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Les retrouvailles
des Juifs et des Polonais

En Pologne, des marches du souvenir sont régulièrement organisées dans les camps de la mort nazis : à Sobibor, à Belzec et à Majdanek (notre photo). SIPA

Le pays a commencé à remplir son devoir de mémoire. Il suscite un débat qui se révèle parfois douloureux mais fructueux.

Il ne reste rien de la ville juive de Lublin, où vivaient avant guerre quelque 43 000 Juifs. Rien qu'un parking. Et un immense trou noir dans les consciences polonaises. C'est pour tenter «de le combler et de rendre à la Pologne la mémoire de sa culture juive» que Thomas Pietrasiewicz, 50 ans, a créé le Musée de la porte Bradska, cette arche médiévale qui séparait avant-guerre le quartier chrétien du quartier juif. Avec une obstination émouvante, ce Polonais de culture catholique y a reconstitué à la craie, sur le sol d'une salle, le plan des différentes rues disparues dans la nuit de l'Holocauste, en même temps que les 3 millions de Juifs exterminés par les nazis. Dans une maison plongée dans la pénombre, où résonnent de vieux chants yiddish, les visiteurs découvrent que Lublin fut un haut lieu de la culture hassidique et un centre intellectuel foisonnant de la pensée juive polonaise.

«C'est à 15 ans que j'ai pris conscience qu'avaient habité à Lublin ces 43 000 Juifs polonais massacrés pendant la Shoah, raconte Pietrasiewicz. Rompant le silence habituel de l'époque communiste, ma professeur d'histoire nous a expliqué qu'elle avait été témoin de l'exécution d'un groupe de Juifs, dont un petit garçon de 10 ans. Elle se souvenait que les cheveux de l'enfant avaient blanchi en quelques secondes, quand on lui avait annoncé qu'il allait mourir.»

Pendant très longtemps, le petit garçon et ses cheveux blancs reviennent hanter les rêves de Thomas Pietrasiewicz. Quand, des années plus tard, il interroge ses camarades de classe pour savoir s'ils se souviennent de cette histoire, ils ont tous oublié ! «J'y ai vu un signe du destin. Le fait que je sois le seul à me souvenir me désignait pour ressusciter cette culture juive qui est aussi la nôtre», explique-t-il. Son association sponsorise des happenings à la mémoire des disparus, telles ces chaînes humaines qui traversent la porte Bradska pour exprimer la solidarité des vivants avec les victimes, ou ces marches du souvenir organisées vers les trois usines de mort de Sobibor, de Belzec et de Majdanek, construites dans la région de Lublin par les nazis. «La Pologne est comme un corps tronqué dont il manque un morceau, nous devons retrouver cette part de nous-mêmes», insiste Thomas Pietrasiewicz.

À Varsovie, le «trou de mémoire» est tout aussi flagrant qu'à Lublin. De l'immense communauté juive qui y habitait avant guerre (40 % de la population), de la richesse économique et culturelle qu'elle représentait, n'a survécu qu'un grand et beau cimetière vieux de trois cents ans, qui a échappé par miracle à la destruction du ghetto et de la ville elle-même. Ce n'est qu'en se promenant parmi les tombes, parfois somptueuses, qu'on réalise que la communauté juive de Pologne fut la plus importante du continent (1). Fuyant l'Europe occidentale où ils étaient victimes de pogroms, les Juifs étaient arrivés en Pologne à partir du Xe siècle et y avaient été accueillis dans un esprit de tolérance sans équivalent ailleurs. Ils y furent protégés, notamment de la vindicte de l'Église catholique, par les lois très libérales édictées par le roi Kazimierz en 1334, puis par les rois Jagellon.

La levée des tabous

Cette tolérance connut des aléas après les grands partages qui scellèrent la disparition de la Pologne de la carte de l'Europe au XIXe siècle. L'antisémitisme devint l'un des ciments d'un nationalisme polonais martyrisé par ses grands voisins russe, prussien et autrichien. Dans la Pologne indépendante de Pilsudski, il allait continuer de grandir, surtout dans les campagnes, où les communautés juives restaient repliées sur elles-mêmes, ne parlant pas polonais et étant perçues comme des corps étrangers, contrairement à la bourgeoisie des villes. Un contexte délicat et douloureux, dans lequel les occupants nazis allaient faire irruption en 1939, transformant en moins de cinq ans le territoire polonais en «usine de mort» sous le regard compatissant, impuissant ou indifférent de Polonais eux-mêmes martyrisés.

Répétant la démarche de Thomas Pietrasiewicz à l'échelle nationale, la Pologne démocratique a décidé de consacrer à cette mémoire évanouie un immense musée retraçant «mille ans d'histoire des Juifs en Pologne», qui devrait s'élever dans trois ans au cœur de Varsovie, sur le territoire de l'ancien ghetto. Le projet, longtemps en souffrance, a connu une impulsion notable à l'initiative du président Lech Kaczynski, catholique fervent qui s'était engagé sur cette question quand il était maire. La première pierre a été posée l'an dernier. L'engagement des autorités polonaises à construire les 4 000 mètres carrés du musée a été réaffirmé ce mois-ci lors du 65e anniversaire de la révolte du ghetto de Varsovie, en présence du président israélien Shimon Pérès. La France soutient le projet.

Le futur musée, qui sera un lieu d'éducation et de débat ambitionnant de faire «vivre la culture juive et pas seulement d'évoquer le passé», selon les mots de son directeur Jerzy Halbersztadt, n'aurait pas pu voir le jour sans la participation d'une diaspora juive en pleine redéfinition de ses relations avec la nouvelle Pologne. Survivants ou enfants de survivants reviennent sur la terre de leurs ancêtres malgré leurs blessures et leurs préventions, pour chercher la trace de fantômes disparus. «C'est douloureux mais nécessaire», confie Claude Hampel, 65 ans, venu à Varsovie avec une délégation du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), pour les cérémonies à la mémoire du ghetto. Claude Hampel a échappé à la mort alors qu'il se trouvait dans le ventre de sa mère, sauvée par le couple de catholiques Michalski, dont le nom figure aujourd'hui parmi les 6 000 Justes polonais distingués par l'État d'Israël à Yad Vashem.

Engagés dans la même démarche, plusieurs riches membres de la diaspora ont créé un comité des donateurs du musée, dont l'Américain Zygmunt Relat et la Belge Corinne Even, présidente d'une fondation qui œuvre au dialogue interculturel. «Nous ne voulons pas que la Pologne reste seulement dans la mémoire des Juifs comme un cimetière de notre nation, mais aussi comme le lieu qui fut jadis porteur d'une extraordinaire culture juive», explique Zygmunt Relat. Corinne Even parle de «ce vide béant qu'il faut combler par la connaissance réciproque». Elle a racheté un appartement dans l'immeuble où habitaient ses parents avant-guerre. L'un des seuls immeubles à avoir survécu à l'incendie du ghetto…

La levée des tabous qui pèsent sur les relations judéo-polonaises entraîne dans son sillage un réveil de la communauté juive de Pologne. Beaucoup, qui s'étaient dissimulés sous les communistes, redécouvrent leur judaïté, affirme le président de l'Union des communautés juives de Varsovie, Andrzej Zozula, qui recense 500 membres inscrits. Certains se mettent à fréquenter la synagoque de Varsovie, où officie un rabbin venu d'Amérique. Le nombre de Juifs croîtrait aussi avec l'arrivée de quelques Juifs d'Ukraine. Dans la capitale, une école et un collège juifs ont ouvert. Cracovie s'anime chaque été grâce à un festival de musique yiddish très populaire.

Les retrouvailles judéo-polonaises n'auraient pas été possibles sans l'implication de l'Église catholique, dont certains responsables, inspirés par l'action de Jean-Paul II, sont très actifs dans le dialogue judéo-chrétien. Mgr Zyczynski, archevêque de Lublin, confie son optimisme pour l'avenir, vu l'implication de la jeunesse et le travail de mémoire mené sur la question juive, notamment par les paroisses de son diocèse. «La mentalité de Radio Marija (qui incarne la tentation antisémite et ultranationaliste du spectre politique polonais, NDLR) incarne le passé», dit-il. À ses côtés, le père Jakoub Jankele-Waksinel, prêtre catholique qui, en découvrant ses origines juives à l'âge de 35 ans, «eut l'impression d'être tombé d'un avion sur une terre inconnue», parle lui aussi de «gros progrès» même si Zyczynski ne «représente qu'une fraction minoritaire de la hiérarchie polonaise». «Les fractures restent profondes, au sein de l'Église comme de la société polonaise», tempère-t-il.

«La route sera encore longue»

Le contraire serait étonnant. La Pologne, où les communistes manipulèrent et agitèrent l'antisémitisme, a dû attendre cinquante ans avant d'ouvrir le débat sur la Shoah. Soucieux, à juste titre, de ne pas être assimilés aux nazis, les Polonais rappellent qu'ils n'eurent aucun gouvernement de collaboration avec les nazis, et qu'ils perdirent dans la guerre six millions de Polonais, dont trois millions de Juifs. Ce passé de héros et de victimes complique la recherche de la vérité «car nous autres chevaliers avons le plus grand mal à reconnaître que certains de nos visages puissent être laids», note Thomas Pietrasiewicz.

Les livres successifs de l'historien juif américain Jan Gross, révélant le massacre par les Polonais d'un village de Juifs en 1941 à Jedwabne, puis les pogroms de Kielce de 1946, ont résonné ces dernières années comme autant de bombes morales à travers la Pologne, suscitant un débat douloureux mais fructueux. Quand Gross s'est rendu à Kielce, début 2008, il a fait salle comble. «La route sera encore longue», note Thomas, parlant d'un «antisémitisme maladif alors qu'il n'y a pratiquement plus de Juifs en Pologne». «Nous serons une société normale, quand tous les Juifs oseront dire qu'ils le sont. Et quand tous les Justes qui les ont aidés, accepteront de le dire. Beaucoup ont peur d'avouer qu'ils ont été des héros. N'est-ce pas incroyable ?»

(1) «Histoire des Juifs en Pologne», Henri Minczeles, La Découverte, 2006.

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