons nous poser la question de quelle manière nous ne vivons pas actuellement aussi au milieu d'horreurs accomplis tous les jours sous nos yeux sans rien faire,et ce qui est pire, en nous habituant à ces horreurs.

  • Etluxfit

    le

    Figurent dans cette critique de judicieuses idées, pertinentes bien au-delà de ce film. Les choix formels sont éthiques. Ils ont une incidence sur le sens. Une forme, parce qu'elle est choisie, a fortiori volontairement, n'est jamais anodine ; elle participe du sens. L'apparence voulue relève de la responsabilité. Le territoire de l'esthétique est essentiellement un champ moral.