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Thierry Lévy, maître de sa rage

Quand sa colère déborde, l'avocat publie un livre. Dans le dernier, il refuse d'être figé dans une identité juive. Une manière de poursuivre son combat contre la victimisation qui envahit les prétoires.

Par Pascale Robert-Diard

Publié le 08 février 2008 à 16h01, modifié le 08 février 2008 à 16h01

Temps de Lecture 5 min.

Mais comment ça tient, autant de violence dans un corps de moineau affamé ? D'où ça vient, autant de révolte chez un homme aussi bien né ? Thierry Lévy avait 12 ans, il était collégien à Janson-de-Sailly à Paris. De retour de son cours de latin, où il venait de se faire traiter de "sale juif" par un de ses condisciples, il s'était enquis auprès de son père de ce qu'il devait faire. "Cogne !", s'était-il entendu répondre. L'injonction paternelle lui est devenue viatique. Thierry Lévy cogne. Oh ! ses poignets sont frêles, ses mains délicates et ses ongles soignés. Mais cela va faire quarante ans que, sous sa robe d'avocat, il boxe avec les mots.

Quand il entre dans un prétoire, le froid se fait aussitôt. Sa courtoisie tient à distance, son exigence impressionne, sa rage trouble et inquiète. Là où d'autres sollicitent la bienveillance, recherchent la séduction, Thierry Lévy se met en charge d'hostilité. Plus celle de son auditoire est grande, plus elle l'encourage. Au Palais de justice de Paris et dans la plupart des tribunaux du pays, son nom est réputé, mais l'homme reste à part. "Un seigneur", disent ceux qui l'admirent. "Un sectaire", soufflent ceux, plus nombreux, qui ne l'apprécient pas.

Thierry Lévy a vu tomber une tête. Il avait 27 ans, c'était en novembre 1972, et celui sur lequel la guillotine s'est abattue était l'un de ses tout premiers clients, Claude Buffet. L'avocat de son complice Roger Bontems, dans le double meurtre d'un gardien et d'une infirmière à la prison de Clairvaux, s'appelait Robert Badinter. On connaît la suite. "Le plus important pour moi, ça n'a pas été la peine de mort, mais la prison", indique aujourd'hui Thierry Lévy quand on évoque avec lui cette entrée spectaculaire dans son métier d'avocat.

Les murs sont ses ennemis particuliers. Ceux de la prison, bien sûr, qu'il combat inlassablement, plaidoirie après plaidoirie, livre après livre, et qui l'avaient conduit à accepter de présider, de 2000 à 2003, l'Observatoire international des prisons (OIP), une association qui se bat pour faire reconnaître les droits des détenus. Mais il y a aussi ceux, moins visibles, que l'habitude, le conformisme, la paresse et la pensée dominante ne cessent de bâtir et qu'il s'acharne à détruire avec une joie carnassière.

Quand sa colère déborde, Thierry Lévy écrit un livre. Il en a déjà douze à son actif qui, comme lui, exaspèrent, dérangent ou séduisent. Le dernier s'intitule Lévy oblige (Grasset, 136 p., 11,90 €). Court et provocant comme les précédents. On y retrouve cette langue d'un autre temps, celle des duels de plume dans lequel a baigné toute sa jeunesse et dont on devine qu'il a la nostalgie. Et comme lorsqu'il plaide et que l'on guette le moment où sa rage va s'exprimer, on le lit, curieux de savoir contre quels murs il a, cette fois, décidé de frapper. Ce sont ceux derrière lesquels on cherche à l'enfermer. Pour cela, il lui a fallu raconter d'où il vient. Une enfance protégée, dans l'univers proustien du bois de Boulogne, des allées du Ranelagh et des baisemains aux amies de sa mère. Elle s'appelait Rosie Nathan, elle s'était inscrite avant-guerre au barreau de Paris et s'était convertie au catholicisme avant d'épouser un homme, de trente ans son aîné, qui avait exercé ses talents de polémiste aux côtés de Clemenceau à L'Aurore puis était devenu le directeur fortuné de journaux qui maudissaient Daladier et les accords de Munich.

Et c'est parti pour une poignée de pages dérangeantes. "Pour mes parents, les années noires de l'Occupation furent les plus heureuses de leur vie", écrit Thierry Lévy, en évoquant cette période où son père, Paul, interdit de gestion par le statut des juifs du régime de Vichy, part se cacher avec son épouse dans le sud de la France, après avoir confié les clés de son hebdomadaire, Les Ecoutes, à l'ami écrivain nationaliste Maurice Blanchot.

De ces années naîtront les trois enfants du couple, qui, de retour dans la capitale, seront tous baptisés par l'évêque de Paris. Pendant que ses enfants récitent le catéchisme à l'aumônerie de Janson-de-Sailly, Paul Lévy est l'un des rares à proposer les colonnes de son journal à un exilé au nom de soufre, Louis-Ferdinand Céline, avec lequel il entretient une longue correspondance.

Ainsi grandit Thierry Lévy, qui se sent "chez (lui)dans les églises", qui a "tellement peu souffert de l'antisémitisme qu'à 20 ans (il pouvait) proclamer qu'en France il avait disparu" et qui pourtant, au fil des ans, va se découvrir "juif aux yeux des autres, les juifs et les non-juifs".

Le voilà qui s'énerve à nouveau. "On pense à ma place, on m'attribue des opinions, on préjuge de mes choix et de mes engagements. On me met dans le camp des victimes avec la Shoah et dans celui des bourreaux avec Israël", écrit-il. "Victime", il n'est pas d'insulte plus grande que l'on puisse proférer contre lui. "Mille raisons, subjectives et objectives, me mettent en dehors du camp des victimes, mais si je devais choisir ma préférée, je dirais que je ne me conçois pas sans un inextricable mélange de bien et de mal et sans l'inaltérable capacité de commettre ce dernier."

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Ce qu'il défend dans sa vie, ce droit à ne pas être réduit à une seule identité - "Identité, c'est un mot pour la police", dit-il -, il en a fait sa ligne de conduite d'avocat pénaliste. Jamais il n'a dérogé à son principe de refuser d'être partie civile dès lors qu'une peine de prison menace la partie adverse. Et il lui est arrivé de se brouiller durablement avec des confrères qu'il estime, et qui n'ont pas sur ce sujet les mêmes préventions que lui.

Loin de s'émousser, ce principe se renforce chaque jour face à ce qu'il appelle la "pandémie victimaire" qui s'est abattue dans les prétoires et, au-delà, sur la société tout entière. Dans l'un de ses précédents livres, Eloge de la barbarie judiciaire, il s'en prenait déjà à cette dérive qui, selon lui, a achevé de déséquilibrer le procès pénal au détriment de l'accusé.

Il se doute bien qu'il se murmure dans son dos que son intransigeance et sa radicalité nuisent à ceux qu'il défend. Il balaie l'argument. "Rien ne me donne plus la nausée que cette forme de connivence entre avocats, ou entre juges et avocats, sur le dos de ceux que l'on défend", s'exclame-t-il. Il provoque encore. "Pour moi, la situation idéale est de défendre l'innocence de quelqu'un que je sais coupable."

Au-dessus de la vérité judiciaire - cette "bonne conscience donnée aux juges" -, il place la liberté absolue de celui que l'on accuse et met à son service "une hargne" qui ne le quitte pas. Thierry Lévy vient de fêter ses 63 ans. Il en a toujours 12. Mince, on n'en a pas fini avec lui.

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